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mercredi 27 novembre 2013

Il y a « bonnets rouges » et « bonnets rouges » lu sur le Monde des livres

Il y a « bonnets rouges » et « bonnets rouges »

LE MONDE DES LIVRES |  |
Jamais les révoltes du Moyen Age et de l'Ancien Régime n'ont été autant mobilisées pour évoquer des contestations contemporaines. Non seulement les « bonnets rouges » bretons (et leurs extensions sous différentes couleurs) nous sont désormais devenus familiers, mais voilà maintenant les expressions de « grande jacquerie », ou de « jacquerie sociale » qui se répandent, jusqu'à la « une » du Figaro Magazine. Le terme renvoie originellement à la révolte des « Jacques », en 1358, qui se déclencha dans un contexte de guerre, de crise économique et monarchique. Ces emprunts à l'Histoire véhiculent avant tout l'image de petites gens écrasées par les taxes des seigneurs ou du roi dont l'exaspération devient insurrection.
Est-on si sûr que le jeu de miroirs soit pertinent ? Inutile d'insister sur la grossièreté de la comparaison entre une monarchie en guerre et la République d'aujourd'hui. Difficile ensuite de trouver approprié le terme de « jacquerie » pour désigner un mouvement où le patronat est moteur… Enfin, la violente répression subie tant par les Jacques que par les Bonnets rouges d'autrefois éloigne aussi grandement les deux contextes. Surtout, ces comparaisons invitent à une réflexion plus approfondie sur la place
de la fiscalité dans les révoltes.
CAPACITÉ CRITIQUE
Il se trouve que je suis récemment tombé sur l'article de deux médiévistes belges, Jan Dumolyn et Kristof Papin, qui pose la question suivante : « Y avait-il des “révoltes fiscales” dans les villes médiévales des Pays-Bas méridionaux » ? (Revue du Nord, octobre-décembre 2012). A travers l'étude de la révolte de Saint-Omer en 1467, appuyée par de nombreux autres exemples des XIIIe-XVe siècles, les deux historiens soulignent que le « ras-le-bol fiscal » était souvent le déclencheur des mouvements sociaux mais n'en était pas la cause profonde, « rarement l'enjeu central ou l'aspect principal ». Ils proposent même d'abandonner l'expression de « révolte fiscale » ou, si l'on préfère, de « révolte antifiscale », pour saisir les mouvements de protestation de la fin du Moyen Age. Les insurrections urbaines ressortissent en effet aux enjeux politiques dans leur ensemble, dont la fiscalité n'est qu'une part, que ces enjeux aient trait à la répartition des charges, à l'organisation de la commune, à la gestion des affaires publiques ou encore à l'entretien de l'espace urbain… A Saint-Omer, en particulier, et pour les leaders des révoltes, « il ne s'agissait pas tant du montant de l'impôt dont il fallait s'acquitter mais bien de qui devait payer quoi, et pourquoi ». Cette étude redonne ainsi aux révoltés d'autrefois une capacité critique et analytique qui dépasse la simple éruption de colère face à l'accablement fiscal.
C'était déjà la voie choisie dans le grand livre d'Hugues Neveux, Les Révoltes paysannes en Europe. XIVe- XVIIe siècle (Albin Michel, 1997). L'historien proposait de ne pas isoler le moment de la prise d'armes de l'ensemble du répertoire de protestations paysannes. Les Bonnets rouges de 1675 ne se lancent dans l'agitation armée que lorsqu'ils y voient un dernier recours, notamment faute de voies judiciaires ouvertes.
Ce que nous apprennent ces historiens, c'est que le refus des taxes tout comme le consentement à l'impôt qui se trouve au fondement de l'Etat moderne ne peuvent se penser que dans des stratégies d'ensemble, dans des projets politiques et des conceptions sociales autrement plus amples que le seul prisme pécuniaire ne le suggère. Ils nous rappellent que l'impôt soulève avant tout la question de ce qui fait société. Ainsi mise en perspective, la notion de « ras-le-bol fiscal » apparaît bien étriquée. Un bien pauvre slogan.
Nicolas Offenstadt

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