Il y a « bonnets rouges » et « bonnets rouges »
LE MONDE DES LIVRES | |Nicolas Offenstadt
Jamais les révoltes du Moyen Age et de l'Ancien Régime n'ont été
autant mobilisées pour évoquer des contestations contemporaines. Non seulement
les « bonnets rouges » bretons (et leurs extensions sous différentes couleurs)
nous sont désormais devenus familiers, mais voilà maintenant les expressions de
« grande jacquerie », ou de « jacquerie sociale » qui se répandent, jusqu'à la
« une » du Figaro Magazine.
Le terme renvoie originellement à la révolte des « Jacques », en 1358, qui se
déclencha dans un contexte de guerre, de crise économique et monarchique. Ces
emprunts à l'Histoire véhiculent avant tout l'image de petites gens écrasées
par les taxes des seigneurs ou du roi dont l'exaspération devient insurrection.
Est-on si sûr que le jeu de miroirs
soit pertinent ? Inutile d'insister sur la grossièreté de la comparaison entre
une monarchie en guerre et la République d'aujourd'hui. Difficile ensuite de
trouver approprié le terme de « jacquerie » pour désigner un mouvement où le
patronat est moteur… Enfin, la violente répression subie tant par les Jacques
que par les Bonnets rouges d'autrefois éloigne aussi grandement les deux
contextes. Surtout, ces comparaisons invitent à une réflexion plus approfondie
sur la place
de la fiscalité dans les révoltes.
CAPACITÉ CRITIQUE
Il se trouve que je suis récemment
tombé sur l'article de deux médiévistes belges, Jan Dumolyn et Kristof Papin,
qui pose la question suivante : « Y
avait-il des “révoltes fiscales” dans les villes médiévales des Pays-Bas
méridionaux » ? (Revue
du Nord, octobre-décembre 2012). A travers l'étude de la
révolte de Saint-Omer en 1467, appuyée par de nombreux autres exemples des XIIIe-XVe siècles, les deux historiens soulignent que le «
ras-le-bol fiscal » était souvent le déclencheur des mouvements sociaux mais
n'en était pas la cause profonde, «
rarement l'enjeu central ou l'aspect principal ». Ils proposent
même d'abandonner l'expression de « révolte fiscale » ou, si l'on préfère, de «
révolte antifiscale », pour saisir les mouvements de protestation de la fin du
Moyen Age. Les insurrections urbaines ressortissent en effet aux enjeux
politiques dans leur ensemble, dont la fiscalité n'est qu'une part, que ces
enjeux aient trait à la répartition des charges, à l'organisation de la
commune, à la gestion des affaires publiques ou encore à l'entretien de
l'espace urbain… A Saint-Omer, en particulier, et pour les leaders des
révoltes, « il ne s'agissait pas
tant du montant de l'impôt dont il fallait s'acquitter mais bien de qui devait
payer quoi, et pourquoi ». Cette étude redonne ainsi aux révoltés
d'autrefois une capacité critique et analytique qui dépasse la simple éruption
de colère face à l'accablement fiscal.
C'était déjà la voie choisie dans le
grand livre d'Hugues Neveux, Les
Révoltes paysannes en Europe. XIVe- XVIIe siècle (Albin Michel, 1997). L'historien
proposait de ne pas isoler le moment de la prise d'armes de l'ensemble du
répertoire de protestations paysannes. Les Bonnets rouges de 1675 ne se lancent
dans l'agitation armée que lorsqu'ils y voient un dernier recours, notamment
faute de voies judiciaires ouvertes.
Ce que nous apprennent ces
historiens, c'est que le refus des taxes tout comme le consentement à l'impôt
qui se trouve au fondement de l'Etat moderne ne peuvent se penser que dans des
stratégies d'ensemble, dans des projets politiques et des conceptions sociales
autrement plus amples que le seul prisme pécuniaire ne le suggère. Ils nous
rappellent que l'impôt soulève avant tout la question de ce qui fait société.
Ainsi mise en perspective, la notion de « ras-le-bol fiscal » apparaît bien
étriquée. Un bien pauvre slogan.
Nicolas Offenstadt
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