"LES TEMPS CHANGENT"
Ils n'oublieront jamais l'Holocauste, mais les Juifs
installés en Allemagne sont de plus en plus nombreux
Ils n'oublieront jamais l'Holocauste, mais les Juifs allemands sont de plus en plus nombreux
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A l’occasion du 70e anniversaire de la libération d’Auschwitz-Birkenau, qui sera sans doute l’une des dernières grandes commémorations à laquelle participent les survivants des camps, l’édition britannique du Huffington Post publie une série d’articles sur la mémoire de l’Holocauste : celle des victimes, celle des bourreaux, et celle qui n’a jamais été partagée.
Quand il s’est vanté sur Facebook du coût de la vie à Berlin par rapport à Tel Aviv, Naor Narkis a reçu le commentaire suivant : "On verra quand tu seras dans les chambres à gaz…"
Il dit comprendre cette réaction. Son grand-père a fui Strasbourg en 1940 lors de l’invasion nazie et, s’il était encore vivant, M. Narkis avoue qu’il ne "serait pas content" d’apprendre que son petit-fils habite un pays qui a tenté d’exterminer la totalité de sa population juive.
Mais la vision de ce jeune homme cosmopolite de 26 ans, l’un des milliers d’Israéliens qui se sont installés à Berlin ces dernières années, est représentative de l’évolution du rapport que les Juifs entretiennent avec l’Allemagne. Il admet que l’Holocauste hante encore ses coreligionnaires mais qu’il n’a personnellement aucun problème à vivre dans ce pays ou de se mêler à sa culture, même si les Israéliens de la vieille génération boycottent encore les produits allemands.
Après six ans de service militaire, il a quitté Israël en 2014 parce que la vie y était trop chère, s’installant d’abord à Paris puis à Strasbourg avant d’arriver à Berlin. Il dit être allé en Allemagne pour apprendre une nouvelle langue, après l’hébreu, l’arabe, l’espagnol, l’anglais et le français.
A Berlin, il a pris une photo de son ticket de caisse pour montrer que ses courses lui coûtaient un tiers de ce qu’il aurait payé à Tel Aviv. Il a créé la page Facebook Olim Le Berlin ("Montons à Berlin"), un jeu de mots sur la notion qui veut que les Juifs "montent" en allant s’installer en Israël et qu’ils "descendent" en quittant le pays. Au plus fort de sa popularité, la page aurait eu près de 600.000 lecteurs par semaine.
Beaucoup d’Israéliens ont très mal réagi. Au début, M. Narkis avait pris un pseudonyme pour que les gens écoutent ce qu’il avait à dire sur le coût de la vie en Israël, mais la presse a fait preuve d’une "très grande agressivité" pour tenter de savoir qui se cachait derrière ce nom. "J’ai commencé à me dire que j’étais peut-être surveillé par le Mossad !", confie-t-il au Huffington Post.
"La presse israélienne s’est mis en tête de découvrir qui était derrière tout ça. Ils ont dit que je regretterais ce que j’avais fait si jamais je revenais en Israël, et que j’en subirais les conséquences."
Il dit avoir été "effrayé" d’apprendre que certains de ses critiques étaient des survivants de l’Holocauste et qu’il comprenait leur point de vue, mais qu’ils devaient eux aussi essayer de le comprendre. "Il faut que le gouvernement comprenne bien que les Israéliens n’ont plus les moyens de vivre en Israël", explique-t-il. "S’ils m’en veulent parce que j’ai dit qu’il fallait venir s’installer à Berlin, les Israéliens devraient peut-être s’en prendre à un gouvernement qui pousse les moins riches à quitter le pays."
M. Narkis a été surnommé "Pudding Man" en raison des desserts figurant sur son ticket de caisse. Un ministre du gouvernement a même lâché : "Je plains ceux qui ont oublié l’Holocauste et qui abandonnent Israël pour un pudding."
Naor Narkis : "Les plus jeunes ont une meilleure opinion de l’Allemagne et de ses habitants."
Si cette colère ne vous surprend pas, vous ignorez peut-être en revanche que la culture juive est en pleine expansion en Allemagne et que les Juifs y sont de plus en plus nombreux depuis 25 ans. Après la réunification allemande en 1990, ils étaient 28 000. Depuis, ce chiffre a plus que triplé pour s’établir à 107 000, ce qui est dû en grande partie à l’arrivée des Européens de l’Est suite à l’adoption de la "Loi des quotas". Mise en œuvre jusqu’en 2004, elle donnait la possibilité aux Juifs de l’ex-Union soviétique qui pouvaient prouver leur appartenance religieuse, ou qui avaient un parent juif, de s’installer en Allemagne. C’est l’un des pays qui comptent aujourd’hui le plus de Juifs en Europe occidentale, après la Grande-Bretagne et la France.
Dans un contexte où les violences envers les Juifs dans le monde entier font la une des journaux, le gouvernement israélien est passé à l’offensive en soulignant l’importance d’Israël et de la terre promise. A Paris, le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou a demandé aux Juifs de "faire d’Israël" leur chez eux après les attaques terroristes qui ont causé la mort de quatre Juifs pris en otage dans un supermarché cacher.
Mais l’appel d’Israël ne semble pas trouver d’écho chez les Juifs allemands. D’après les statistiques établies par le gouvernement israélien, ils ne sont que 100 à avoir émigré en Israël en 2012, et 79 en 2013. En comparaison, les Français étaient 1 603 et 2 903, respectivement.
La semaine dernière, le président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, Josef Schuster, a déclaré : "La communauté juive d’Allemagne a bien entendu été bouleversée par les événements survenus récemment mais j’ai la certitude que nous ne pensons même pas à faire nos valises."
Pour Josef Schuster, les Juifs allemands ne vont pas "faire [leurs] valises" pour émigrer en Israël.
M. Narkis reconnaît que sa page Facebook a brisé un tabou en allant à l’encontre de la politique d’immigration d’Israël, et "un second tabou" en encourageant les Juifs à venir s’installer en Allemagne. Mais ces tabous n’étaient pas les siens. Il a grandi sans ressentir une quelconque antipathie envers les Allemands.
Il en a connu pendant sa scolarité, en passant un mois en Allemagne dans le cadre d’un programme d’échange avec sa ville jumelle. "C’est là que j’ai remarqué tous nos points communs", explique-t-il, ajoutant que les deux pays vivent encore, chacun à sa façon, dans le souvenir de l’Holocauste. Les programmes scolaires allemands insistent d’ailleurs sur l’enseignement de cette période sombre de l’Histoire. "Ce sont surtout les Israéliens de la vieille génération qui critiquent l’Allemagne et boycottent les produits allemands. Je crois que les plus jeunes ont une bien meilleure opinion de l’Allemagne et de ses habitants."
En Israël, "chaque ville est jumelée avec une ville allemande. Je pense que les deux pays sont fascinés l’un par l’autre. La plupart des jeunes ont une bonne opinion de l’Allemagne, qu’ils considèrent comme une alliée très importante d’Israël, contrairement à d’autres pays européens."
Il a vécu à Berlin environ six mois, et fait l’expérience au quotidien de la vie d’un jeune expat dans une ville cosmopolite. Il a donné des cours de langue et travaillé pour son plaisir sur de nouvelles applications pour les mobiles. "Pour moi, Berlin est un des endroits les plus sympas que je connaisse", ajoute-t-il.
Il dit n’avoir jamais été confronté à l’antisémitisme et s’être fait des "tonnes" d’amis. A-t-il cherché à se faire des relations dans la communauté juive berlinoise ? "Pas du tout, à vrai dire. Berlin est une ville qui brasse beaucoup de cultures, avec des gens de tous les pays."
Quand on lui demande qui, de l’Allemagne ou de la France, est la mieux disposée envers les Juifs, il prend soin de ne parler que de ce qu’il a vécu, et de ce qu’il appris de ces deux pays au cours de ses séjours. Il dit que les événements récents montrent que la situation est "plus dangereuse" pour les Juifs de France. "L’Histoire allemande montre qu’il y a une plus grande tolérance envers les minorités en général, et particulièrement envers les Juifs, alors que les Français… n’aiment pas trop la religion en général."
"Les minorités sont mieux assimilées en Allemagne parce qu’elles sont acceptées. Alors qu’en France, elles restent de leur côté, on force les gens à être comme les autres parce qu’on ne veut pas accepter les spécificités de chacun."
L’une des photos publiées sur le mur de la page Facebook "Olim Le Berlin"
A la fin de l’année dernière, "Pudding Man" a généré une série de titres dans la presse occidentale sur ces Israéliens qui s’installent à Berlin, comme s’il s’agissait d’un phénomène tout nouveau. Mais l’historienne et essayiste israélienne Fania Oz-Salzberger explique que la tendance date de la fin des années 1990. Elle estime que la capitale allemande compte jusqu’à 20 000 Israéliens.
"Je ne pense pas que leur motivation première ait été le prix de la bière ou de l’immobilier ! Beaucoup ont été attirés par l’image libertaire et individualiste de Berlin, une ville très sexuelle, à l’avant-garde de la création artistique. Et le fait que l’on y trouve effectivement des bières et des appartements pas cher ne gâche rien !", écrivait-elle l’an dernier dans une édition revue et corrigée de son livre sur les Israéliens à Berlin.
"Aucune autre ville européenne n’offre ce cadre cosmopolite, abordable et hyperactif où les Juifs sont accueillis à bras ouverts. Attention : pour de nombreux Israéliens, Berlin reste le symbole du mal absolu. Mais pour beaucoup d’autres, c’est une ville très chaleureuse, qui offre le meilleur de la mondialisation."
Pour Mme Oz-Salzberger, "les temps changent. Berlin est devenue un symbole mondial d’ouverture et de pluralisme. Le rejet de son passé nazi est profond et authentique, ce qui explique que les Israéliens s’y sentent bien plus à l’aise qu’il y a seulement vingt ans." Elle ajoute cependant que les Israéliens berlinois n’ont pas pour autant oublié l’Holocauste. "Ils y pensent, et ils en connaissent un rayon sur le sujet. En Israël, on peut encore rencontrer des survivants des camps. Mais comme beaucoup de victimes étaient plus jeunes que leurs bourreaux, un vieillard berlinois n’est aujourd’hui plus soupçonné d’être un ex-Nazi."
Indépendamment de leur jeunesse, les Israéliens berlinois sont "très souvent laïques" et ils ont tendance à "garder leurs distances" avec la communauté juive de la ville, explique-t-elle, rejoignant ce que M. Narkis a vécu.
Mais les Juifs laïques ne sont pas les seuls à se sentir chez eux en Allemagne.
Quand le rabbin orthodoxe Mendel Gurewitz, aujourd’hui âgé de 40 ans, était enfant, la vision que ses grands-parents français avaient de l’Allemagne était sans concession. "Ils boycottaient les produits allemands, tout ce qui était fabriqué en Allemagne", explique-t-il. "Ma grand-mère vivait en banlieue parisienne et si le bus qui s’arrêtait était de marque Mercedes, elle attendait le suivant !"
Huit mois après son mariage, le rabbin Gurewitz a déménagé à Offenbach, près de Francfort, pour se consacrer pendant un an à faire "du social" dans la communauté juive locale, qui compte aujourd’hui 1 000 personnes. Son oncle lui a dit qu’il s’intègrerait bien, notamment parce qu’il parlait yiddish et russe.
Seize ans plus tard, il est toujours au poste et ses huit enfants vont tous à l’école publique. Il dit avoir été "complètement pris de court" par ce qu’il a vécu en Allemagne. "Nous avions grandi en pensant que les Allemands étaient intrinsèquement mauvais. Je comprends mes grands-parents, je vous assure. Ils pensaient que les Allemands nous mettraient des bâtons dans les rues quand nous nous sommes installés. Je me suis aperçu qu’il n’en était rien », explique M. Gurewitz au Huffington Post.
"Au début, c’était très dur. Quand je sortais dans la rue, je me demandais : ‘Et eux, qu’est-ce qu’ils faisaient pendant la guerre ?’ Je pensais que les passants allaient m’insulter en me voyant me promener. Mais ce n’est pas du tout ce qui s’est produit."
"Je me sens plus en sécurité que dans d’autres pays d’Europe. Les gens sont très gentils, très tolérants."
Pendant qu’il me parle, il surveille ce que fait quelqu’un qui prépare des sushis cacher. Il y a trois ans, il a contacté un supermarché à Francfort pour demander pourquoi ils ne vendaient pas de produits cacher. Ils lui ont répondu qu’ils allaient remédier à la situation, s’il s’assurait de leur conformité. "Je trouve ça très intéressant. Personne ne s’attend à trouver des produits cacher ailleurs que dans un supermarché juif", sourit-
"Solidarité avec les Juifs allemands" et "Plus jamais ça !" peut-on lire sur ces pancartes au cours d’une manifestation contre l’antisémitisme, organisée à Berlin en septembre dernier.
Il pense, lui aussi, que les différences de point de vue sur l’Allemagne sont liées à l’âge mais "comprend" l’ancienne génération. "Ils ont été persécutés par les Allemands. Ils ont grandi dans la peur. Quand ils marchaient dans la rue, les uniformes les effrayaient. Je les comprends. Ils n’ont jamais pensé que les choses changeraient un jour, qu’un Allemand pouvait être quelqu’un de sympathique, un être humain, comme eux."
Ce rabbin orthodoxe est une cible bien plus visible pour les antisémites. Quand je lui demande s’il s’est déjà fait attaquer, il reconnaît que oui mais dit, en choisissant ses mots avec soin, que les agresseurs sont souvent des immigrés arrivés depuis peu.
Il y a un an et demi, un groupe de six garçons, âgés de 11 à 15 ans, l’a agressé et traité de "Juif de merde". The Jerusalem Post a écrit un article là-dessus, en soulignant qu’ils avaient le "type Méditerranéen". Gurewitz explique que l’antisémitisme ne vient pas de "ceux qui sont Allemands depuis plus de deux générations" mais que les attaques comme celle dont il a été victime peuvent survenir "partout en Europe".
Il dit avoir "eu très peur" en allant rendre visite à sa famille en France. "Là-bas, on peut très bien vous bousculer en vous disant dégager. Ce n’est pas le cas en Allemagne, contrairement à d’autres pays. Ici, les gens sont beaucoup plus tolérants. La différence entre l’Allemagne et le reste de l’Europe, c’est qu’on apprend aux Allemands ce qu’était l’Holocauste. Ca les aide à comprendre et ça leur ouvre les yeux."
Le rabbin a beaucoup voyagé : il est né à New York, a grandi en France, s’est marié au Canada et est retourné habiter aux Etats-Unis avant de s’installer à Offenbach. Mais il pense avoir trouvé l’endroit où il souhaite passer le reste de ses jours. "Etant donné que je fais du social, j’imagine que je resterai ici jusqu’à ce qu’on n’ait plus besoin de moi. J’ai l’impression que si je pars, les choses ne bougeront plus pendant 20 ou 30 ans. C’est pour ça que je pense rester."
M. Narkis, de son côté, est rentré en Israël, expliquant qu’il voulait retrouver sa famille et que, malgré le coût de la vie, Tel Aviv bénéficie d’une "météo de rêve. Il pense repartir un jour à l’étranger, probablement pour apprendre une autre langue.
Quel conseil donnerait-il à un Israélien qui souhaite s’installer en Allemagne mais qui craint de subir les attaques de ses compatriotes ? Pour lui, c’est un problème pratique plutôt que moral : le statut d’immigré n’est "pas simple" où que l’on aille. De plus, si on ne parle pas la langue, on aura du mal à trouver du travail ou — sauf à être citoyen européen — à obtenir un visa.
"Je dis toujours qu’il ne faut pas se préoccuper des tabous", conclut-il. "Les gens ignorent souvent où se trouve le vrai danger."
Ce blog, publié à l’origine sur Le Huffington Post (Grande-Bretagne), a été traduit de l’anglais par Bamiyan Shiff pour Fast for Word.
Lire aussi :
la suite ici ---->http://www.huffingtonpost.fr/2015/01/31/holocauste-juifs-allemands-plus-nombreux
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