Il y a eu le démographe Emmanuel Todd dans les années 1990. Puis le géographe Christophe Guilluy pour la décennie 2010. Depuis quelques mois, certains responsables politiques s'entichent d'un nouvel intellectuel, qui ausculte, lui aussi, les fractures des sociétés occidentales : David Goodhart, auteur de The road to somewhere (Penguin Books Ltd, 2017, non traduit). Comme l'a relevé L'Opinion, cet essayiste britannique, qui analyse le phé-nomène populiste à travers le fossé séparant élites mondialisées et classes populaires sédentaires, plaît beaucoup au sein de la droite.
Xavier Bertrand, Guillaume Peltier ou -encore Laurent Wauquiez le citent en exemple – le président du parti Les Républicains a même invité M. Goodhart à une convention de LR sur l'immigration, en avril. Cet ancien journaliste du
Financial Times séduit aussi dans les sphères macronistes : Bernard Spitz, président des Gracques – un think tank proche du président de la République –, loue ses
" leçons ". En cette rentrée de l'an II du " nouveau monde ", brandir en étendard un -intellectuel sert à montrer que l'on travaille au renouvellement de son logiciel. Ou plus simplement à le définir.
Dans le paysage éclaté des universités d'été à droite, la réunion de Valérie Pécresse à Brive-la-Gaillarde (Corrèze), vendredi 24 août, se veut d'ailleurs
" placée sous le signe des idées ", revendique son entourage. La présidente de la région Ile-de-France, qui a publié deux livrets thématiques ces derniers mois – sur l'Europe et sur les déserts médicaux –, a invité l'économiste Marc Ivaldi à discourir sur le thème du pouvoir d'achat ; elle revendique, aussi, de s'inspirer du prix Nobel d'économie Jean -Tirole pour réfléchir à l'avenir de l'assurance-chômage. Une manière pour Mme Pécresse de préempter la case " droite moderne " face à son rival Laurent Wauquiez, accusé de -manquer de créativité. Certes, le président de la région Auvergne-Rhône-Alpes – qui réunit ses soutiens au mont Mézenc (Haute-Loire), le 26 août –, se réfère à des sources d'inspiration renommées : Luc Ferry, Alain Finkielkraut, François-Xavier Bellamy, voire Michel Houellebecq. Mais il n'a organisé qu'une seule convention thématique depuis son accession à la tête du parti, en décembre 2017, consacrée à l'immigration. Résultat : certains, comme le sénateur de Vendée, Bruno Retailleau, s'engouffrent dans la brèche. Celui qui dénonce régulièrement l'
" apathie intellectuelle " de son camp a tenu ces derniers mois ses propres conventions (sur l'islam et l'Europe) avec son microparti Force républicaine. Il en prévoit une troisième, le 8 septembre, sur le thème
" droite et liberté ".
" Définir notre progressisme "De son côté, le mouvement La République en marche (LRM) a décidé de ne pas organiser d'événement de rentrée. Il n'en cogite pas moins, lui aussi, sur sa ligne politique. Car pour de nombreux élus de la majorité, le programme d'Emmanuel Macron ne peut tenir lieu d'idéologie, en tout cas à long terme.
" Aujourd'hui, le macronisme est souvent résumé à une méthode, une forme de pragmatisme. Mais on ne perdurera pas dans le temps si on s'en tient à ça, met en garde le député de Paris Pierre Person, membre du bureau exécutif de LRM.
Il nous faut une grille de lecture, définir notre progressisme, montrer que nous ne sommes pas juste là pour faire les réformes structurelles que les autres n'ont pas faites. "
" Il faut qu'on détermine une ligne politique ", aurait enjoint, au début de l'été, M. Macron à sa garde rapprochée. Le délégué général du mouvement, Christophe Castaner, a donc ouvert le chantier. Des intellectuels sont mis à contribution, via le pôle idées de LRM, animé par Léo Rœsch, un des jeunes surdiplômés (normalien, ex-Trésor) ayant rejoint le chef de l'Etat lors de la campagne présidentielle. En plus de consultations auprès des adhérents et sympathisants, un
" événement dédié au progressisme " (colloque ou grande manifestation) pourrait conclure cette réflexion, en octobre.
Figures de l'ombreDifficile, néanmoins, d'arrimer les intellectuels aux partis dans une période où nombre d'hommes et de femmes politiques sont démonétisés par l'exercice du pouvoir.
" Après les Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut ou Michel Onfray, dont une partie s'est égarée dans diverses formes de néoconservatisme, un discrédit, voire une défiance, ont été jetés sur l'engagement chez les chercheurs ou les intellectuels ", reconnaît la responsable des études du Parti socialiste, Isabelle This Saint-Jean.
" La gauche a perdu ses intellectuels. Ils existent, ils disent qu'il faut qu'on se retrouve, mais nous devons tout réinventer ", ajoute le député des Landes et porte-parole du PS, Boris Vallaud, qui -consulte beaucoup de jeunes chercheurs.
Parmi ceux qui l'inspirent figure François Héran, professeur au collège de France et spécialiste des migrations. Ou encore l'historien et président de l'EHESS, Christophe -Prochasson, ancien conseiller de François Hollande, qui lui présente régulièrement de jeunes experts. Pour la plupart, ces figures souhaitent rester dans l'ombre.
" Cette nouvelle génération d'intellectuels, pas connue mais très nombreuse, ne veut pas être encartée ni militante. Ils ne veulent pas être tenus à une discipline de parti ni prendre leur part de l'impopularité ", observe l'ancien député européen Henri Weber, l'un des rares intellectuels organiques du PS.
D'autres n'ont pas ces pudeurs. A La France insoumise, par exemple, dont l'université d'été se tient à Marseille du 23 au 26 août, les intellectuels jouent un rôle de premier plan. Manuel Bompard, chef d'orchestre de LFI, cite trois interlocuteurs : le spécialiste de l'Amérique latine Christophe Ventura, le philosophe spécialiste de la laïcité Henri Pena-Ruiz et Chantal Mouffe, philosophe post-marxiste, inspiratrice avec Ernesto Laclau de la pensée populiste de gauche. Dans son dernier livre, à paraître le 13 septembre (
Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 144 p., 14 euros), Chantal Mouffe remercie entre autres Jean-Luc Mélenchon pour les conversations qu'elle a eues avec lui et qui ont nourri sa réflexion.
Pas d'université d'été pour le RNLes insoumis jurent ne pas vouloir
" embrigader " les intellectuels, mais les associer.
" On va mettre en place, chaque mois, le forum politique qui sera un moment d'échanges réguliers avec des politiques, des syndicalistes ou des intellectuels, explique M. Bompard.
Il faut une redéfinition théorique de notre espace politique. " Parmi les
" penseurs " avec qui il souhaite discuter : Emmanuel Todd (encore lui), mais aussi Jacques Sapir, économiste souverainiste, prorusse, dont les thèses ont séduit le Front national.
Le parti d'extrême droite, devenu Rassemblement national (RN), ne souhaite pas non plus
" embrigader " pour mieux renouveler. Ses cadres préfèrent plutôt observer le
" mouvement tellurique " qui secouerait l'Europe : celui de la question identitaire,
" en train de tout pulvériser ", selon Philippe -Olivier, conseiller spécial de Marine Le Pen. La bataille culturelle tournerait à l'avantage des lepénistes, sans même avoir à lever le petit doigt. Faute de moyens, le RN ne pourra de toute façon pas compter sur la tenue d'une université d'été pour alimenter le débat idéologique.
" Regardez BHL, on ne l'entend plus. Alors que certains philosophes concourent au développement de nos idées " malgré leur défiance à l'égard du RN, veut croire M. Olivier, qui cite Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut, ou encore Michel Onfray. Mais c'est à Hervé Juvin que revient la palme de " l'intello " tendance du moment au RN, son nom circulant même pour prendre la tête de liste aux prochaines européennes. Son dernier ouvrage
France, le moment politique (Rocher, 288 p., 16,90 euros) figurait d'ailleurs dans les lectures d'été de Philippe Vardon, ancien leader du bloc identitaire et désormais membre du bureau national du RN. Tout comme -Stephen Smith et sa
Ruée vers l'Europe (Grasset, 272 p., 19,50 euros), dont Philippe Vardon partage
" le constat sur la poussée africaine vers l'Europe, mais pas son inéluctabilité. " Renouveler ne suppose pas toujours de revoir les fondamentaux.
Olivier Faye, Abel Mestre, Cédric Pietralunga, Lucie Soullier et, Astrid de Villaines
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