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mardi 29 juillet 2014

Quand Jaurès cache Jaurès

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Quand Jaurès cache Jaurès

  
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La fréquences des citations de Jaurès – souvent, de surcroît, fausses ou tronquées – dans les discours de candidats FN ou UMP, permettait déjà, ces dernières années, de réaliser à quel point… ne pas parler de Jaurès est difficile à certains, quand bien même leurs idées sont à l’opposé des siennes. Cette année, centenaire oblige, le phénomène atteint des sommets. Pratiquement pas un homme politique, pas un magazine, qui n’y aille de son « hommage » à Jaurès.
S’il est encore trop tôt pour faire le bilan critique de tous ces discours, quelques tendances apparaissent déjà :
Notamment la domination d’un Jaurès vidé d’une grande partie de ses convictions – et pas n’importe quelles convictions : précisément celles qui risqueraient de troubler les puissants d’aujourd’hui. Vidé de lui-même mais élevé au rang de "Grand homme de la République", qui donc, nous assure-t-on, appartient désormais à l’Histoire et à tous les Français, et qu’on pourra donc évoquer de la même manière qu’on évoque Clemenceau ou De Gaulle. Ce n’est du reste pas un hasard si l’un des biographes de Jaurès, Vincent Duclert, insiste dans sa biographie sur les similitudes qu’il voit entre ces troishommes d’état et de commandement
L’avantage de ce Jaurès-là, affadi et consensuel, est qu’il peut servir à tout le monde. Illustration récente dans deux pages du dossier que le Nouvel Observateur du 17 juillet 2014 consacre à Jaurès. L’une de ces deux pages, intitulée "Vu de droite", expose le point de vue de Henri Guaino, pour qui "nous sommes tous les enfants de Jaurès [et] nous sommes tous les enfants de Jules Ferry, de Péguy, de Clemenceau, de De Gaule". L’autre page, intitulée "Vu de gauche" expose le point de vue de Vincent Duclert qui, après nous avoir présenté F. Hollande ou M. Valls comme des continuateurs de Jaurès, cite… Alain Juppé citant Charles De Gaulle pour se féliciter de cette "inspiration jauresienne" de tous côtés, de ce Jaurès qui "oblige la gauche comme la droite à des formes de dépassement" ! On en rirait presque, de ces deux pages, si cette capacité à travestir les reniements en "dépassements" et le travail d’historien en exercices de courtisanerie, n’était pas si outrancière et si éloignée de l’intégrité combattante de Jaurès.
Mais "le temps a fait son oeuvre", nous avance-t-on comme un argument pour mettre dans le même panier des hommes qui se sont battus pour des valeurs diamétralement opposées – Ferry pour l’exploitation coloniale, Jaurès contre ; Clemenceau pour les répressions sanglantes des grèves ouvrières, pour la guerre à outrance, Jaurès contre ; etc. Nous voilà donc appelés à nous sentir autant les enfants de Romain Rolland que de Charles Péguy, de ceux qui aimaient Jaurès que de ceux qui appelaient à le tuer ! Effrayant discours qui, en faisant de l’Histoire une sorte de vague compilation pour épreuve de culture générale, finit par faire croire que toutes les idées se valent, que tous les "grands hommes" sont identiques – à moins que l’objectif, en rendant Jaurès équivalent à Ferry ou Poincaré, soit moins de diminuer le premier que de célébrer les seconds. On attend sans impatience de voir si ces politologues et historiens d’un nouveau genre nous serviront dans les années 2040 une grande soupe pour nous inciter à être tous les héritiers de Laval et de Moulin, de Brasillach et de René Char.
Mais revenons à Jaurès. Au "grand homme", les "grands mots". Ce Jaurès-là est invariablement servi sur un plateau où l’accompagne une purée de mots aussi grandiloquents que vidés, comme lui, de leur sens. Des mots dont il est clair qu’ils n’entretiennent plus de lien avec le réel. Illustration dans ces quelques phrases de la Fondation Jean Jaurès (1), synthétisant l’année Jaurès : "Au-delà de son combat pour la paix, les facettes de la personnalité de Jaurès sont multiples et les nombreuses initiatives depuis quelques mois ont permis de redécouvrir qu’il fut un grand intellectuel ouvert à la modernité, un leader socialiste éloigné de tout sectarisme, un journaliste humaniste attaché aux droits de l’homme, un grand orateur admiré et respecté."
Ces accumulations d’expressions gonflées d’air se retrouvent, cette année, dans quasiment tous les discours P.S. (Hollande, Cambadélis, Bartolone, etc.). C’est un trait typique de ces "hommes pratiques" que Jaurès dénonçait dès 1890 : « Il y en a qui me reprochent de me tenir toujours dans des généralités, et je sais que les mêmes personnes ne me reprocheraient rien si je m’étais, en effet, toujours tenu dans des généralités. Si je m’étais toujours borné à dire : "Il faut protéger les humbles, il faut plus de justice, plus de solidarité", je serais peut-être à leurs yeux un homme pratique. Les hommes pratiques […] sont ceux qui emploient quelques mots humanitaires pour amorcer les suffrages du peuple, et qui, sous ces mots, ne mettent aucun sentiment ardent, aucune idée précise qui puisse inquiéter les privilégiés.
Si l’on nous reproche d’être toujours dans les nuées, c’est que nous voulons, en effet, aller chercher la justice dans les nuées où les habiles l’enveloppent. Nous voulons qu’elle prenne possession du monde réel et qu’elle éclate à tous les yeux dans la précision de sa forme… »
L’accumulation de telles expressions a un autre objectif : faire croire qu’on a en effet évoqué toutes les "facettes" de Jaurès. Cacher celles dont on ne souhaite pas parler. Et cacher l’absence de bien plus que des "facettes", l’absence de cette obsession qui conduisait Jaurès à affirmer que « le Parti socialiste est un parti d’opposition continue, profonde, à tout le système capitaliste, c’est-à-dire que tous nos actes, toutes nos pensées, toute notre propagande, tous nos votes doivent être dirigés vers la suppression la plus rapide possible de l’iniquité capitaliste. »
Il faut dire que de tels propos posent un problème à nos hommes pratiques, pour qui toute vision du monde, toute idée sur le monde et sur les rapports entre les hommes, les peuples ou les classes, est désormais estampillée "sectarisme", voire "idéologie". Comme le disait Jean-Jack Queyranne dans un récent discours : Jaurès a su "ne pas sombrer dans l’idéologie qui, par nature, emprisonne et aveugle" ! La mode est à cela du côté du P.S. et de ses intellectuels : classer les hommes en réalistes modernes d’un côté, en idéologues sectaires et conservateurs de l’autre. Et donc tenter, en l’amputant des fondements mêmes de sa pensée politique, de ramener Jaurès dans le camps des réalistes, d’en faire un Jacques Martin du grand jeu médiatico-politique disant à chacun de ces petits garçons qui nous gouvernent qu’il a gagné, bien chanté la chanson du FMI, et que papa Clemenceau et maman Thatcher sont fiers de lui.
Autre symptôme de l’année du centenaire, donc : pour cacher le Jaurès qu’on ne veut surtout pas entendre, parler à outrance de tout un tas de "facettes" beaucoup moins dangereuses. Bref, placer un peu partout, devant le "grand homme", des discours-écrans.
Passons rapidement sur le Jaurès orateur, qui fait même l’objet d’un livre (Convaincre comme Jean Jaurès. Comment devenir un orateur d’exception) paru dans une collection nommée "histoire et management" (!). Un livre bien pratique puisqu’il a permis à des journaux comme Les échos ou Challenges ("Management : 5 techniques pour convaincre comme Jaurès") de parler de Jaurès sans jamais parler des idées de Jaurès.
On n’a pas encore vu un "La cuisine de Jaurès", mais ça ne saurait tarder, tant certains insistent sur son appétit, et tant d’autres, en cette année de commémoration de la Grande Guerre, proposent des ambiances "festives" et "joyeuses" autour d’un repas "le rata du poilu". A quand un "apero birkenau ?" ou un "couscous Gaza" ? Mais passons…
Passons aussi sur le Jaurès régionalisé à outrance, celui que le président PS du CG du Tarn présente comme il présente les spécialités locales et les éléments du patrimoine, ce Jaurès qu’on fête (et tant mieux) dans des villages tarnais où il est à peine passé mais qu’on ne fête pas dans plusieurs villes de l’ouest ou du nord où il est pourtant venu, où il a pourtant parlé, au milieu des grèves ou des catastrophes minières, pour soutenir les mineurs ou les ouvrières et ouvriers en lutte…
A Fougères, par exemple (qui a bien réussi à ne pas célébrer Jaurès cette année), où il vint soutenir une importante grève : « Quel témoignage porte contre la société d’aujourd’hui cette barbare guerre sociale ? […] Ce qui éclate à tous les yeux, c’est qu’il y a, dans notre société, un antagonisme profond d’intérêts ; c’est qu’il n’y a entre les classes d’autre arbitrage que la force, parce que la société elle-même est l’expression de la force. C’est la force brute du capital, maniée par une oligarchie, qui domine tous les rapports sociaux ; entre le capital qui prétend au plus haut dividende et le travail qui s’efforce vers un plus haut salaire, il y a une guerre essentielle et permanente. La grève n’est qu’un épisode de cette guerre. Le combat continue incessant, silencieux, dans l’atelier comme hors de l’atelier ; car à chaque minute le capital prélève une part du produit du travail, et le travail, averti peu à peu de son droit, refuse à cette spoliation incessante son consentement profond. »
Autre discours-écran, celui portant sur Jaurès journaliste : un journaliste dont on rappelle qu’il fut critique littéraire, qu’il écrivit beaucoup dans La Dépêche, quitte même à mentir à ce sujet (ainsi Jean-Michel Baylet, homme politique et d’affaires, PDG du groupe La Dépêche : « Moi, j’admire Jaurès, qui a écrit pendant vingt ans dans La Dépêche du Midi, qui était son journal et non pas L’Humanité, contrairement à ce que tout le monde croit. »). On minore en revanche le rôle, les actions, les idées du Jaurès directeur de journal, et l’on cite ainsi plus volontiers ses propos sur Arthur Rimbaud que ses dénonciations régulières de ceux qui tentaient d’acheter le silence ou la complicité de l’Humanité. Mais faut-il vraiment s’étonner que la presse d’aujourd’hui rechigne à rappeler que la quasi totalité de la presse de l’époque, cette "presse vénale”, dépendante des industriels qui la possèdent, “outil de plus aux mains du pouvoir ou des financiers”, se laissait régulièrement acheter (par la Russie par exemple – éloge des emprunts russes, du tsarisme, etc.) ? [Voir à ce sujet l’article de Matthieu Lepine sur Jaurès et la nécessaire indépendance de la presse :
Grande notion-écran, tout particulièrement objet cette année d’un véritable travail de révisionnisme historique et idéologique : le "socialisme" de Jaurès quand il est présenté comme préparant le socialisme sous le nom duquel se présentent F. Hollande, M. Valls et leurs consorts. Lesquels n’hésitent plus à jouer une danse schizophrénique qui les mène, suivant les jours ou les années :
- à reconnaître clairement, la plupart du temps, qu’ils trouvent Clemenceau "plus fécond" que Jaurès (Hollande), et qu’ils estiment que l’appellation « Parti Socialiste » doit disparaître puisque « parti renvoie à la lutte d’une classe contre une autre et socialisme renvoie à un projet hérité du XIXe siècle. Ils nous enferment l’un et l’autre dans des conceptions dépassées. » (Valls)
- à clamer en revanche cette année, centenaire oblige, que la politique de F. Hollande "s’inscrit dans la continuité de Jaurès" (H. Nallet) ; que Jaurès "aurait voté le pacte de responsabilité" (Valls) ; "aurait voté la réforme territoriale" (Bartolone) ; etc.
Dans tous les cas, ils nous affirment que le socialisme, leur socialisme, qui laisse même le radical Clemenceau à sa gauche, est un "réformisme", un "sens du mouvement", un "pragmatisme", et autres synonymes destinés à faire passer la soumission aux puissants pour de l’adaptation au réel. Oh, ils exposent bien encore, sur un ou deux panneaux temporaires, quelques photos de Jaurès auprès des ouvriers, mais en se gardant bien de rappeler que cette présence s’inscrivait dans un combat de tous les instants contre les “ haines, [les] gaspillages, [le] chaos de la lutte des classes, conséquence et châtiment de la société capitaliste”. Encore un petit effort et on nous dépeindra bientôt Jaurès en dame patronnesse de la paroisse Solférino.
En attendant, par un petit tour de passe-passe, ils osent : puisque Jaurès était réformiste, il aurait acquiescé à toutes les réformes. Et peu importe que, pour cet homme qui voulait mener la République au socialisme, ces réformes qu’ils lui font cautionner aient pour objectif de conduire la République au libéralisme. Silence donc sur le réformisme jauressien, qui était un réformisme anti-capitaliste, ayant pour but constant d’affaiblir le capitalisme (tout en améliorant les conditions de travail et de vie de la classe ouvrière) pour mieux faire naître sur ses cendres un ordre social nouveau. Une société dite par Jaurès "collectiviste" ou "communiste", où la propriété comme la direction des moyens de production appartiennent à ceux qui travaillent et non à ceux qui simplement possèdent des terres, des usines, du pouvoir. Propriété et direction : ce n’est pas un hasard si Jaurès aimait tant les coopératives… Comme ce n’est pas un hasard si presque personne n’a trouvé à redire quand Saint-Gobain, actuel propriétaire de la verrerie ouvrière soutenue jadis par Jaurès, a prétendu fêter aussi l’année Jaurès (sans rappeler, évidemment, que sa nature et son fonctionnement actuels sont exactement ceux dont Jaurès voulait hâter la disparition) !
Autre Jaurès très évoqué : le pacifiste. Que l’on décrit en général très vaguement, à coup de "contre la Guerre" et de "pour la Paix", en réduisant le pacifisme de Jaurès à une sorte d’humanisme, sans rappeler notamment ses luttes contre les causes économiques de la guerre, contre les allumeurs de haine, les trusts de cette “internationale des obus et des profits”, les chauvins, les revanchards, Poincaré en tête… Sans rappeler ses tentatives nationales et internationales pour que la solidarité ouvrière l’emporte sur les nationalismes, pour que l’arbitrage de la raison l’emporte sur les diplomaties opaques et les traités secrets, etc. Sans rappeler le Jaurès qui en 1907 s’adressait aux gouvernements bellicistes d’Europe :
"Oui, l’arbitrage international est possible, oui, la paix du monde est possible. Mais comme vous les gouvernants, vous êtes trop débiles pour l’établir, comme vous êtes sollicités entre le prolétariat qui veut la paix et des groupes de capitalistes qui ont intérêt à la guerre ce que vous ne pouvez pas faire, nous le faisons et nous vous signifions dès maintenant que c’est par la volonté de l’Internationale, que c’est par la volonté des ouvriers de tous les pays lassés de payer de leur sang vos rêves et vos crimes, que l’arbitrage international va s’établir. Quand un litige commencera, nous dirons aux gouvernants : Entendez-vous par vos diplomates. Si vos diplomates n’y réussissent pas, allez devant les arbitres que vous avez désignés vous-mêmes, inclinez-vous devant eux ; pas de guerre, pas de sang versé : l’arbitrage de l’humanité, l’arbitrage de la raison. Et si vous ne le voulez pas, eh bien, vous êtes un gouvernement de scélérats, un gouvernement de bandits, un gouvernement de meurtriers. Et le devoir des prolétaires, si la guerre leur est imposée contre leur volonté, est de retenir le fusil qui leur est confié, non pas pour abattre leurs frères de l’autre côté de la frontière, mais pour abattre révolutionnairement les gouvernements de crime.»
Les hommes qui cette année font beaucoup parler Jaurès pour nous affirmer qu’il se serait rallié à l’union sacrée sont bien silencieux sur d’autres questions. Jaurès, épris de justice et de vérité, aurait-il supporté ce que Poincaré, Clemenceau et consorts ont fait de la France ? Peut-on imaginer que le Jaurès de l’Affaire Dreyfus et de l’abolition de la peine de mort aurait approuvé les fusillés pour l’exemple, et ce régime de semi-dictature militaire ? Qu’aurait-il pensé de ceux qui le dépeignent désormais en "chef de guerre" et l’imaginent diriger la France aux côtés de Clemenceau ? Lui qui reconnaissait l’autorité de la raison, pas celle de commandement, lui qui s’écriait en 1912 : "Mais quelle chose extraordinaire ! Tous les gouvernements de l’Europe répètent : cette guerre serait un crime et une folie. Et les mêmes gouvernements diront peut-être dans quelques semaines à des millions d’hommes : c’est votre devoir d’entrer dans ce crime et dans cette folie. Et si ces hommes protestent, s’ils essaient d’un bout à l’autre de l’Europe de briser cette chaîne horrible, on les appellera des scélérats et des traîtres et on aiguisera contre eux tous les châtiments."
Silence aussi, généralement, sur les combats de Jaurès pour réformer radicalement l’armée, en faire une armée de défense, démocratique et populaire, dont le budget comme le fonctionnement n’échapperaient plus au contrôle du peuple et qui ne pourrait plus être mise au service, à l’intérieur de l’écrasement du mouvement ouvrier, à l’extérieur des visées impérialistes et colonialistes.
Silence encore, dans les discours officiels où l’on nous souligne à quel point Jaurès aimait la littérature grecque ou la peinture flamande, sur le Jaurès qui dénonçait les "guerres de proie", les pillages et les "rapines coloniales", les exactions commises là-bas par cette France "qui se dit de justice et de liberté" mais qui n’a contre les populations de ces pays "d’autres gestes que les canons et les fusils". Est-il étonnant, vu certains héritages et certaines continuités, que certains taisent ainsi le Jaurès qui dénonce l’apparition et la montée en puissance de ce qui deviendra la Françafrique quand il voit se mettre en place, en Tunisie, en Algérie ou au Congo, de juteuses collusions entre hommes d’affaires, hommes politiques et hommes de presse. Et silence évidemment sur le Jaurès qui demande : “Si les violences auxquelles se livre l’Europe en Afrique achèvent d’exaspérer la fibre blessée des musulmans, si l’Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression, qui […] aura le droit de s’indigner ?”
Autre discours-écran, très évoqué par nos députés socialistes : le Jaurès député justement, parlant brillamment à la Chambre, écouté même par les députés de l’autre bord, etc. Peu d’évocations en revanche, au sein de cette Chambre, de l’exclusion temporaire de Jaurès, de Jaurès se faisant insulter et menacer par des confrères, sur certains appels au meurtre à peine moins explicites que ceux de Péguy, etc. Peu de rappels, c’est le moins qu’on puisse dire, du Jaurès dénonçant, toujours au sein de la Chambre, ces députés qui confondent sans cesse “la politique et la finance” au point qu’on ne sait plus, quand ils parlent, “quelle est la vérité qui vient du cerveau ou quel est le mensonge qui vient de la caisse” ; ces députés qui ont permis le “développement du régime politico-financier, […] la confusion croissante de la politique, de la finance et de la presse ». Bref, du Jaurès qui dénonce toute cette oligarchie pseudo-républicaine dont le Président Casimir-Perier fut un parfait représentant et qui de scandales (Panama) en scandales (Rochette), empoisonnait la République, se servait du nationalisme pour masquer la question sociale, et ouvrait la porte à toutes les réactions (Boulanger).
On peut d’ailleurs se demander si l’insistance, cette année, sur "le grand orateur admiré et respecté", n’a pas pour fonction de minorer la violence des haines dont Jaurès était la cible, et leur provenance (rares sont ceux qui rappellent que l’entourage proche de Poincaré ne cachait pas son souhait de voir Jaurès mort ; ou que Clemenceau se disait soulagé d’avoir pu mener la France sans Jaurès…). On peut se demander aussi si l’on ne cache pas, sous l’évocation des caricatures parues dans la presse et sous les citations, toujours les mêmes, d’un ou deux Péguy appelant directement au meurtre de Jaurès, la quantité et la force des mensonges, désinformations, insultes et menaces dont Jaurès fut la victime permanente, y compris de la part de journaux réputés pour leur sérieux, y compris de la part de membres du gouvernement, y compris de la part d’intellectuels et de journalistes alors considérés comme modérés. Les haines des nationalistes paraissent bien pratiques pour moins parler des haines des capitalistes, des industriels, des patrons de presse, etc. Et les dessins caricaturaux, dont la nature autorise l’outrance, permettent aussi de ne pas parler des éditoriaux ou articles qui, dans les mêmes journaux, mais en se prétendant, eux, objectifs, désinformaient et calomniaient en permanence Jaurès et son action.
Quant à l’assassinat, même phénomène : plus on parle de l’assassin, moins on parle de tous ceux qui l’avaient mentalement armé. Plus on affirme que c’est "la guerre" qui a tué Jaurès (Cambadélis), moins on rappelle que ce sont les bellicistes qui n’ont cessé de désirer ou de pousser à son élimination.
Ce n’était pas, il faut donc le rappeler, à Raoul Villain ou à "la guerre" que Jaurès s’adressait, en 1913, quand il dit à la Chambre : "Dans vos journaux, dans vos articles, chez ceux qui vous soutiennent, il y a contre nous, vous m’entendez, un perpétuel appel à l’assassinat.”
A Raoul Villain et à ses semblables, victimes d’un bourrage de crâne anti-pacifiste et anti-socialiste envahissant, Jaurès disait : "Un jour viendra peut-être, en effet, où nous serons abattus précisément par un de ceux que nous voulons affranchir. C’est du même peuple souffrant que sortent, selon le vent qui souffle, les violences des révolutions ou les violences des réactions… Qu’importe après tout ! L’essentiel n’est pas qu’à travers les innombrables accidents de la vie nous soyons épargnés par la faveur des hommes ou par la grâce des choses; l’essentiel est que nous agissions selon notre idéal, que nous donnions notre force d’un jour à ce que nous croyons la justice, et que nous fassions œuvre d’hommes en attendant d’être couchés à jamais dans le silence de la nuit."
Evoquons avant de conclure un dernier discours, moins « écran » que « fumeux » : celui que l’on nous sert à outrance cette année d’un Jaurès qui serait enfin "sorti du mythe", "dégagé de sa légende", "débarrassé de toute idéologie", appartenant enfin à l’Histoire objective et scientifique que feraient des historiens objectifs et scientifiques. A croire que pour certains hommes politiques, la meilleure manière de s’assurer que Jaurès ne bouge plus est d’en confier l’esprit aux historiens.
Mais faut-il le croire si vite ? Ce dont ce centenaire témoigne aussi, à travers la manière dont certains historiens (Vincent Duclert, Marion Fontaine…) se sont mis au service de la vision de Jaurès défendue par le PS et sa fondation Jean Jaurès, c’est que leur prétention à l’objectivité cache très mal leur parti-pris. Jaurès dégagé de sa légende, c’est Jaurès engagé dans leur légende.
Au-delà des multiples dimensions de Jaurès, il y a bien deux manières de le voir et de le vouloir.
Certains s’arrangent d’un Jaurès tout sage, tout calme, tout embaumé dans son panthéon, ce triste temple où figurent plus de soldats que de poètes, plus d’hommes d’ordre et de commandement que de pensée et de paix. Un Jaurès mort qu’on peut donc faire parler n’importe comment et dont on peut poser le nom comme un logo ou un label sur n’importe quelle politique. Un Jaurès qui parlerait comme un Hollande.
D’autres veulent toujours un Jaurès vivant, présent, un Jaurès engagé. Souhaitant que ses textes aident “les hommes de pensée à devenir des hommes de combat, et à comprendre que la vérité, pour être toute la vérité, doit s’armer en bataille”. Rappelant qu’on "a beau regarder les événements du point de vue de l’histoire, il est impossible de développer ce grand drame sans s’y mêler. On va réveillant les morts, et à peine réveillés, ils vous imposent la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, du parti-pris, de l’âpre et nécessaire exclusion. Avec qui es-tu ? Avec qui viens-tu combattre et contre qui ?”
Ce Jaurès-là est bien vivant, et pas seulement dans l’esprit de cette femme anonyme de Carmaux, criant à F. Hollande, il y a quelques mois : "Jaurès ne parlait pas comme vous."
Ce Jaurès-là, qui parlait déjà au nom d’un siècle de silence, grâce à cette femme et à toutes celles et ceux qui le vivent ainsi, n’a pas fini de se taire.
"Et vous vous étonnez de la véhémence de nos paroles, de la force de nos accusations ! Mais songez donc que nous parlons au nom d’un siècle de silence ! Songez donc qu’il y a cent ans il y avait dans ces ateliers et dans ces mines des hommes qui souffraient, qui mouraient sans avoir le droit d’ouvrir la bouche et de laisser passer, en guise de protestation, même leur souffle de misère : ils se taisaient.
Puis un commencement de liberté républicaine est venu. Alors nous parlons pour eux, et tous leurs gémissements étouffés, et toutes les révoltes muettes qui ont crié tout bas dans leur poitrine comprimée vibrent en nous, et éclatent par nous en un cri de colère qui a trop attendu et que vous ne comprimerez pas toujours."
Jérôme Pellissier.
Pour info :
On peut retrouver les textes dont sont issues les citations de Jaurès présentes dans cet article sur le site www.jaures.eu
On peut aussi venir célébrer un Jaurès vivant, du 6 au 30 novembre, à la Cartoucherie (Théâtre de l’Epée de bois). Voir : http://www.jaures.eu/lactu-du-spectacle/
Note (1) Contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, la Fondation Jean Jaurès, affiliée au Parti socialiste, n’est pas une fondation dont l’objet serait de promouvoir, ou d’étudier, la pensée de Jaurès. Elle est présidée par Henri Nallet, ancien ministre de la justice et ancien employé des Laboratoires Servier, et dirigée par Gilles Finchelstein, employé de l’agence Havas Worldwide et ex-conseiller de Dominique Strauss-Kahn.
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