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26.août.2018
« Il y a toujours de l’espoir – Même pour moi ». Par Edward Snowden
Source : Der Spiegel, Martin Knobbe & Jörg Schindler, 01-09-2017
Au cours d’un entretien, le lanceur d’alerte Edward Snowden parle de sa vie en Russie, de la puissance des dispositifs de renseignements et de comment il va continuer à mener sa bataille contre la surveillance globale menée par les gouvernements.
Propos recueillis par Martin Knobbe et Jörg Schindler
12 Septembre 2017
Réaliser un entretien avec Edward Snowden est un parcours qui prend du temps. Pour le journal DER SPIEGEL, ce parcours a commencé il y a plus d’un an par de nombreuses conversations entre le journal et les avocats new-yorkais et berlinois d’Edward Snowden. Il s’est terminé un mercredi il y a deux semaines, dans la suite d’un hôtel de Moscou avec vue sur la Place Rouge.
Âgé de 34 ans, l’ancien employé des services de renseignements américains qui a révélé l’existence d’un système global de surveillance mis en place par l’Agence Nationale de Sécurité américaine (NSA) vit quelque part dans la capitale russe. Depuis qu’il a dénoncé ce système, il est considéré comme un ennemi d’État dans son propre pays. Il est devenu une icône pour les défenseurs des libertés individuelles mais il est aussi devenu un homme en cavale. Notre parcours pour arriver jusqu’à lui a presque pris encore plus de temps, quand il a presque dû reporter l’entretien à cause d’un mauvais rhume. En fin de compte, Snowden est venu – apparaissant comme quelqu’un de simple et d’incroyablement optimiste au cours d’une interview qui a duré plus de trois heures.
DER SPIEGEL : Monsieur Snowden, il y a quatre ans, vous apparaissiez dans une vidéo tournée depuis une chambre d’hôtel de Hong Kong. C’était le début de la plus grosse fuite de l’histoire de données des services de renseignements. Aujourd’hui, nous sommes dans une chambre d’hôtel à Moscou. Vous ne pouvez pas quitter la Russie parce que le gouvernement des États-Unis a émis un mandat d’arrêt à votre encontre. Pendant ce temps, la mécanique de surveillance de masse mise en place par les services de renseignements fonctionne toujours, probablement plus vite que jamais. Est-ce que tout ça en valait vraiment la peine?
Snowden : La réponse est oui. Regardez quelles étaient mes motivations. Je n’essayais pas de changer les lois ou de ralentir la machine. Peut-être que j’aurais dû. Ceux qui me critiquent disent que je n’étais pas assez révolutionnaire. Mais ils oublient que je ne suis qu’un produit du système. J’ai travaillé derrière ces bureaux, je connais les gens qui y travaillent et j’ai encore un petit peu foi en eux et en une réforme des services de renseignements.
DER SPIEGEL : Mais aujourd’hui, ces gens vous voient comme leur plus grand ennemi.
Snowden : La bataille que j’ai menée n’était pas de détruire la NSA ou la CIA. Je pense même qu’elles ont un rôle qui est utile à la société quand elles limitent leurs actions aux menaces qui sont vraiment importantes et quand elles utilisent des méthodes les moins intrusives possibles. On ne lâche pas des bombes atomiques sur des mouches parce qu’elles se sont posées sur la table du dîner. Tout le monde le sait sauf les agences de renseignements.
DER SPIEGEL : Qu’est-ce que vous avez accompli ?
Snowden : Depuis l’été 2013, le grand public a pris connaissance d’informations qui jusqu’alors étaient gardées secrètes. C’est-à-dire que le gouvernement américain peut avoir accès à toutes les informations de votre compte Gmail et qu’il n’a même pas besoin d’obtenir un mandat pour ça si vous n’êtes pas américain mais si vous êtes, disons, citoyen allemand. Vous n’avez pas le droit de faire une différence entre les citoyens de votre pays et ceux d’autres pays quand vous abordez la question de l’équilibre des droits fondamentaux. Mais de plus en plus de pays, pas seulement les États-Unis, font cette différence. Je voulais donner aux gens la possibilité de décider où la limite devait se situer.
DER SPIEGEL : Vous avez dénoncé la surveillance de masse comme étant une violation de la loi. Mais pour autant qu’on sache, pour le moment, aucune des personnes responsables de cette surveillance de masse n’est en prison.
Snowden : C’est pour cette raison que je l’appelle la loi secrète. Les actions menées par la NSA étaient illégales. Dans un monde juste, les personnes qui ont autorisé la mise en place de ces programmes devraient être en prison aujourd’hui. Nous parlons par exemple des innombrables violations identifiées par une enquête parlementaire allemande et confirmées par les termes de la loi G10 allemande …
DER SIEGEL : … qui, selon les lois du droit à la confidentialité des mails et des communications, limite les droits des services de renseignements à accéder aux appels téléphoniques ou aux e-mails de quelqu’un dans des cas couverts par les lois sur le secret des courriers et des communications.
Snowden : Mais plutôt que de punir ceux qui sont à l’origine de ces programmes, plutôt que d’exiger leurs démissions et plutôt que de changer ces pratiques d’espionnage, tout ce à quoi nous avons droit est une nouvelle loi disant que tout ça n’est pas grave.
DER SPIEGEL : Avez-vous été surpris quand vous avez appris que l’agence de renseignements extérieurs allemande, la BND, surveillait des « amis » tels que le Premier Ministre israélien ou avait 4000 « sélectionneurs » dirigés vers des cibles américaines?
Snowden : J’ai été déçu mais pas surpris. C’est la même chose en France, en Allemagne et dans tous ces autres pays. Tous les gouvernements veulent avoir plus de pouvoirs quand il s’agit d’espionnage économique, de manipulation diplomatique et d’influence politique.
DER SPIEGEL : Le but principal de la surveillance est de prévenir la survenue d’attaques contre nos pays. Sur le principe, il n’y a rien de mal à ça.
Snowden : Nous n’avons aucune preuve que ces programmes de surveillance de masse empêchent des attaques terroristes. Mais si vous ne pouvez pas nous prouver que des cellules terroristes ont été découvertes grâce à ces mesures, et que malgré tout, vous dites que ces mesures sont absolument nécessaires, alors pourquoi le sont-elles ? Parce qu’elles sont particulièrement intéressantes dans d’autres domaines d’espionnage. Comme l’écoute d’une conversation téléphonique entre Kofi Annan et Hillary Clinton …
DER SPIEGEL : … ce que le BND a fait.
Snowden : Cet enregistrement n’a probablement pas été d’une grande utilité pour empêcher un trop grand nombre d’attaques terroristes.
DER SPIEGEL : Donc, quelle est la différence entre le BND et la NSA?
Snowden : La différence la plus importante est le budget. Quelle somme ont-ils à mettre dans le jeu? C’est ce qui détermine vraiment leurs potentiel. Mais l’Allemagne a des capacités phénoménales du fait de sa localisation géographique très centrale qui la place à proximité de tellement de positions géographiques favorables, comme le centre internet DE-CIX de Francfort. C’est comme aller à la pêche dans un tonneau. Peu importe à quel point vous êtes mauvais, peu importe à quel point vous êtes médiocre, tout ce que vous avez à faire, c’est de plonger un bocal dans le tonneau pour attraper un poisson.
DER SPIEGEL : Les autorités allemandes affirment qu’elles seraient sourdes et aveugles sans la NSA ou la CIA.
Snowden : Bien sûr, l’Allemagne n’est peut-être pas comme les États-Unis qui cassent leur tirelire en dépensant 70 milliards de dollars par an pour financer des programmes d’espionnage. Mais l’Allemagne est un pays très riche. En 2013, l’Allemagne a alloué au BND un budget d’environ un demi-milliard d’euros. Maintenant, son budget a été augmenté d’environ 300 millions d’euros. Quand vous combinez ça avec le fait que le service public d’éducation allemand est un des meilleurs au monde, il est clair que l’Allemagne dispose d’une base technique très talentueuse.
DER SPIEGEL : À Berlin, la commission d’enquête sur la NSA du parlement a passé trois ans et demi à examiner la coopération établie entre la NSA et le BND. Le rapport final indique que vous n’avez pas été appelé à comparaître en tant que témoin comme c’était initialement prévu car une de vos conditions était d’obtenir l’asile en Allemagne.
Snowden : C’est un mensonge. À aucun moment, je n’ai posé comme condition d’obtenir l’asile en Allemagne. Je ne pense même pas qu’il y ait eu mention du terme asile.
DER SPIEGEL : Alors comment expliquez-vous que ça ait été rapporté partout?
Snowden : C’est politique. Les partis de la majorité qui prenaient part à l’enquête ont publiquement pris position pour un blocage de mon entrée en Allemagne dans le but d’apaiser la Maison-Blanche. Mais au cours des mois suivants, avec l’accumulation des révélations sur la mise en place d’une surveillance injustifiée des gens à l’échelle mondiale, y compris des allemands, cette position est devenue de plus en plus impopulaire et a rendu la conduite d’une enquête inévitable. À ce moment-là, l’orthodoxie politique a incité la majorité des acteurs impliqués dans l’enquête à concevoir une méthode pour empêcher l’enquête de révéler ce qui pourrait être trop embarrassant, tout en se conformant de façon très stricte aux promesses faites à la Maison-Blanche et aux plus hautes autorités allemandes. Peu importe ce que vous pensez d’eux, les représentants politiques ne sont pas stupides et je pense qu’ils savaient que la seule justification possible pour un résultat si rebutant était de clamer qu’ils n’avaient pas eu le choix. Alors ils ont inventé l’histoire de la demande d’asile. Il se peut que les historiens ne soient pas impressionnés mais pour le moment, ça marche. Et trop souvent dans les politiques menées aujourd’hui, « pour le moment » est tout ce qui compte.
DER SPIEGEL : Qu’est ce que la commission d’enquête aurait pu apprendre de vous ? Les documents que vous leur avez fournis avaient déjà été publiés.
Snowden : Je sais. Ils pensent que je n’étais qu’un administrateur du système. Il est vrai que j’en étais un à de nombreuses occasions au cours de ma carrière mais je n’ai pas fait que ça. Lors de ma dernière affectation à Hawaï, je passais littéralement mes journées entières à utiliser XKeyscore pour pister les hackers chinois. XKeyscore était le programme que la NSA a fourni aux allemands et que ceux-ci utilisaient également.
DER SPIEGEL : Vous avez pu lire des passages du rapport final d’enquête. Quelle est votre opinion sur celui-ci ?
Snowden : Nous avons tous beaucoup espéré que ce rapport serait quelque chose de fiable, que ce serait le produit d’un vrai travail d’enquête. Mais le rapport produit pas les partis de la majorité est une déception. C’était une sorte d’exercice d’écriture créative pour eux. L’opinion allemande était furieuse contre leurs pratiques de surveillance donc ils avaient besoin de faire quelque chose à ce propos. Mais pas ce que je pense que l’opposition a essayé de faire avec beaucoup de courage, c’est-à-dire trouver ce qui s’était réellement passé, établir les parts de responsabilité et à terme réorganiser les activités de ces services de renseignements pour les mettre en accord avec la législation. À la place, les politiciens ont décidé de rendre les lois plus vagues pour ne plus avoir à les enfreindre.
DER SPIEGEL : Vous semblez être très résigné.
Snowden : Absolument pas. Je pense que nous avons fait beaucoup de progrès en tant que société – nous utilisons les maths et la science pour limiter les abus commis par les gouvernements.
DER SPIEGEL : Vous parlez du chiffrement de nos communications.
Snowden : Avant de prendre sa retraite, l’ancien directeur américain du renseignement national James Clapper a dit que par mes actes, j’avais accéléré l’adoption des systèmes de chiffrement de sept ans. Il avait formulé cette remarque comme une insulte mais je l’ai pris comme une sorte de compliment. Nous voyons apparaître des dynamiques comme l’activation par défaut de l’adaptation du chiffrement de bout en bout – vous n’avez même pas à y penser. Avant 2013, la plupart des sites d’actualité ne savaient même pas ce qu’était le chiffrement. Maintenant la quasi-totalité du personnel des rédactions sérieuses à la possibilité de chiffrer.
DER SPIEGEL : Mais les terroristes utilisent aussi le chiffrement.
Snowden : Quand vous avez trois terroristes dans une ville, celui qui utilise un ordinateur portable est touché par une frappe de drone. Celui qui utilise un téléphone portable est touché par une frappe de drone. C’est seulement celui qui envoie son cousin sur sa mobylette pour porter des messages rédigés sur un bout de papier qui n’est jamais touché par une frappe de drône. Ils peuvent additionner deux plus deux très rapidement. Ils n’ont pas besoin que le DER SPIEGEL ou moi leur dise ce qui marche et ce qui ne marche pas.
DER SPIEGEL : Est-ce que vous reconnaissez au moins que certaines informations qui sont publiées aident les criminels et les états voyous à comprendre comment les agences de renseignements fonctionnent ?
Snowden : Non. C’est plutôt une allégation très confortable émise par les gouvernements. Leur méthode pour déterminer les informations qui doivent être classées consiste à dire que la révélation de ces informations va causer des dommages. J’ai envoyé des menus de déjeuners de la cafeteria qui étaient classés top secret. Ce n’est pas une blague.
DER SPIEGEL : Mais les fichiers contenaient aussi des secrets, programmes et techniques réellement classifiés.
Snowden : Je me suis manifesté en 2013. On est en 2017 et ils n’ont jamais mis en évidence quelque dommage que ce soit malgré les demandes du Congrès et bien qu’ils aient passé plus de deux années à enquêter. Même Michael Rogers, directeur de la NSA a dit : le monde ne s’écroule pas, nous faisons toujours notre travail. Oui, c’était perturbateur mais la vie continue.
DER SPIEGEL : Pourquoi n’y a-t-il pas plus de lanceurs d’alerte comme vous ? Ont-ils peur de finir exilés en Russie ?
Snowden : Il y a une réponse pessimiste à cette question. Les gens ont l’impression que les conséquences seront trop graves s’ils se font prendre. Mais il y a aussi une réponse optimiste à cette question. Ce qui s’est passé en 2013 a mis ces services de renseignements en garde – ils pourraient être les prochains.
DER SPIEGEL : Nous pensons que la version pessimiste est la version la plus proche de la réalité.
Snowden : Je pense que c’est un mélande des deux. Regardez les fichiers Vault7 publiés par WikiLeaks. C’était une divulgation sans précédent d’informations très sensibles provenant clairement de serveurs au sein même de la CIA. Personne n’a été arrêté jusqu’à présent et ça fait des mois que ça s’est produit. Il y a deux choses à en retenir : premièrement, il est manifestement plutôt facile de dénoncer les services de renseignements. Et ensuite, puisque ce n’est clairement pas de mon fait, il y en a d’autres ailleurs.
DER SPIEGEL : Les fichiers que vous avez divulgués ont maintenant quelques années, tout comme les méthodes qui y sont décrites. Ces fichiers ont-ils aujourd’hui une autre valeur que leur caractère historique ?
Snowden : Le système a très peu changé. Ce n’est que si vous comprenez le mécanisme de base utilisé pour espionner des gens innocents que vous pouvez agir pour commencer à le corriger. Le défi est donc ce qui arrive après et la façon de gérer cet après.
DER SPIEGEL : Et donc ? Qu’est-ce qui vient après ?
Snowden : Les gouvernements se rendent compte que la surveillance de masse n’est pas vraiment efficace. Ils échangent leurs méthodes de surveillance de masse pour ce que les agences de renseignements espèrent être leur nouvelle panacée : le hacking. Mais comme ils disent d’habitude, il s’agit de piratage de masse et pas vraiment de piratage ciblé. On l’a vu dans le démantèlement de marchés hébergés sur le darknet et au cours d’opérations menées conjointement par l’Union Européenne et les États-Unis.
DER SPIEGEL : Donc il s’agit maintenant de percer les systèmes de chiffrement ?
Snowden : Pas de percer les systèmes de chiffrement – les agences de renseignements essayent de contourner le chiffrement. Elles recherchent les points faibles des systèmes que vous utilisez pour voir ce que vous écrivez avant de chiffrer votre message. Ce qu’ils font réellement, c’est qu’elles prennent le contrôle d’un site internet, l’infectent avec un logiciel malveillant et quand vous visitez ce site web parce que vous avez par exemple le lien de ce site web, vous êtes piratés. Ils ont ensuite le contrôle de votre ordinateur ou de votre téléphone. Vous avez payé pour ça mais ce sont eux qui l’utilisent. Je pense que c’est un système bien meilleur que la surveillance de masse.
DER SPIEGEL : Pourquoi?
Snowden : La surveillance de masse était incroyablement peu chère. Ça fonctionne de façon plus ou moins gratuite, invisible et constante – et il n’y avait pas de réelle défense contre elle à part l’utilisation de protocoles de chiffrement. Attaquer les moteurs de recherche, les téléphones et les ordinateurs est une option bien plus coûteuse.
DER SPIEGEL : Mais vous venez de dire que le manque d’argent n’était pas le problème principal des services de renseignements.
Snowden : Mais même eux ne peuvent pas s’en servir pour espionner tout le monde tout le temps. La nouvelle approche rend la vie plus difficile pour les agences de renseignement d’une bonne manière. Cela crée une contrainte naturelle qui les force à décider : Est-ce que cette personne que je veux espionner en vaut vraiment la peine ? Il y avait, par exemple, ce groupe djihadiste qui utilisait un logiciel de cryptage appelé Mujahedeen Secrets. C’est le genre de choses qu’ils devraient poursuivre parce que si vous installez ce logiciel, vous faites probablement partie des moudjahidin, n’est-ce pas ?
DER SPIEGEL : Même si la marge de manœuvre des agences de renseignements était à l’avenir limitée, les gens partagent d’énormes quantités de leurs données personnelles avec des entreprises comme Facebook, Google, YouTube et Instagram. Ne devrions nous pas accepter le fait que nous sommes entrés dans l’ère de la transparence totale ?
Snowden : Je donne tous les mois des conférences à l’université et j’ai l’impression que la jeune génération se sent plus concernée par les questions de vie privée que l’ancienne génération. Tous simplement parce qu’ils partagent constamment leurs informations de façon volontaire.
DER SPIEGEL : Pourtant une quantité énorme de données sont en circulation, qui peuvent être utilisées à bon ou aussi à mauvais escient.
Snowden : Vous avez raison. Sans être jamais entrés dans un débat à ce sujet, nous avons décidé que cet univers gigantesque de tierce parties a le droit de posséder des dossiers et un historique parfait de nos activités personnelles. Et en même temps, on voit se mettre en place une nouvelle nébuleuse du pouvoir et de la politique des entreprises, dans lequel des personnalités majeures du monde économique sortent de leur microcosme et prennent la parole sur des sujets tels que l’économie, les programmes pour l’emploi et l’éducation – des sujets qui étaient d’ordinaire réservés aux politiques.
DER SPIEGEL : Selon vous, est-il acceptable que les autorités et les entreprises travaillent main dans la main contre le crime, le terrorisme ou les crimes haineux ?
Snowden : Une entreprise ne devrait jamais avoir à faire le travail du gouvernement. Ils ont des intérêts complètement différents et quand vous commencez à franchir ces lignes, les conséquences peuvent être inattendues. Bien entendu, les entreprises peuvent venir en aide aux gouvernements dans leurs enquêtes contre le terrorisme. Mais pour avoir accès par exemple aux dossiers rassemblés par les entreprises, les gouvernements doivent au préalable convaincre un juge. Je crois que c’est là que ça devient dangereux, quand vous dîtes : Google, tu es maintenant le shérif de l’Internet. Tu décides de ce que les lois doivent être.
DER SPIEGEL : Ce qui n’est pas très éloigné de la réalité.
Snowden : Et ensuite, on s’aperçoit que le fondateur et PDG de Facebook a l’intention de se présenter comme candidat lors de la prochaine élection présidentielle américaine. Voulons-nous que la plus grande entreprise de réseaux sociaux de la planète qui affiche clairement ses ambitions politiques décide de ce qu’il est politiquement correct de dire et de ce qui ne l’est pas ?
DER SPIEGEL : En parlant d’ambitions politiques : Avez-vous une explication à l’augmentation de l’ingérence des agences de renseignements dans les élections démocratiques ?
Snowden : Je crois que c’est un phénomène qui a toujours existé. Ce qu’il faut noter de nos jours, c’est qu’ils le cachent de moins en moins. Par exemple, nous savons grâce à la déclassification de certains documents que les États-Unis ont interféré avec des élections tout au long du siècle dernier. Chaque gouvernement qui dispose d’une agence de renseignements essaye de faire la même chose. En fait, je serais très étonné que le gouvernement allemand soit une exception. Ils le font sûrement de façon beaucoup plus discrète et polie. Mais je crois qu’on tourne spécifiquement autour de la question russe ici, non ?
DER SPIEGEL : Comment avez-vous deviné?
Snowden : Ce n’était pas si difficile. Tout le monde montre la Russie du doigt.
DER SPIEGEL : Légitimement ?
Snowden: Je ne sais pas. Ils ont probablement piraté les systèmes informatiques du Parti démocrate d’Hillary Clinton mais nous devrions avoir de preuves de cela. Dans le cas du piratage de Sony, le FBI a avancé des preuves de l’implication de la Corée du Nord. Ici, ce n’est pas le cas même si je suis convaincu qu’ils ont des preuves. La question, c’est pourquoi?
DER SPIEGEL : Avez-vous une réponse à cette question ?
Snowden : Je pense que la NSA a très certainement identifié ceux qui se sont introduits dans le système. Pourquoi ne l’aurait-elle pas pu ? Mais je pense qu’ils y ont aussi vu tout un tas d’autres assaillants. Il y avait probablement six ou sept groupes. Le Comité national démocrate est une grosse cible et apparemment leur sécurité n’était pas au niveau. Il a refusé de fournir ses serveurs au FBI, ce qui est très bizarre. Donc je pense qu’en réalité, il s’agit d’une mise en forme narrative à propos des russes.
DER SPIEGEL : Y a-t-il un moyen d’être absolument certain de qui pirate un système ? Il semble plutôt facile de manipuler une signature temporelle, d’utiliser certains serveurs et de mettre en scène une opération sous faux drapeau.
Snowden : Le truc à propos du faux drapeau est vrai – je sais comment ça fonctionne. J’ai eu affaire à ça dans le cas de la Chine. Ils étaient les suspects habituels, personne ne parlait alors de la Russie. La Chine ne s’inquiétait pas non plus de couvrir ses traces. Ils cassaient la fenêtre, attrapaient tout ce qu’ils pouvaient et s’enfuyaient ensuite en rigolant. Mais même eux n’attaquaient pas directement de Chine. Ils passaient par des serveurs localisés en Italie, en Afrique ou en Amérique du Sud. Mais il est possible de remonter la piste – ce n’est pas de la magie.
DER SPIEGEL : Vous savez qu’il y a des gens influents, y compris des représentants haut placés du gouvernement allemand, qui essayent de dire que vous entretenez des relations étroites avec la Russie.
Snowden : Oui, en particulier cet Allemand, Hans.
DER SPIEGEL : Vous faîtes référence à Hans-Georg Maassen, le directeur des services de renseignements intérieurs allemands. Il a insinué à plusieurs reprises que vous pourriez être un espion russe. L’êtes-vous ?
Snowden : Je ne le suis pas. Il n’a même pas le courage moral de dire « Je pense que cette personne est un espion ». À la place, il dit « On ne peut pas prouver si M. Snowden est un agent russe ou pas ». Vous pouvez dire cela de littéralement n’importe qui. Je pense, et j’espère, qu’au sein d’un société ouverte, on a dépassé l’époque où les agences de la police secrète dénonçaient tout simplement ceux qui les critiquaient. Ça ne me met même pas en colère. Je suis juste déçu.
DER SPIEGEL : Néanmoins, de nombreuses personnes, y compris ici en Allemagne, se sont demandées quel genre de concessions vous aviez dû faire pour devenir un hôte de la Russie.
Snowden : Je suis content que vous posiez la question car une fois de plus, ça semble vrai. Il est en Russie donc il doit forcément leur donner quelque chose, n’est-ce pas ? Quand vous commencez à décortiquer les faits, ce raisonnement tombe en morceaux. Je n’ai aucun document ni accès à des documents. La presse a ces documents et c’est pourquoi les chinois ou les russes n’ont pu me menacer quand je suis entré sur leur territoire. Je n’aurai pas pu les aider, même s’ils m’avaient arraché les ongles.
DER SPIEGEL : Il est quand même difficile à croire pour beaucoup de monde que la Russie vous laisse entrer sur son territoire sans contrepartie.
Snowden : Je sais, vous vous dîtes : Poutine ce grand humanitaire, bien sûr qu’il le laisse entrer sans contrepartie. Personne ne crois ça, il doit y avoir une sorte d’accord, une compensation. Mais ils ne comprennent pas. Si vous y réfléchissez une seconde : j’essayais de me rendre en Amérique Latine mais le gouvernement américain a annulé mon passeport et m’a piégé dans un aéroport russe. Le président américain faisait des démarches quotidiennement auprès de la Russie pour demander mon extradition. Pensez à la situation politique en Russie. L’image que Poutine a de lui-même, l’image qu’il renvoie au peuple russe et à ce quoi ressemblerait un président russe disant: « Oui, on est vraiment désolés – tenez, prenez cet homme.é Et peut-être même qu’il y a une explication plus simple à cela, celle selon laquelle le gouvernement russe a simplement apprécié cette rare opportunité de pouvoir dire « non ». La vraie tragédie dans cette histoire, c’est que j’ai demandé l’asile en Allemagne, en France et dans 21 pays différents autour du globe. Et ce n’est qu’après que tous ces pays ont dit « non » que les russes ont fini par dire « oui ». Il semblerait qu’ils ne voulaient même pas dire « oui » et je ne le leur demandais pas.
DER SPIEGEL : Mike Pompeo, le nouveau directeur de la CIA, a accusé WikiLeaks, dont les avocats vous sont venus en aide, d’être un porte-parole pour les russes. N’est-ce pas dommageable aussi pour votre image ?
Snowden : Premièrement, nous devons remettre les accusations dans leur contexte. Je ne pense que le gouvernement américain ou qui que ce soit au sein de la communauté du renseignement accuse directement Julian Assange ou WikiLeaks de travailler directement pour le gouvernement russe. De ce que j’en comprends, les allégations portent sur leur utilisation comme outil pour se débarrasser de documents qui ont été volés par le gouvernement russe. Et bien sûr, c’est inquiétant. Je ne vois pas ça comme quelque chose qui m’affecte directement car je ne suis pas WikiLeaks et qu’il n’y a aucun doute sur la provenance des documents que j’ai divulgués.
DER SPIEGEL : En ce moment, un autre américain est accusé d’être trop proche de Poutine.
Snowden : Oh (rires).
DER SPIEGEL : Votre président. Est-il votre président ?
Snowden : J’ai des difficultés à comprendre cette idée selon laquelle la moitié des électeurs américains ont cru que Donald Trump était le meilleur d’entre nous. Et je pense que nous allons tous avoir des difficultés avec cette idée pour les décennies à venir.
DER SPIEGEL : Peut-être qu’il rendra service à votre cause en endommageant accidentellement les services de renseignements américains.
Snowden : Je ne pense qu’un président ait seul la capacité d’endommager de façon significative les services de renseignements. Ces groupes sont tellement bien représentés au Congrès, dans les médias, dans la culture, à Hollywood. Certains appellent cela l’État profond mais ce n’est qu’un état pré-Trump. Donald Trump n’a rien à voir avec l’État profond. Donald Trump ne sait même pas ce qu’est l’État profond. L’État profond est une catégorie de fonctionnaires de carrière du gouvernement qui se maintiennent d’une administration à l’autre.
DER SPIEGEL : N’est-ce pas juste une autre théorie conspirationniste ?
Snowden : J’aimerais que ce le soit. Regardez l’élection de Barack Obama qui à l’époque et sous tous les égards, semblait être un homme sincère voulant poursuivre des réformes pour fermer Guantanamo, mettre un terme à la surveillance de masse de l’époque, enquêter sur les crimes commis sous l’administration Bush et faire beaucoup d’autres choses. Et dans les 100 jours qui ont suivi sa prise de fonction, il est totalement revenu sur ces promesses en disant qu’il fallait regarder devant, pas derrière. L’État profond a réalisé que même s’il n’élit pas le président, il peut le formater très rapidement – de la même façon qu’il nous formate.
DER SPIEGEL : Par quels moyens?
Snowden : La peur. Pourquoi pensez-vous que toutes ces lois sur le terrorisme sont votées sans réel débat ? Pourquoi vivons-nous sous un état d’urgence permanent, même dans des pays aussi libéraux que la France ? Je pense que vous pouvez aussi voir les conséquences de cette dynamique en Allemagne qui, me semble-t-il, a beaucoup moins d’affection pour ses services de renseignements et l’espionnage en général du fait de son histoire. Mais l’enquête sur les fichiers de la NSA n’a pas été si poussée que ça en ce qui concerne la surveillance de masse. Les partis de la majorité ont prétendu ne pas être en mesure de confirmer cette surveillance de masse malgré la présence de preuves absolument partout et qu’il était impossible de manquer. Ils n’ont même pas cherché à m’interroger. Tout ceci montre que les services de renseignements exercent leur influence grâce à une menace implicite. Ils sont efficaces, ils sont persuasifs. Ils ont créé une nouvelle politique de la peur. Dès qu’un de leurs choix politiques est menacé, ils alimentent la presse et le public avec la longue liste de tous les dangers que nous devrions redouter. En tant que société, cela nous terrorise.
DER SPIEGEL : Mais n’a-t-on pas raison de redouter le terrorisme ?
Snowden : Bien sûr que si. Le terrorisme est un problème réel. Mais quand on regarde le nombre de vies qu’il a ôté dans n’importe quel pays situé en dehors de zones de guerre comme l’Irak ou l’Afghanistan, ce nombre est bien moins élevé que le nombre de morts causé par les accidents de voiture ou les crises cardiaques par exemple. Même si le 11 Septembre devait se reproduire chaque année aux États-Unis, le terrorisme serait une menace bien moins sérieuse que beaucoup d’autres choses.
DER SPIEGEL : Ce n’est pas vraiment comparable.
Snowden : Tout ce que je dis, c’est que le terrorisme est l’exemple parfait de la culture grandissante de la peur. La communauté du renseignement l’a utilisée pour justifier sa nouvelle dynamique de surveillance de masse. Et ce qu’il y a de plus tragique là-dedans, c’est le processus par lequel la terreur est opérée. Ça devient systémique et ça mène à l’état dans lequel nous sommes aujourd’hui. Comment pourrait-on expliquer le président Donald Trump autrement que comme une défaillance systémique de rationalité ? On voit ce qui se passe dans des pays comme la Hongrie ou la Pologne qui ont des leaders autoritaires. Je crois que c’est cette nouvelle atmosphère de peur et que ça ne changera pas tant que nous, public, n’aurons pas appris à accomplir une autre forme d’alchimie et à reconnaître la peur quand on nous la présente. Nous devons apprendre à ingérer la peur, à la convertir en une énergie utilisable pour rendre une société meilleure plutôt que pour la terroriser et l’affaiblir. Mais même Obama n’y est pas parvenu.
DER SPIEGEL : Obama a eu moins pardonné Chelsea Manning, la lanceuse d’alerte qui a donné à WikiLeaks des documents américains dont des câbles diplomatiques.
Snowden : Et je l’applaudis pour ça.
DER SPIEGEL : Espériez-vous un acte de clémence similaire pour vous-même ?
Snowden : Je ne pense que ça ait jamais été quelque chose de possible. Obama s’est senti personnellement offensé par ces révélations car il était du nombre de ceux qui en sont tenus pour responsables. Il a perçu cela comme une attaque contre lui-même et son héritage, mais que c’est vraiment attristant.
DER SPIEGEL : Espérez vous toujours pouvoir un jour retourner aux États-Unis ?
Snowden : Oui, absolument. Je ne vais pas juger de la probabilité que ça arrive mais vous avez mentionné des allégations à mon encontre – vous les entendez de moins en mois avec chaque année qui passe. Je pense que ça veut dire qu’il y a toujours de l’espoir, même pour moi.
DER SPIEGEL : Actuellement, quel est votre statut légal en Russie?
Snowden : Je suis un résident permanent légal – c’est en gros le même statut que celui obtenu avec la carte verte aux États-Unis. Mais ce n’est pas l’asile et ce statut est valable pour trois ans environ, renouvelable indéfiniment mais techniquement, ce n’est pas garanti. Je me suis montré plutôt critique envers le gouvernement russe sur Twitter et au cours de mes déclarations et ça ne m’a probablement pas créé que des amis. Je n’ai pas été inquiété jusqu’à maintenant mais qui sait ce à quoi ressemblera le futur ?
DER SPIEGEL : Dans Citizenfour, on a vu la scène très sympathique avec votre petite amie qui faisait la cuisine. Peut-on vous demander si c’est ce à quoi ressemble votre vie maintenant ?
Snowden : Oui, elle est toujours à mes côtés.
DER SPIEGEL : Comment occupez-vous votre temps ?
Snowden : Je voyage beaucoup. Je suis allé à St-Pétersbourg. Mes parents me rendent visite de temps en temps.
DER SPIEGEL : Comment gagnez-vous votre vie ?
Snowden : Je donne des conférences – principalement dans des universités américaines par vidéo. Je fais beaucoup de choses bénévolement pour la Fondation pour la Liberté de la Presse. Je suis président élu de son comité.
DER SPIEGEL : Il semble que la surveillance est un problème qui vous hantera pour toujours.
Snowden : Ma vie tourne autour des nouvelles technologies. Je suis un ingénieur, pas un politicien. Donc les discours publics ou ce que nous faisons maintenant, aussi sympa que vous soyez, c’est difficile pour moi. C’est en dehors de ma zone de confort.
DER SPIEGEL : Avez vous peur du moment où l’attention du public à votre encontre va commencer à diminuer ?
Snowden : Non ! Je vais l’adorer !
DER SPIEGEL : L’attention peut être une drogue.
Snowden : Oui, pour certaines personnes. Mais pour moi ? Vous devez comprendre que ma vie est littéralement définie par l’amour pour l’intimité. Pour moi, la pire chose au monde est l’idée d’aller à l’épicerie et que quelqu’un me reconnaisse.
DER SPIEGEL : Est-ce que ça arrive ?
Snowden : Il y a quelques jours, j’étais à la Tretyakov Gallery où il y avait une jeune fille. Et cette femme me dit : « Vous êtes Snowden ». Je crois qu’elle était allemande. Et je réponds : « ouais », et elle a pris un selfie. Et vous savez quoi ? Elle ne l’a jamais mise en ligne.
DER SPIEGEL : Mr Snowden, merci pour cette interview.
Source : Der Spiegel, Martin Knobbe & Jörg Schindler, 01-09-2017
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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René Fabri // 26.08.2018 à 09h42
Le paragraphe sur la peur est intéressant. En effet, le décalage entre les promesses de Obama de fermer Guantanamo et son absence d’action pourrait s’expliquer par la peur. De même, c’est sûrement la peur qui fait que les chefs d’Etat occidentaux n’accordent pas l’asile politique à Snowden, Assange, et d’autres, alors qu’ils l’accordent à beaucoup d’autres.
Macron a voulu faire croire qu’il n’a pas peur, en allant quelques secondes se faire filmer avec les manifestants de Whirlpool à Amiens. Mais, on a appris qu’il n’y serait pas allé sans Alexandre Benalla (cf. son interview au Monde). D’ailleurs, maintenant, Macron ne se fait filmer qu’avec quelques vacanciers, dont certains sont sûrement des sympathisants de son parti prévenus à l’avance. Les hommes politiques actuels ont peur de tout, même des mots, comme on le voit avec leurs projets de lois contre les fake news.