Il y a 150 ans, la fondation de la Ière Internationale - Les travailleurs ont besoin d’une Internationale révolutionnaire
Le 28 septembre 1864, des délégués de différents pays se réunirent au St Martin’s Hall, à Londres. C’était la tentative la plus sérieuse d’unir les travailleurs les plus conscients au niveau international. La réunion était convoquée pour organiser la solidarité internationale avec l’insurrection polonaise de 1863.
La réunion décida à l’unanimité de fonder l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), c’est-à-dire la Ire Internationale. Son centre fut établi à Londres et dirigé par un comité de 21 membres, à qui fut confié le soin de rédiger un programme et des statuts. C’est Karl Marx qui s’en chargea. Il joua d’emblée un rôle dirigeant décisif dans l’Internationale.
Rétrospectivement, on peut dire que la tâche historique de la Première Internationale fut d’établir les principes fondamentaux – programme, stratégie et tactique – du marxisme révolutionnaire à l’échelle mondiale. Cela dit, la nouvelle Internationale n’a pas surgi entièrement armée, comme Athéna du crâne de Zeus. A ses débuts, elle n’était pas une Internationale marxiste, mais une organisation très hétérogène composée de différentes tendances.
Marx et Engels n’étaient pas de ces sectaires à la recherche d’une organisation ouvrière chimiquement pure : une telle organisation n’a jamais existé et n’existera jamais. Ils comprenaient la nécessité de mener un travail dans une vaste arène avec une base de masse dans la classe ouvrière. La participation des syndicats britanniques à l’Internationale était donc très importante.
D’emblée, Marx et Engels menèrent une lutte acharnée pour une clarification idéologique au sein de l’Internationale. Mais ils comprenaient très bien que pour conquérir les masses aux idées du socialisme scientifique, il était nécessaire de conduire un travail patient dans les organisations historiquement constituées des travailleurs. Pour la première fois, l’AIT leur donnait l’occasion d’éprouver leurs idées et d’en débattre à une échelle plus vaste que les petits cercles révolutionnaires.
Au début, ils durent faire face à d’énormes difficultés. Dans la plupart des pays, le mouvement ouvrier était naissant et, souvent, influencé par les idées bourgeoises libérales ou démocratiques. Dans bien des pays, le mouvement ouvrier n’avait pas encore rompu avec les partis bourgeois.
A l’époque, la majorité de la population active était composée de paysans ou de petits artisans, pas de salariés. La Grande-Bretagne faisait exception : les ouvriers y étaient majoritaires, mais les dirigeants syndicaux étaient influencés par les libéraux. En France, les proudhoniens s’opposaient aux grèves, au nom des idées utopistes du « mutualisme ». Ils étaient aussi opposés à la participation des travailleurs à la lutte politique.
En combinant la fermeté des principes et une grande flexibilité tactique, Marx et Engels ont fini par gagner la majorité. Sous leur direction, l’Internationale a posé les bases du développement du mouvement ouvrier en Europe, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Elle avait de profondes racines dans les principaux pays européens.
Socialisme et internationalisme
Le socialisme est internationaliste – ou il n’est rien. Dès le Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels écrivirent les mots, célèbres : « les travailleurs n’ont pas de patrie ». Leur internationalisme n’était pas le fruit de considérations sentimentales. Ils prédisaient que le capitalisme se développerait comme un système mondial, que des différentes économies nationales émergerait un tout, indivisible et interdépendant : le marché mondial.
Cette prédiction a été brillamment validée par l’Histoire. L’écrasante domination du marché mondial est le fait le plus décisif de notre époque. Aucun pays, aussi grand soit-il – même les États-Unis, la Chine et la Russie – ne peut se tenir à l’écart du marché mondial.
Il n’y a pas de livre plus moderne que le Manifeste communiste. Il explique la division de la société en classes, le phénomène de la mondialisation, les crises de surproduction, la nature de l’État, etc. Cela dit, même les idées les plus correctes ne mènent à rien tant qu’elles ne trouvent pas une expression organisationnelle. C’est pourquoi Marx et Engels ont toujours lutté pour la création d’une organisation internationale de la classe ouvrière.
La direction de l’AIT – son Conseil Général – siégeait à Londres. Plusieurs syndicats s’y affilièrent. Elle était constamment engagée dans un travail de terrain au sein du mouvement ouvrier. Elle intervenait dans de nombreux conflits sociaux et grèves. Elle luttait contre l’importation de briseurs de grève étrangers et collectait de l’argent pour aider les grévistes et leurs familles. Elle luttait pour l’égalité, pour l’amélioration des conditions de vie des femmes et des jeunes, qui payaient le plus lourd tribut à l’oppression capitaliste. Tout cela rendait l’Internationale très populaire parmi les travailleurs.
L’influence croissante de l’AIT en Grande-Bretagne inquiétait les syndicalistes réformistes. Ils acceptaient son aide, mais n’avaient aucune sympathie pour ses idées socialistes et révolutionnaires. Cependant, l’Internationale était populaire dans le mouvement ouvrier. A Sheffield, la Trade Union Conference (TUC) a voté une résolution remerciant l’Internationale pour ses efforts visant à unir les travailleurs de tous les pays dans une organisation fraternelle. Elle invita tous les syndicats représentés à la Conférence à rejoindre l’Internationale.
La lutte contre le sectarisme
Marx et Engels étaient obligés de lutter sur deux fronts. D’un côté, ils devaient combattre les idées réformistes des dirigeants syndicaux opportunistes, qui penchaient vers la collaboration de classe et la conciliation avec les bourgeois libéraux. Mais d’un autre côté, ils devaient mener une lutte constante contre les tendances sectaires et ultra-gauchistes. La situation n’a pas beaucoup changé depuis. Aujourd’hui, la tendance marxiste fait face aux mêmes problèmes et doit combattre les mêmes ennemis. Les noms ont peut-être changé, mais le contenu est exactement le même.
L’histoire de la Première Internationale est caractérisée, au fond, par la lutte entre deux tendances incompatibles : d’une part les systèmes utopiques et sectaires qui dominaient les premiers temps du mouvement ouvrier ; d’autre part le socialisme scientifique, dont Karl Marx était le représentant le plus éminent.
Outre des syndicalistes et des partisans d’Owen en Grande-Bretagne, il y avait dans l’AIT des proudhoniens et des blanquistes français, des partisans italiens du nationaliste modéré Mazzini, des anarchistes russes – et d’autres tendances. Dans une lettre à Engels, Marx écrivait : « Il était donc très difficile d’arriver à présenter notre point de vue sous une forme qui le rendit acceptable dans la phase où se trouve actuellement le mouvement ouvrier. […] Il faudra du temps avant que le réveil du mouvement permette l’ancienne franchise de langage. Pour le moment il faut agir fortiter in re, suaviter in modo [1] »
Les anarchistes – proudhoniens comme bakouninistes – s’opposaient à la participation des travailleurs à la lutte politique, quoique de deux points de vue différents. Les proudhoniens conseillaient aux travailleurs de s’émanciper à travers des petites mesures économiques, en particulier le « libre crédit » et l’« échange équitable » entre producteurs. A l’autre extrémité, les bakouninistes défendaient la « propagande par l’action », autrement dit le terrorisme individuel et les petites insurrections, censés préparer le terrain à un soulèvement général qui accomplirait la révolution sociale d’un seul coup. Proudhon exprimait le point de vue des petits propriétaires et artisans ; Bakounine celui des éléments déclassés (le « lumpenprolétariat ») et des paysans révolutionnaires.
Ces idées fausses étaient un problème sérieux, dans le contexte du réveil des masses ouvrières. Se relevant de la terrible défaite de 1848, la classe ouvrière française exprimait instinctivement sa révolte sous la forme de grèves. Politiquement, elle se préparait à renverser le régime bonapartiste. Or les proudhoniens étaient contre les grèves et proposaient de petits palliatifs utopistes.
Au lieu de se baser sur le véritable mouvement de la classe ouvrière et d’élever son niveau de conscience, les sectaires s’efforçaient de leur imposer leurs doctrines. Il fallait mener une lutte acharnée pour purger l’Internationale de ces idées fausses et lui fournir une base idéologique ferme. Marx a consacré énormément de temps et d’efforts dans la lutte contre les différentes formes de sectarisme.
La Commune de Paris
A l’époque, la bourgeoisie redoutait la menace du communisme, qu’elle identifiait à l’Internationale. Mais de grands événements se préparaient qui allaient couper court à son développement.
En 1870, la guerre éclata entre la France de Napoléon III et l’Allemagne de Bismarck. L’AIT adopta une position internationaliste. Le Conseil Général publia un manifeste contre la guerre qui en faisait porter la responsabilité à Napoléon III et au gouvernement prussien. Tout en soulignant qu’en Allemagne la guerre avait un caractère défensif, le manifeste prévenait les travailleurs allemands que si elle se transformait en une guerre de conquête, cela aurait des conséquences désastreuses pour la classe ouvrière – quelle qu’en soit l’issue.
La débâcle de l’armée française, le 4 septembre 1870, a déclenché une chaîne d’événements qui a mené à l’insurrection des travailleurs parisiens et à l’établissement du premier État ouvrier de l’Histoire : la Commune de Paris. Les travailleurs sont « montés à l’assaut du ciel », comme l’écrivait Marx. La Commune n’était pas un parlement de type bourgeois, mais un organe à la fois législatif et exécutif. Les officiels étaient élus au suffrage universel direct et étaient révocables à tout moment.
Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de l’histoire de la Commune. Il suffit de souligner que le point faible de la Commune était sa direction. Elle n’avait ni programme défini, ni tactique élaborée. Dans la Commune elle-même, les internationalistes étaient minoritaires : 17 sur 92 membres. En conséquence, la Commune fut incapable de présenter de larges perspectives aux travailleurs et paysans du pays, de façon à briser l’isolement des ouvriers parisiens.
Malgré ses immenses accomplissements, la Commune commit des erreurs. Marx en souligne deux sérieuses : la Banque de France n’a pas été nationalisée ; les communards n’ont pas marché sur Versailles, où la contre-révolution s’était repliée. La classe ouvrière l’a payé très cher. À Versailles, la réaction a organisé une armée contre-révolutionnaire qui a marché sur Paris et noyé la Commune dans le sang. Une fois cette tâche accomplie, la bourgeoisie a organisé une vaste campagne de calomnies contre la Commune. Marx la défendit avec passion. Au nom du Conseil Général, il écrivit un manifeste – aujourd’hui connu sous le titre : La guerre civile en France – où il expliquait la véritable signification historique de cette grande révolution prolétarienne. La Commune était une forme de pouvoir politique de la classe ouvrière, une dictature des opprimés sur les oppresseurs. C’était un régime transitoire qui luttait pour la complète transformation de la société. C’est ce que Marx entendait par « dictature du prolétariat ».
L’effondrement de l’Internationale
La défaite de la Commune porta un coup fatal à l’AIT. L’orgie réactionnaire qui s’en suivit l’empêcha de travailler en France. Partout, elle était persécutée. Mais les causes profondes de ses difficultés résidaient plutôt dans la phase de croissance du capitalisme à l’échelle mondiale, après 1871. Cela eut un impact négatif sur l’Internationale.
Les pressions d’un capitalisme florissant furent la source de querelles et de dissensions internes. Les intrigues de Bakounine et de ses partisans s’intensifièrent, se nourrissant de l’atmosphère générale de désillusion et de désespoir. Dans ce contexte, Marx et Engels proposèrent d’abord de déménager la direction de l’Internationale à New York, puis de la dissoudre, au moins temporairement. Elle le fut, formellement, en 1876.
L’AIT parvint à poser les bases théoriques d’une véritable Internationale révolutionnaire. Mais elle ne fut jamais une organisation de masse C’était une anticipation. Fondée en 1889, l’Internationale Socialiste – la IIe Internationale – commença là où la Première s’était arrêtée... la suite ici --->http://www.marxiste.org/qui-sommes-nous/la-tendance-marxiste-internationale
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