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vendredi 30 janvier 2015

Les Crises.fr : Ils ne sont pas Charlie- Alain Gresh, David Brooks, Rony Brauman, Thibaud Collin, BC…

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                                             Des images pour comprendre
30
Jan
2015

[Ils ne sont pas Charlie] Alain Gresh, David Brooks, Rony Brauman, Thibaud Collin, BC…


Les-crises.fr condamne sans ambiguïté les attentats de Paris – tout comme toutes les incitations à la haine et tous les terrorismes – des forts comme des faibles.

Charlie, je ne veux voir dépasser aucune tête

mardi 20 janvier 2015, par Alain Gresh
En 1914, l’ensemble des parlementaires, toutes tendances confondues, chantaient « La Marseillaise » debout et à l’unisson. L’union nationale avait alors vu les dirigeants socialistes trahir tous leurs engagements en faveur de la paix, voter les crédits de guerre et avaliser une boucherie qui devait durer jusqu’en 1918. La scène s’est reproduite le 13 janvier à l’Assemblée nationale et l’union sacrée est à nouveau à l’ordre du jour. Mais elle signifie cette fois-ci l’exclusion de la communauté nationale de tous les mauvais Français, et d’abord des jeunes issus des quartiers populaires, désignés par les médias et les politiques comme « ces pelés, ces galeux, dont (viendrait) tout le mal » (La Fontaine). Ils sont responsables, et surtout ne nous interrogeons pas sur les politiques économiques et sociales qui ont abouti à toujours plus d’inégalités, à toujours plus d’exclusion des classes populaires ; et ne remettons pas en question nos engagements à l’étranger. « Nous sommes en guerre », a déclaré le premier ministre Manuel Valls [1]. Et, comme en 1914, ceux qui doutent du bien-fondé de ces stratégies sont des traîtres.
Répondant à une question du député Claude Goasguen, la ministre de l’éducation Najat Vallaud-Belkacem a déclaré le 14 janvier :
« Je leur ai en effet adressé [aux chefs d’établissement] une lettre leur demandant non seulement de faire respecter la minute de silence le lendemain, mais aussi de créer des espaces d’échanges et de dialogue. Ils l’ont fait, je les en remercie. Ca ne s’est pas toujours bien passé. Des incidents ont eu lieu, ils sont même nombreux et ils sont graves et aucun d’entre eux ne doit être traité à la légère. Et aucun d’entre eux ne sera traité à la légère. Vous me demandez combien nous sont remontés ? Je vais vous répondre. S’agissant de la minute de silence elle-même c’est une centaine d’incidents qui nous ont été remontés. Les jours qui ont suivi nous avons demandé la même vigilance, et c’est une nouvelle centaine d’évènements et d’incidents qui nous ont été remontés. Parmi eux une quarantaine ont d’ailleurs été transmis aux services de police, de gendarmerie, de justice, parce que pour certains il s’agissait même d’apologie du terrorisme. Nous ne pouvons pas laisser passer cela. »
Interrogeons-nous sur plusieurs éléments de ce discours :
- la minute de silence était « facultative » dans les maternelles (certaines l’ont quand même observée, avec des enfants de trois à six ans !) mais obligatoire dans tous les autres établissements scolaires. Est-il normal de demander, souvent sans discussion, à des enfants de 12 ans de respecter impérativement une minute de silence ? La ministre n’a comptabilisé que deux cents d’incidents, mais elle oublie de dire que nombre d’établissements n’ont rien demandé à leurs élèves tellement ils avaient peur des réactions ;
- est-il normal de transmettre aux services de police les coordonnées de ceux qui s’y sont refusés ? La délation relève-t-elle des enseignants ? Ces jeunes de 15 ou 16 ans qui posent des questions, parfois provocatrices, sont-ils des criminels ?
- un certain nombre de personnalités et d’intellectuels ont clairement affirmé que, tout en condamnant les attentats, ils ne défileraient pas le 11 janvier, qu’ils n’observeraient pas une minute de silence. D’autres, qui ont défilé, posent de vraies questions. Va-t-on les inculper à leur tour ? Il est pour le moins paradoxal, au moment où l’on se gargarise de la liberté d’expression, de refuser toute voix dissidente — bien que nous sachions depuis longtemps que Patrick Cohen, sur France Inter, et la « matinale » de France Culture refusent d’inviter « les cerveaux malades ». Un sondage du Journal du dimanche du 18 décembre indiquait pourtant que 42 % des Français n’étaient pas favorables à la publication de caricatures du Prophète. Faut-il les rayer de la communauté nationale ?
Rappelons que ce ne sont pas ces intellectuels « blancs » qui risquent le plus, mais tous ces jeunes des quartiers populaires déjà stigmatisés, renvoyés à leur ghetto, et que l’on met en prison. On parle beaucoup, et on a raison de le faire, des juifs qui ont peur. Mais qui a interrogé ces femmes portant foulard qui ne veulent plus sortir de chez elles ?
Mme Vallaud-Belkacem poursuit :
« Oui, l’école est en première ligne. L’école est en première ligne, elle sera ferme pour sanctionner, pour créer du dialogue éducatif, y compris avec les parents car les parents sont des acteurs de la coéducation. L’école est en première ligne aussi pour répondre à une autre question car même là où il n’y a pas eu d’incidents il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves, et nous avons tous entendu les “oui je soutiens Charlie, mais…”, les “deux poids deux mesures”. “Pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ?” Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école qui est chargée de transmettre des valeurs. Et il nous faut nous interroger sur notre capacité à le faire, c’est ce que le premier ministre a fait devant les recteurs hier, c’est la raison pour laquelle je mobilise l’ensemble de la communauté éducative pour que nous ne répondions pas que par des discours mais par des actes forts. »
Une ministre de l’éducation nationale qui parle du rôle de l’école et qui évoque « de trop nombreux questionnements » ? On pensait, naïvement, que l’école devait ouvrir à l’esprit critique, instiller le doute. Voltaire est sans cesse convoqué pour cela. Mais Mme Vallaud-Belkacem a une tout autre vision… Les « mais » sont interdits, elle ne veut voir dépasser aucune tête.
S’il fallait mettre en exergue une réaction qui montre la confusion qui règne parfois dans les esprits, on ne saurait trop conseiller de lire le communique du 12 janvier de la fédération de Paris du Syndicat national de l’enseignement secondaire (SNES).
Il minimise d’abord la présence des chefs d’Etat étrangers :
« Peu importe la présence de chefs d’Etat plus ou moins respectueux des libertés dans leurs propres pays. Hier nous avons marché pour le respect de la vie humaine, de la sécurité publique et des libertés fondamentales. Nous étions très nombreux, divers, calmes et déterminés. Nous avons porté une exigence de paix — aucun message de haine, aucune déclaration de guerre — et de Liberté : liberté d’expression et liberté d’être tout simplement ce que l’on a décidé d’être ! »
Côtoyer des représentants de régimes tortionnaires ne pose donc aucun problème ? Là aussi, il n’y a pas de doute possible.
« Nous savons que la minute de silence dans nos établissements a fait l’objet de diverses réceptions de la part de nos élèves qui n’adhèrent pas tous à ce projet égalitaire et républicain. Nous disons que l’Institution ne peut accepter certains propos et un rappel à l’ordre sévère doit être signifié aux quelques élèves, peu nombreux, qui ont tenu des propos inacceptables ou ont eu des postures déplacées. L’Ecole ne peut pas donner de signes de faiblesse et doit rester ferme sur la ligne de la laïcité en signifiant clairement à ces élèves qu’elle ne transigera pas sur la liberté d’expression, y compris celle de blasphémer. »
« Le Rectorat n’a transmis aucune consigne de modération vis-à-vis de ces élèves, nous en avons eu confirmation. Nous devons faire comprendre à nos élèves que la loi de la République est au-dessus des règles communautaires. En refusant ce principe laïque élémentaire, ils s’excluent de la République garante des libertés y compris la liberté de culte. »
Ils s’excluent de la République ? Qu’est-ce à dire ? N’est-ce pas plutôt la République qui les a exclus depuis longtemps ? Et si cette exclusion n’excuse ni le complotisme ni l’antisémitisme, elle permet de comprendre les raisons de certaines réactions et de définir une ligne d’action pour les combattre.
Interrogé, un responsable du SNES-Paris soulignait que ce texte avait été adopté le 12 janvier, avant que l’on assiste à des condamnations pour « apologie du terrorisme », condamnations qu’il juge très négativement et dont il tient à se démarquer.
Celles-ci se sont multipliées, de l’inculpation de jeunes pour des dessins (oui !) à la condamnation à Grenoble à six mois de prison ferme d’un déficient mental. La ministre de la justice Christine Taubira se discrédite en prônant la fermeté dans ces affaires, elle qui ne poursuit pas Eric Zemmour, par exemple, pour ses propos racistes (lire Pascale Robert-Diard, « Des peines très sévères pour apologie du terrorisme », lemonde.fr, 19 janvier 2015). Deux poids, deux mesures ? Oui, il faut le dire, la République française est tout sauf égalitaire. Faut-il s’étonner que les jeunes des quartiers populaires en aient conscience ? Et, sans les excuser en aucune manière, ne peut-on pas comprendre certaines de leurs réactions ?
Note : Je reviendrai sur le concept d’« apologie du terrorisme », mais il est à noter dès maintenant qu’il peut être utilisé contre ceux qui défendent les Palestiniens et le droit à résister à l’occupation israélienne.
[1] Lire « La voix de la France enfouie sous les bombes », Le Monde diplomatique,octobre 2014
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Je ne suis pas Charlie Hebdo

Les journalistes de Charlie Hebdo sont maintenant célébrés comme des martyrs de la liberté d’expression, mais regardons les choses en face : depuis 20 ans, s’ils avaient essayé de publier leur journal satirique sur n’importe quel campus américain, cela n’aurait pas duré 30 secondes. Etudiants et groupes universitaires les auraient accusés d’être porteurs d’un discours de haine. L’administration aurait coupé son financement et arrêté la parution.
Les réactions du public aux attentats de Paris ont montré que de nombreuses personnes sont prêtes à porter aux nues ceux qui s’opposent, en France, au terrorisme islamique, mais sont beaucoup moins tolérantes à l’égard de ceux qui offensent leurs propres opinions chez eux.
Regardons simplement ceux qui ont sur-réagi aux agressions sur les campus. L’université de l’Illinois a licencié un professeur qui enseignait la position de l’église catholique sur l’homosexualité. L’université du Kansas a suspendu un professeur qui a écrit un tweet cinglant sur la NRA (National Rifle Association). L’université de Vanderbilt a répudié un groupe de chrétiens qui insistait sur ses obédiences chrétiennes.
Les américains peuvent bien louer le courage de Charlie Hebdo qui publie des caricatures se moquant du Prophète Mahomet, il n’en demeure pas moins que quand Ayaan Hirsi Ali est invitée sur les campus, les appels à lui refuser le podium sont nombreux.
Ce peut être un évènement très instructif. Alors que nous sommes choqués par l’assassinat des écrivains et éditeurs à Paris, c’est le bon moment pour intervenir avec une approche moins hypocrite sur nos propres personnalités controversées, provocatrices et satiriques.
La première chose à dire, je suppose, quoique vous ayez publié hier sur votre page Facebook, est qu’il est hors de propos pour la plupart d’entre nous de dire “Je suis Charlie” ou “Je ne suis pas Charlie”. La plupart d’entre nous ne sommes pas engagés dans cette sorte d’offensive de l’humour délibérée dont les journaux se sont fait les spécialistes. L’humour délibérément offensant dont le journal s’est fait le spécialiste.
Nous aurions pu commencer de cette façon. Quand vous avez 13 ans, il semble audacieux et provocateur d’”épater la bourgeoisie” [NdT : en français dans le texte], de mettre un doigt dans l’œil de l’autorité, de ridiculiser les croyances religieuses des autres.
Mais ensuite cela parait bien puéril. Bon nombre d’entre nous ont évolué vers des conceptions de la réalité plus élaborées et une perception plus tolérante des autres. (Le ridicule devient moins comique lorsque vous vous trouvez à la place du ridiculisé). La plupart d’entre nous essaient de respecter un minimum les gens de croyances et religions différentes. Nous essayons d’initier les conversations en écoutant plutôt qu’en insultant.
Cependant, en même temps, nous savons que ces provocateurs et personnages exotiques ont un rôle public important. Les satiriques et les comiques exposent notre faiblesse et notre vanité lorsque nous sommes fiers. Ils vident un succès de son auto suffisance. Ils nivèlent les inégalités sociales en mettant en avant les bas-fonds. Lorsqu’ils sont efficaces, ils nous aident ordinairement à maitriser nos manies, puisque le rire est l’ultime expression du contact humain.
Par ailleurs, les provocateurs et les comiques exposent la stupidité des fondamentalistes. Ces derniers sont des gens qui prennent tout à la lettre. Ils sont incapables d’avoir des points de vues multiples. Ils sont aussi incapables de voir que même si leur religion méritait une profonde vénération, il est aussi vrai que la plupart des religions sont vraiment bizarres. Les satiristes font la lumière sur ceux qui ne sont pas capables de rire d’eux-mêmes et enseignent au reste d’entre nous que nous devrions probablement nous en moquer.
En résumé, en pensant aux provocateurs et aux personnes injurieuses, nous voulons maintenir des standards de civilité et de respect tandis qu’en même temps  nous offrons de l’espace à ces gens créatifs et audacieux qui ne sont pas inhibés par le bon goût et les bonnes manières.
Si vous essayez de jouer sur cet équilibre fragile avec la loi, les codes du discours et les orateurs exclus, vous finirez avec une censure grossière et une conversation étranglée. Il est presque toujours mauvais de tenter de supprimer la parole, d’ériger des codes du discours et de bannir des orateurs.
Heureusement les comportements sociaux sont plus malléables et plus souples que les codes et les lois. De nombreuses sociétés ont conservé leurs codes de respect et de civilité tout en ouvrant de larges boulevards à ceux qui sont drôles, inciviques et offensifs.
Dans la plupart des sociétés, il y a les règles pour adultes et les règles pour enfants. Ceux qui lisent Le Monde et les porte-paroles officiels sont régis par les règles pour adulte. Les bouffons, les gentils saints et les personnes telles qu’Ann Coulter et Bill Maher suivent les règles pour enfant. Ils ne bénéficient pas d’une totale respectabilité, mais ils sont écoutés car, dans leur manière de tirer sur tout ce qui bouge, ils disent parfois des choses nécessaires que personne d’autre ne dirait.
En d’autres termes, les sociétés saines ne suppriment pas la liberté d’expression, mais elles octroient des statuts différents à différentes catégories de gens. Les spécialistes sages et bienveillants sont entendus avec un grand respect. Les satiristes le sont avec un demi-respect déconcerté. Les racistes et les antisémites le sont à travers un filtre d’opprobre et de mépris. Les gens qui veulent être entendus avec attention doivent l’obtenir par leur conduite.
Le massacre de Charlie Hebdo devrait être une occasion pour en finir avec les codes du discours. Enfin, il devrait nous rappeler d’être légalement tolérants envers les voix offensantes, même si nous sommes socialement discriminants.
Source : David Brooks (journaliste), The New York Times, le 08/01/2015
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Non à l’Union sacrée

La sidération, la tristesse, la colère face à l’attentat odieux contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier, puis la tuerie ouvertement antisémite, vendredi 9 janvier, nous les ressentons encore. Voir des artistes abattus en raison de leur liberté d’expression, au nom d’une idéologie réactionnaire, nous a révulsés. Mais la nausée nous vient devant l’injonction à l’unanimisme et la récupération de ces horribles assassinats.
Nous partageons les sentiments de celles et ceux qui sont descendus dans la rue. Mais ces manifestations ont été confisquées par des pompiers pyromanes qui n’ont aucune vergogne à s’y refaire une santé sur le cadavre des victimes. Manuel Valls, François Hollande, Nicolas Sarkozy, Brice Hortefeux, Jean-François Copé, Angela Merkel, David Cameron, Jean-Claude Juncker, Viktor Orban, Benyamin Nétanyahou, Avigdor Lieberman, Naftali Bennett, Petro Porochenko, les représentants de Recep Tayyip Erdogan, Vladimir Poutine, Omar Bongo… : quel défilé d’abjecte hypocrisie.
Cette mascarade indécente masque mal les 5 000 bombes que l’OTAN a larguées sur l’Irak depuis cinq jours sur décision de ce carré de tête ; les milliers de morts à Gaza, où Avigdor Lieberman, le ministre israélien des affaires étrangères, imaginait employer la bombe atomique quand Naftali Bennett (économie et diaspora) se rengorgeait d’avoir tué beaucoup d’Arabes ; le million de victimes que le blocus en Irak a provoquées. Ceux qu’on a vus manifester en tête de cortège à Paris ordonnent ailleurs de tels carnages.
« Tout le monde doit venir à la manifestation », a déclaré M. Valls en poussant des hauts cris sur la « liberté » et la « tolérance ». Le même qui a interdit les manifestations contre les massacres en Palestine, fait gazer des cheminots en grève et matraquer des lycéens solidaires de leurs camarades sans-papiers expulsés nous donne des leçons de liberté d’expression. Celui qui déplorait à Evry, lorsqu’il était maire PS, de ne voir pas assez de « Blancos » nous jure son amour de la tolérance. Le même qui fanfaronne de battre des records dans l’expulsion des Roms se gargarise de « civilisation ».
En France, la liberté d’expression serait sacrée, on y aurait le droit de blasphémer : blasphème à géométrie variable, puisque l’« offense au drapeau et à l’hymne national » est punie de lourdes amendes et de peines de prison. Que le PS et l’UMP nous expliquent la compatibilité entre leur condamnation officielle du fondamentalisme et la vente d’armes à l’Arabie saoudite, où les femmes n’ont aucun droit, où l’apostasie est punie de mort et où les immigrés subissent un sort proche de l’esclavage.
Nous ne participerons pas à l’union sacrée. On a déjà vu à quelle boucherie elle peut mener. En attendant, le chantage à l’unité nationale sert à désamorcer les colères sociales et la révolte contre les politiques conduites depuis des années.
Manuel Valls nous a asséné que « Nous sommes tous Charlie » et « Nous sommes tous des policiers ». D’abord, non, nous ne sommes pas Charlie. Car si nous sommes bouleversés par la mort de ses dessinateurs et journalistes, nous ne pouvons reprendre à notre compte l’obsession qui s’était enracinée dans le journal contre les musulmans, toujours assimilés à des terroristes, des « cons » ou des assistés. On n’y voyait plus l’anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés.
Nous ne sommes pas des policiers. La mort de trois d’entre eux est un événement tragique. Mais elle ne nous fera pas entonner l’hymne à l’institution policière. Les contrôles au faciès, les rafles de sans-papiers, les humiliations quotidiennes, les tabassages parfois mortels dans les commissariats, les Flash-Ball qui mutilent, les grenades offensives qui assassinent, nous l’interdisent à jamais.
Et, s’il faut mettre une bougie à sa fenêtre pour pleurer les victimes, nous en ferons briller aussi pour Eric, Loïc, Abou Bakari, Zied, Bouna, Wissam, Rémi, victimes d’une violence perpétrée en toute impunité. Dans un système où les inégalités se creusent de manière vertigineuse, où des richesses éhontées côtoient la plus écrasante misère, sans que nous soyons encore capables massivement de nous en indigner, nous en allumerons aussi pour les six SDF morts en France la semaine de Noël 2014.
Nous sommes solidaires de celles et ceux qui se sentent en danger, depuis que se multiplient les appels à la haine, les « Mort aux Arabes », les incendies de mosquées. Nous nous indignons des incantations faites aux musulmans de se démarquer ; demande-t-on aux chrétiens de se désolidariser des crimes, en 2011, d’Anders Behring Breivik perpétrés au nom de l’Occident chrétien et blanc ? Nous sommes aussi aux côtés de celles et ceux qui subissent le regain d’antisémitisme, dramatiquement exprimé par l’attaque de vendredi 9.
Notre émotion face à l’horreur ne nous fera pas oublier combien les indignations sont sélectives. Non, aucune union sacrée. Faisons en sorte, ensemble, que l’immense mobilisation se poursuive en toute indépendance de ces gouvernements entretenant des choix géopolitiques criminels en Afrique et au Moyen-Orient et ici chômage, précarité, désespoir. Que cet élan collectif débouche sur une volonté subversive, contestataire, révoltée, inentamée, d’imaginer une autre société, comme Charlie l’a longtemps souhaité.
Cette tribune est l’oeuvre d’un collectif: Ludivine Bantigny, historienne; Emmanuel Burdeau, critique de cinéma; François Cusset, historien des idées; Cédric Durand, économiste; Eric Hazan, éditeur; Razmig Keucheyan, sociologue; Thierry Labica, historien; Marwan Mohammed, sociologue; Olivier Neveux, historien de l’art; Willy Pelletier, sociologue; Eugenio Renzi, critique de cinéma; Guillaume Sibertin-Blanc, philosophe; Julien Théry, historien; Rémy Toulouse, éditeur; Enzo Traverso, historien.
Source : Le Monde

Satirique ou Sadique ?

Norman Finkelstein, Professeur de science politique de renommée mondiale déclare qu’il n’éprouve « aucune sympathie » pour le personnel de Charlie Hebdo
Dans l’Allemagne nazie, il y avait un journal hebdomadaire antisémite appelé Der Stürmer.
Dirigé par Julius Streicher, il était réputé comme l’un des défenseurs les plus virulents de la persécution des Juifs pendant les années 1930. Tout le monde se souvient des caricatures morbides de Der Stürmer sur les Juifs, le peuple qui était alors confronté à une discrimination et à une persécution généralisées. Ses représentations validaient tous les stéréotypes communs sur les Juifs – nez crochu, avarice, avidité.
« Imaginons qu’au milieu de toute cette mort et de toute cette destruction, deux jeunes juifs aient fait irruption dans le siège de la rédaction de Der Stürmer, et qu’ils aient tué tout le personnel qui les avait humiliés, dégradés, avilis, insultés », se demande Norman Finkelstein, un professeur de sciences politiques et auteur de nombreux ouvrages dont « L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs » et « Méthode et démence » [consacré aux agressions israéliennes contre Gaza].
« Comment réagirais-je à cela ? » se demanda Finkelstein, qui est le fils de survivants de l’Holocauste.
Finkelstein dressait ainsi une analogie entre une attaque hypothétique contre le journal allemand et l’attaque mortelle du 7 janvier au siège parisien du magazine satirique Charlie Hebdo qui a causé la mort de 12 personnes, dont son éditeur et ses principaux dessinateurs. L’hebdomadaire est réputé pour sa publication de contenus controversés, y compris des caricatures dégradantes sur le Prophète Muhammad [Mahomet] en 2006 et en 2012.
L’attaque a déclenché un énorme tollé mondial, avec des millions de personnes en France et dans le monde qui ont défilé dans les rues pour soutenir la liberté de la presse derrière le cri de ralliement « Je suis Charlie » ou « I am Charlie ».
Ce que les caricatures du Prophète Muhammad [Mahomet] par Charlie Hebdo ont réalisé « n’est pas de la satire », et ce qu’ils ont soulevé n’était pas des « idées », a soutenu Finkelstein.
La satire authentique est exercée soit contre nous-mêmes, afin d’amener notre communauté à réfléchir à deux fois à ses actes et à ses paroles, soit contre des personnes qui ont du pouvoir et des privilèges, a-t-il affirmé.
« Mais lorsque des gens sont misérables et abattus, désespérés, sans ressources, et que vous vous moquez d’eux, lorsque vous vous moquez d’une personne sans-abri, ce n’est pas de la satire », a affirmé Finkelstein.
« Ce n’est rien d’autre que du sadisme. Il y a une très grande différence entre la satire et le sadisme. Charlie Hebdo, c’est du sadisme. Ce n’est pas de la satire. »
La « communauté désespérée et méprisée » d’aujourd’hui, ce sont les musulmans, a-t-il déclaré, évoquant le grand nombre de pays musulmans en proie à la mort et à la destruction, comme c’est le cas en Syrie, en Irak, à Gaza, au Pakistan, en Afghanistan et au Yémen.
« Donc deux jeunes hommes désespérés expriment leur désespoir contre cette pornographie politique qui n’est guère différente de celle de Der Stürmer, qui, au milieu de toute cette mort et de toute cette destruction, a décrété qu’il était en quelque sorte noble de dégrader, d’avilir, d’humilier et d’insulter les membres de cette communauté. Je suis désolé, c’est peut-être très politiquement incorrect de dire cela, mais je n’ai aucune sympathie pour [le personnel de Charlie Hebdo]. Est-ce qu’il fallait les tuer ? Bien sûr que non. Mais bien sûr, Streicher n’aurait pas dû être pendu. Je ne l’ai pas entendu dire par beaucoup de personnes », a déclaré Finkelstein.
Streicher fut l’un de ceux qui furent accusés et jugés au procès de Nuremberg, après la Seconde Guerre mondiale. Il a été pendu pour ses caricatures.
Finkelstein a également fait référence au fait que certaines personnes soutiendront qu’elles ont le droit de se moquer de tout le monde, même des gens désespérés et démunis, et elles ont probablement ce droit, a-t-il concédé. « Mais vous avez aussi le droit de dire : ‘Je ne veux pas publier ça dans mon journal…’ Lorsque vous le publiez, vous en prenez la responsabilité. »
Finkelstein a comparé les caricatures controversées de Charlie Hebdo à la doctrine des « propos incendiaires », une catégorie de propos passibles de poursuites dans la jurisprudence américaine.
Cette doctrine se réfère à certains propos qui entraîneraient probablement la personne contre qui ils sont dirigés à commettre un acte de violence. C’est une catégorie de propos qui n’est pas protégée par le Premier Amendement.
« Vous n’avez pas le droit de prononcer des propos incendiaires, parce qu’ils sont l’équivalent d’une gifle sur le visage, et ça revient à chercher des ennuis », a déclaré Finkelstein.
« Eh bien, est-ce que les caricatures de Charlie Hebdo sont l’équivalent des propos incendiaires ? Ils appellent cela de la satire. Ce n’est pas de la satire. Ce ne sont que des épithètes, il n’y a rien de drôle là-dedans. Si vous trouvez ça drôle, alors représenter des Juifs avec des grosses lèvres et un nez crochu est également drôle. »
Finkelstein a souligné les contradictions dans la perception occidentale de la liberté de la presse en donnant l’exemple du magazine pornographique Hustler, dont l’éditeur, Larry Flynt, a été abattu et laissé paralysé en 1978 par un tueur en série suprématiste blanc, car il avait publié des illustrations de sexe interracial.
« Je n’ai pas le souvenir que tout le monde l’ait glorifié par le slogan « Nous sommes Larry Flynt » ou « Nous sommes Hustler », a-t-il souligné. Est-ce qu’il méritait d’être attaqué ? Bien sûr que non. Mais personne n’a soudainement transformé cet événement en un quelconque principe politique. »
L’adhésion occidentale aux caricatures de Charlie Hebdo est due au fait que les dessins visaient et ridiculisaient les musulmans, a-t-il affirmé.
Le fait que les Français décrivent les musulmans comme des barbares est hypocrite au regard des meurtres de milliers de personnes durant l’occupation coloniale française de l’Algérie, et de la réaction de l’opinion publique française à la guerre d’Algérie de 1954 à 1962, selon Finkelstein.La première manifestation de masse à Paris contre la guerre « n’a eu lieu qu’en 1960, deux ans avant la fin de la guerre », a-t-il rappelé. « Tout le monde soutenait la guerre française annihilatrice en Algérie. »
Il rappela que l’appartement du philosophe français Jean Paul Sartre a été bombardé à deux reprises, en 1961 et en 1962, ainsi que les bureaux de son magazine, Les Temps Modernes, après qu’il se soit déclaré absolument opposé à la guerre.
Finkelstein, qui a été décrit comme un « Radical Américain », a déclaré que les prétentions occidentales sur le code vestimentaire musulman révèlent une contradiction remarquable lorsqu’on les compare à l’attitude de l’Occident envers les indigènes sur les terres qu’ils occupaient durant la période coloniale.
« Lorsque les Européens sont arrivés en Amérique du Nord, ce qu’ils ont déclaré à propos des Amérindiens, c’est qu’ils étaient vraiment barbares, parce qu’ils marchaient tout nus. Les femmes européennes portaient alors trois couches de vêtements. Puis ils sont venus en Amérique du Nord, et ont décrété que les Amérindiens étaient arriérés parce qu’ils marchaient tous nus. Et maintenant, nous marchons tout nus, et nous proclamons que les musulmans sont arriérés parce qu’ils portent tant de vêtements », a-t-il affirmé.
« Pouvez-vous imaginer quelque chose de plus barbare que cela ? Exclure les femmes qui portent le voile ? », a-t-il demandé, faisant référence à l’interdiction du voile dans les emplois de service public français promulguée en 2004.
Les travaux de Finkelstein, accusant les Juifs d’exploiter la mémoire de l’Holocauste à des fins politiques et dénonçant Israël pour son oppression des Palestiniens, ont fait de lui une figure controversée même au sein de la communauté juive.
Sa nomination en tant que Professeur à l’Université De Paul en 2007 a été annulée après une querelle très médiatisée avec son collègue académique Alan Dershowitz, un ardent défenseur d’Israël. Dershowitz aurait fait pression sur l’administration de De Paul, une université catholique de Chicago, afin d’empêcher sa nomination. Finkelstein, qui enseigne actuellement à l’Université de Sakarya en Turquie, affirme que cette décision fut fondée sur des « motifs politiques transparents. »

L’hebdo satirique n’est pas la France

“Je suis Charlie”, une phrase reprise par beaucoup comme un hommage aux victimes de l’attaque au siège du journal satirique, mercredi.
« Je suis Charlie ». Le succès du slogan signifie donc que de nombreux citoyens français se reconnaissent dans l’esprit de dérision de l’hebdomadaire : double faute éthique et politique. L’argument pour justifier une telle identification est que les assassins, en « tuant Charlie », ont attaqué la liberté d’expression, valeur fondamentale de notre République.
Ce journal n’a eu de cesse de manier le crayon pour insulter les croyances religieuses et se moquer de toute autorité et institution. Mais la liberté ne s’inscrit-elle pas dans un ensemble plus large : la responsabilité, le respect d’autrui et d’abord le fonctionnement de la raison ?
La liberté en question est celle d’exprimer ce que la raison énonce. Or celle-ci est un outil de connaissance, de jugement, d’argumentation, et c’est à ce titre qu’elle peut déployer sa puissance critique de réfutation.
Identifier la liberté d’expression au seul droit absolu de choquer autrui dans ce qui lui apparaît comme le plus sacré est un contresens sur ce qu’est la raison. On a bien sûr le droit de trouver dangereuses ou obsolètes des croyances et des pratiques religieuses mais n’est-il pas plus pertinent, et même plus efficace, de discuter plutôt que d’insulter ? Bref, il y a une éthique de la raison.
La faute est aussi de nature politique. Il est évident qu’une grande majorité de musulmans a été scandalisée par la publication de dessins lui apparaissant comme blasphématoires.
Certains règlent la question en se limitant à une approche strictement juridique : « le délit de blasphème n’existe plus depuis très longtemps en droit français » pour en conclure à un soi-disant « droit au blasphème » ; comme si offenser autrui était un droit de l’homme. Faire croire aux musulmans français que « Charlie, c’est la France », c’est confirmer dans l’esprit de beaucoup que, décidément, ils sont étrangers à ce corps politique.
Comment peut-on se sentir membre de la communauté nationale si celle-ci se choisit pour symbole ce qui heurte ses croyances les plus sacrées ? Une telle opération est le meilleur moyen de créer un fossé infranchissable dans les esprits et dans les cœurs.
Exiger qu’un musulman devienne un bon citoyen en adhérant aux valeurs de la République dont l’incarnation serait « Charlie », c’est pratiquement l’exclure de la nation et donc le jeter dans les bras des islamistes qui n’attendent que cela.
Ne tombons donc pas dans le piège qu’ils nous tendent : couper les musulmans de France de la communauté nationale.
Lire les autres tribunes : Ceux qui ne sont pas Charlie
Thibaud Collin (professeur de philosophie au Collège Stanislas, un établissement privé catholique à Paris)
Source : Le Monde

Ce qu’il y a de non Charlie en moi

Par Rony Brauman (Ancien président de Médecins sans frontières et professeur de relations internationales à Sciences Po Paris)
Je suis Charlie, je ne suis pas Charlie. Le Charlie en moi est accablé par l’assassinat de figures familières, chantres de la grivoiserie et de la dérision, il est bouleversé par la mort de ces bouffeurs de religion dont l’outrance et le mauvais goût rigolards étaient la marque de fabrique.
J’ai grandi avec eux depuis l’époque d’Hara Kiri et l’horreur de leur disparition me laisse un goût de cendres. Une horreur qu’amplifient encore la froide exécution des otages de l’épicerie casher et celle des policiers. Mais nous sommes ainsi faits que des sentiments distincts et même contradictoires coexistent en nous, se partageant notre esprit, et c’est de ceux-là que je veux parler ici.
Si l’exaspération que je ressens au vu de certaines des réactions n’éteint pas mon émotion, elle m’a retenu de rejoindre les défilés républicains de ces derniers jours, bien que je me reconnaisse sans la moindre hésitation dans nombre de marcheurs qui manifestent leur solidarité avec les victimes.
Le non-Charlie en moi se souvient que le dessinateur Siné en fut expulsé sans ménagement, sur une accusation infamante car injuste d’antisémitisme. C’est à ce moment, d’ailleurs, que j’ai cessé d’en être lecteur. Rappeler cet épisode en un moment si tragique n’est en rien fournir une excuse oblique aux tueurs mais inviter à quelques réflexions sur les « valeurs » que les terroristes veulent détruire.
Je rejoins volontiers tous ceux qui considèrent le droit à l’outrance et au mauvais goût comme des marqueurs de liberté ; mais sous la condition expresse qu’ils soient appliqués à tous, faute de quoi se profilent des hiérarchies dans la satire qui en pervertissent le sens. En attaquant Charlie pour « venger le Prophète », ces impitoyables « justiciers » ne s’en prenaient pas à la liberté, que bien d’autres cibles pouvaient incarner, mais au droit au blasphème, ce qui n’est pas la même chose. Pas la même chose, vraiment ? Si, certainement, dans l’imaginaire républicain moderne à la française, comme l’attestent de nombreuses réactions qualifiant de « lâches » ou « hypocrites » les journaux anglo-saxons qui ont flouté les couvertures de Charlie brandies par des manifestants français.
Ceux qui tiennent ces propos font de l’insistance à republier les caricatures de Mahomet un acte de résistance, un geste de liberté. L’abolition du délit de blasphème, disent-ils en substance et avec raison, implique le droit à être de mauvaise foi, blessant. C’est également mon avis et c’est notamment pourquoi je suis opposé à toutes les lois mémorielles, lesquelles ne peuvent instituer qu’une hiérarchie de la souffrance, irrecevable par ceux qui s’en trouvent abaissés.
Comme d’autres, je me sens blessé par les faussaires de l’Histoire, mais je ne peux tenir ce sentiment pour le fondement d’un délit, qu’il s’agisse du génocide des juifs ou d’autres tragédies du passé. Or la loi Gayssot, en pénalisant la mise en doute et même l’irrévérence à l’égard de la Shoah, réintroduisait de fait un délit de blessure symbolique et de blasphème. Sûrs de leur bon droit à punir une catégorie de profanateurs et une seule, les voltairiens évoqués plus haut n’en semblent guère indisposés.
Ce qui apparaît comme un impératif moral ici est, bien entendu, perçu ailleurs comme une restriction de liberté, tant il est vrai que les contours de l’intolérable, loin d’être un absolu, varient selon les lieux et les moments et qu’il ne suffit pas de les proclamer universels pour qu’ils le deviennent. C’est aussi sous cette lumière-là que l’on peut examiner, avant de le condamner pour collaboration avec l’ennemi, le refus de publier à nouveau les fameuses caricatures initialement parues dans un journal d’extrême droite danois ou d’autres du même tonneau.
Rhétorique d’intimidation morale
Constatons en tout cas, pour ce qui concerne notre pays, que la rhétorique d’intimidation morale dont l’ « affaire Siné » fut une illustration parmi bien d’autres contraste singulièrement avec le droit largement utilisé de mettre à mal d’autres sacrés, comme en témoigne notamment l’omniprésence médiatique d’Eric Zemmour et de Michel Houellebecq. Si d’authentiques défenseurs de la liberté se regroupent sous le drapeau « Je suis Charlie », sous ce même drapeau « Je suis Charlie » (mais non du fait des journalistes de Charlie, je le précise) surgit la figure basanée d’un ennemi intérieur, résonnent des discours martiaux sur la « guerre au terrorisme » et la nécessité d’un Patriot Act.
Lire aussi : L’hebdo satirique n’est pas la France
Ce n’est pas manquer de respect aux victimes et à leurs proches, ni contester l’existence d’une menace terroriste que de s’en inquiéter. Et pas uniquement pour des raisons morales mais aussi et surtout parce qu’ils obscurcissent la réalité plutôt qu’ils ne l’éclairent, comme on l’a vu aux Etats-Unis et au Moyen-Orient sous la calamiteuse présidence George W. Bush.
Olivier Roy a indiqué dans ces colonnes (Le Monde daté du 10 janvier) pourquoi les appels lancés à la « communauté musulmane » à condamner le terrorisme islamiste étaient déplacés, contradictoires dans les termes et contre-productifs dans leurs effets.
Demandons-nous avec lui s’il faut inclure dans ces appels Lassana Bathily, l’homme qui a mis à l’abri les otages de l’épicerie casher de Vincennes et remis les clés du rideau de fer à la police, ou encore Ahmed Merabet, le policier abattu devant le siège de Charlie. Leur patronyme signale leur origine religieuse. Ils ne sont ni moins ni plus musulmans que les frères Kouachi, ils se sont comportés héroïquement. Saluer leur courage est aussi une façon de rendre hommage aux victimes de la terreur islamiste.
Source : Le Monde

“JE NE SUIS PAS CHARLIE. ET CROYEZ-MOI, JE SUIS AUSSI TRISTE QUE VOUS.”

Par BC, @sinaute
“Je ne suis pas descendu parmi la foule.” Un @sinaute exprime, dans le forum de discussion de la dernière chronique de Daniel Schneidermann, son malaise vis-à-vis de “l’union nationale” suite aux attaques meurtrières qui ont visé Charlie Hebdo. En cause, la “dérive islamophobe” du journal et de cette gauche “Onfray/Charlie/Fourest laïcarde”.
Gros malaise. Je ne suis pas descendu parmi la foule. Je ne suis pas Charlie. Et croyez-moi, je suis aussi triste que vous.
Mais cet unanimisme émotionnel, quasiment institutionnel pour ceux qui écoutent les radio de service public et lisent les grands media, j’ai l’impression qu’on a déjà essayé de me foutre dedans à deux reprises. La société française est complètement anomique, mais on continue à se raconter des histoires.
Première histoire: victoire des Bleus en 1998. Unanimisme: Thuram Président, Black Blanc Beur etc. J’étais alors dans la foule. Quelques années plus tard: Knysna, Finkelkraut et son Black Black Black, déferlement de haine contre ces racailles millionnaires, mépris de classe systématique envers des sportifs analphabètes tout droit issus du sous-prolétariat post-colonial. Super l’”unité nationale”.
Deuxième histoire: entre deux-tour en 2002. Unanimisme: le FHaine ne passera pas, “pinces à linges”, “sursaut républicain”, foule “bigarrée” et drapeaux marocains le soir du second tour devant Chirac “supermenteur”, “sauveur” inopiné de la République, et Bernadette qui tire la tronche, grand soulagement national. J’étais dans la foule des manifs d’entre deux tours.
Quelques années plus trard: le FN en pleine forme, invention du “racisme anti-blanc”, création d’une coalition Gauche/Onfray/Charlie/Fourest laïcarde et une Droite forte/UMP/Cassoulet en pleine crise d’”identité nationale” contre l’Islam radical en France, “racaille” et “Kärcher”, syndrome du foulard, des prières de rue, des mosquées, émeutes dans les banlieues, tirs sur les policiers, couvre-feu, récupération de la laïcité par l’extrême droite, Zemmour, Dieudo, Soral… Super l’”unité nationale”.
Troisième histoire: sursaut national après le massacre inqualifiable à Charlie en janvier 2015. Unanimisme: deuil national, “nous sommes tous Charlie”, mobilisations massives pour la défense de la liberté d’expression dans tout le pays. Charlie ? Plus personne ne le lisait. Pour les gens de gauche qui réfléchissent un peu, la dérive islamophobe sous couvert de laïcité et de “droit de rire de tout” était trop évidente. Pour les gens de droite: on déteste cette culture post-68, mais c’est toujours sympa de se foutre de la gueule des moyen-âgeux du Levant. Pour l’extrême droite: pas lu, auteurs et dessinateurs détestés culturellement et politiquement, mais très utile, les dessins sont repris dans “Riposte laïque” [site islamophobe d'extrême droite]. Pour beaucoup de musulmans: un affront hebdomadaire, mais on ferme sa gueule, c’est la “culture française”.
“DIEUDO/SORAL ET LES COMPLOTISTES SONT PASSÉS PAR LÀ”
Résultat: des centaines de milliers de musulmans sommés de montrer patte blanche, quelques années à peine après la purge officielle sur l’identité nationale. Des années durant avec toujours le même message insistant: mais putain, quand est-ce que vous allez vous intégrer? Et vous, les musulmans “modérés”, pourquoi on vous entend pas plus? A partir d’aujourd’hui, “vous êtes pour nous ou contre nous”. Cabu ne disait pas autre chose: “la caricature, ils doivent bien l’accepter, c’est la culture Française”. Super l’”unité nationale”.
Réactions à chaud de jeunes de quartiers entendues dans le micro: “c’est pas possible, c’est trop gros, c’est un coup monté”. Dieudo/Soral et les complotistes sont passés par là: manifestement certains ne croient pas plus au 07/01/15 qu’au 11/09/01. La réalité est qu’on les a déjà perdus depuis longtemps, et c’est pas avec des veillées publiques à la bougie qu’on va les récupérer ni avec des incantations à la “résistance” – mais à quoi vous “résistez” au fond ? Vous allez vous abonner à Charlie? Et ça va changer quoi?
“LA MAJORITÉ VA SE SENTIR MIEUX, ET C’EST PRÉCIEUX. MAIS LA FRACTURE EST TOTALE.”
La réassurance collective est un mouvement sain et compréhensible face à un massacre aussi traumatisant, mais elle a pour versant complémentaire le déni collectif, et pour résultat l’oubli des causes réelles et profondes de l’anomie. La majorité va se sentir mieux, se faire du bien, comme elle s’était fait du bien en 1998 et 2002, et c’est précieux. Mais la fracture est totale. Et la confusion idéologique à son comble.
Personne ne se demande comment on en est arrivé là, comment des jeunes parigots en sont venus à massacrer des journalistes et des artistes à la Kalash après un séjour en Syrie, sans avoir aucune idée de la vie et des idées des gens qu’ils ont tué: ils étaient juste sur la liste des cibles d’AlQaeda dans la Péninsule Arabique. Personne ne veut voir que cette société française, derrière l’unanimisme de façade devant l’horreur, est en réalité plus que jamais complètement anomique, qu’elle jette désespérément les plus démunis les uns contre les autres, et qu’elle a généré en un peu plus d’une décennie ses propres ennemis intérieurs.
“LA PLUS GROSSE FABRIQUE À SOLDATS D’AL QAEDA SUR NOTRE TERRITOIRE, C’EST LA PRISON”
Personne ne veut voir que la plus grosse fabrique à soldats d’Al Qaeda sur notre territoire, c’est la PRISON. Personne n’a compris que la France n’a pas basculé en 2015, mais il y a dix ans déjà, lors des émeutes. Personne ne veut voir que nous vivons encore les conséquences lointaines de l’immense humiliation coloniale et post-coloniale, et que vos leçons de “civilisation” et de “liberté d’expression” sont de ce fait inaudibles pour certains de ceux qui l’ont subie et la subissent ENCORE.
Et on continue à se raconter des histoires, après la fiction des Bleus de 1998, après le mythe du “Front républicain” de 2002, en agitant cette fois-ci comme un hochet la liberté d’expression, dernier rempart d’une collectivité qui n’est plus capable de se donner comme raison d’être que le droit fondamental de se foutre de la gueule des “autres”, comme un deus ex machina qui allait miraculeusement réifier cette “unité nationale” réduite en lambeaux.
Vous n’arriverez pas à reconstruire la “communauté nationale” sur ce seul principe, fût-il essentiel. Je vous le dis, vous n’y arriverez pas. Car ce n’est pas CA notre problème. Notre problème, c’est de faire en sorte qu’il n’y ait plus personne en France qui n’ait tellement plus rien à espérer et à attendre de son propre pays natal au point d’en être réduit à n’avoir pour seule raison de vivre que de tuer des gens en masse, chez nous ou ailleurs.
Car on ne peut rien contre ceux qui leur fournissent la liste des cibles une fois qu’ils sont conditionnés. Il faut donc TOUT mettre en oeuvre pour agir avant qu’ils en soient là: ce n’est pas facile mais c’est la seule chose qui compte si on ne veut pas progressivement tomber dans le gouffre de la guerre civile, qui est la conséquence ultime de l’anomie.
Après, c’est trop tard. Et c’est déjà trop tard….
                                            

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