Le fait que les démissions de maires de petites communes se soient récemment multipliées, comme le montre l'enquête de l'AFP du 1er août, en dit long sur l'état de la décentralisation. Certes, le phénomène n'est pas nouveau, car on avait enregistré dès 2015 une vague de démissions, un an seulement après les municipales de 2014. Ces élections avaient d'ailleurs été marquées non seulement par le fait que bon nombre de maires, notamment dans les petites communes rurales, avaient décidé de ne pas se représenter, mais aussi par une abstention record de 36,4 %, contre 33,5 % en 2008. Le local, surtout celui des -petites communes, est clairement en crise.
Ces démissions s'expliquent par une accumulation de -contraintes nouvelles : la baisse des dotations de l'Etat, la -suppression de la taxe d'habitation, la réduction drastique du nombre d'emplois aidés, qui permettaient aux associations de fonctionner, ont rendu la mission des maires de banlieues comme celle des maires de communes rurales particulièrement difficile. Le maire reste en effet le dernier maillon de la démocratie représentative, il incarne la politique au quotidien dans une relation étroite et souvent personnalisée avec ses administrés. Si les services d'urgence hospitalière -ferment, si les travaux de voirie sont annulés ou retardés, si la délinquance ne régresse pas, il en est le seul responsable avec son équipe d'adjoints.
Les maires démissionnaires font d'ailleurs tous état de leur fatigue, de leur usure, du sentiment de dépossession qui est le leur face aux restrictions budgétaires et au mécontentement des citoyens. Du reste, le baromètre de la confiance -politique du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) du mois de janvier montre que le niveau de -confiance que les enquêtés placent dans leur maire a singulièrement baissé, passant de 64 % à 55 % en un an. Le dernier bastion de la confiance politique connaît sa première brèche. C'est bien l'inscription du maire dans une relation interpersonnelle avec les citoyens qui fonde la relation de confiance et qui rend son impuissance aussi visible et douloureuse.
Mais cette crise a des ressorts plus profonds et plus -anciens. La décentralisation a changé de sens. Conçue en 1982 comme une politique de démocratie locale et de -territorialisation des politiques publiques, elle se traduit -désormais par une instrumentalisation des communes, et notamment des plus petites d'entre elles. Les libertés locales se réduisent à mettre en œuvre des projets décidés ailleurs, avec des moyens en diminution et un environnement juridique toujours plus complexe.
Fracture grandissanteLa montée en force d'une intercommunalité de projet et non plus de gestion depuis la loi de 1992, confirmée par la loi -NOTRe (Nouvelle organisation territoriale de la République) du 7 août 2015, conduit les maires des petites communes à s'insérer de gré ou de force dans les schémas d'aménagement et de développement conçus conjointement par les préfets et les présidents des " intercos ". Cette même loi NOTRe a pour ambition affichée de réduire le nombre des intercommunalités et d'accroître leurs compétences obligatoires. On assiste donc à la hiérarchisation implicite des collectivités locales, laissant les petites communes dans une autonomie réduite à la seule gestion quotidienne.
Leur action s'insère dans des objectifs qu'elles ne peuvent fixer et sous la contrainte d'une évaluation financière -permanente. Cette autonomie réduite est à l'image de celle que l'on accorde aux cadres dans les grandes entreprises privées pour qu'ils soient plus efficaces dans la poursuite des missions qu'on leur assigne. Le maire devient alors un simple exécutant, d'autant plus dépourvu de ressources politiques que sa commune est petite ou, si elle est plus grande, incapable de mobiliser un réseau national du fait de la fin du cumul des mandats.
C'est ici que l'on mesure ce qui se joue derrière la crise morale et matérielle des maires. Ces derniers sont écrasés par une -tâche bureaucratique au demeurant fort mal rémunérée. Rappelons que l'indemnité d'un maire d'une commune de moins de 500 habitants est de 658 euros brut par mois et que la moitié des maires touchent moins de 2 128 euros, que nombre de communes rurales sont administrées par d'anciens fonctionnaires à la retraite qui se dévouent pour sauver l'identité ou la vie économique locale. L'absence d'un statut de l'élu devient un véritable obstacle pour attirer des jeunes et des candidats diversifiés qui ont besoin d'un emploi de débouché en cas d'échec électoral. Sur le fond, néanmoins, cette crise ne serait pas aussi aiguë si elle ne s'inscrivait pas dans la fracture grandissante entre la politique nationale et la politique locale.
Le rejet du plan Borloo par Emmanuel Macron lors de son discours du 22 mai, l'inscription des futures réformes dans une logique essentiellement économique, supposant que la croissance et les emplois vont renouveler spontanément le tissu local, témoigne du " managérialisme " porté par le -macronisme depuis 2017. A l'instar de ce qui s'est réalisé dans les grands groupes privés, le macronisme tend à séparer -clairement les niveaux de la décision, fortement concentrés, des niveaux de l'exécution, fortement précarisés. Dans ce contexte, la protestation des maires s'intègre dans une -révolte institutionnelle et non partisane du local, qui s'exprime également par le rejet des projets de réforme constitutionnelle aboutissant à " surprésidentialiser " la Ve République, ou par le rôle nouveau de contrôleur que le Sénat s'est donné dans l'affaire Benalla.
Cette révolte institutionnelle montre que l'équilibre entre le national et le local, plus ou moins préservé jusqu'en 2017, s'est rompu. La formule décentralisatrice de 1982 est morte. Un nouveau rapport entre le centre et la périphérie est à construire, qui tienne compte de la nécessaire cohérence des politiques locales, mais aussi de l'aspiration de plus en plus forte des citoyens à la participation.
Luc Rouban
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