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Il y a un siècle
29 juillet 1914 : Jaurès à Bruxelles pour sauver la paix
La rencontre avec Jaurès est finalement brève. Accompagné de ses amis ( Sembat, Guesdes, Rappoport, Longuet, Vaillant...), il prend le train à la Gare du Nord pour Bruxelles où est prévue une réunion en urgence du Bureau socialiste international. Au sein de l'annexe de la Maison du Peuple, les dirigeants des partis socialistes européens ont prévu d'évaluer la situation internationale et de montrer la force de leur union face aux différents bellicismes nationaux. Le grand tribun français prendra ensuite la parole dans la soirée devant la foule francophone au Cirque Royal.
Je suis pour ma part avec mon ami Léon Blum et nous parvenons à isoler Jaurès un instant pour prendre un café, juste avant qu'il ne monte dans son wagon. Je lui demande à cette occasion de ne pas insister pour qu'il y ait des manifestations pour la paix dans Paris, ces manifestations ayant toutes les chances d'être vigoureusement interdites par le ministre de l'intérieur Malvy. Il balaie ma requête d'un revers de main : « Nul n'arrête le peuple qui se lève en masse et descend dans la rue pour imposer la paix ! » Je n'ose lui rappeler que le gouvernement risque dans ce cas de mettre en application ce que l'on appelle le « carnet B » qui prévoit l'arrestation préventive de nombreux dirigeants et opposants à la guerre, en cas d'imminence d'un conflit menaçant notre pays. Blum glisse pour sa part à Jaurès quelques mots d’encouragement où je sens poindre aussi beaucoup d'admiration.
Puis le dirigeant socialiste repose sa tasse qu’il a avalé d'un coup, se lève, remonte le quai à grandes enjambées et prend place dans son compartiment, accompagné jusqu'au bout par un policier assurant, sur ma demande, sa protection. À travers la vitre du train qui s'ébranle peu après, il nous fait, à Blum et à moi, deux ou trois brefs signes de la main et se replonge dans ce qui doit être la préparation de son discours du soir ou un prochain article pour l’Humanité.
Le train s'éloigne et on ne voit plus que la fumée noire, massive et compacte de la locomotive en pleine accélération. Blum m’attrape alors par la manche et avec un sourire me confie : « Cela m’a bien fait rigoler quand tu as prié Jaurès de ne pas provoquer dorénavant de manifestations pour la paix, dans les rues de la capitale. C'est un peu comme si tu demandais à un curé de ne plus jamais faire de messe ! » Du tac au tac, je réponds à Léon : « Tu sais, quand tu compares notre Jaurès à un curé, eh bien, c'est moi qui pouffe de rire ! »
En ces heures tragiques où on s'attend à tout moment à une mobilisation générale des Russes face aux Autrichiens, prélude à une déflagration européenne, cet échange de «petites blagues » avec Blum me fait un bien fou.
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