La statue du général Lee est toujours là. Un an après les émeutes de Charlottesville, qui virent s'affronter l'extrême droite et les groupes afro-américains et la gauche radicale, le monument équestre à la gloire du général sudiste domine les jardins de Charlottesville. Comme si rien n'avait changé dans cette ville coquette de Virginie, berceau de trois présidents américains : Thomas Jefferson, James Hamilton et James Monrœ. Comme si la mort de Heather Heyer, militante de 32 ans écrasée par James Field, un néonazi de 20 ans, le 12 août 2017, avait été inutile. Comme si la terreur semée par les défilés du Ku Klux Klan qu'on croyait d'un autre âge et par l'extrême droite venue de toute l'Amérique pour protester contre le projet de retrait de la statue n'avait pas suffi.
En réalité, tout a changé à Charlottesville. Le maire a changé, le chef de la police a changé, le directeur général de la ville a changé, et la statue n'a plus la même signification, comme l'explique Andrea Douglas, 53 ans, directrice du Centre sur l'héritage afro-américain de l'école Jefferson. Elle était le symbole d'un ordre établi dans les années 1920, érigée en une période de réaction, lorsque les Noirs furent privés de leurs droits civiques après la guerre de Sécession (1861-1865).
Elle est aujourd'hui l'incarnation d'un combat. Un conflit violent, qui a fait évoluer l'image d'une ville qui naguère passait pour l'une des plus agréables aux Etats-Unis. Depuis un an est apparue au grand jour la réalité décrite par la pasteure afro-américaine Brenda Brown-Grooms : Charlottesville est une
" beautiful ugly city " (" une jolie ville laide "). Une charmante petite ville à la haine ordinaire. Celle qui a révélé cette haine ordinaire est la nouvelle maire, Nikuyah Walker. Après le choc de l'été 2017, cette militante noire de 38 ans, née à Charlottesville, employée municipale payée moins de 15 dollars de l'heure, a fait campagne sur un slogan :
" Démasquer l'illusion ". L'illusion que tout allait bien dans cette ville du Sud, qui a peu examiné son passé esclavagiste à la différence du Sud profond. Charlottesville est aussi le reflet d'une Amérique plus déchirée que jamais, deux ans après l'élection de Trump, cinq ans après l'émergence du mouvement Black Lives Matter (" la vie des Noirs, ça compte ", après que de jeunes Afro-Américains eurent été tués par la police) lorsqu'on s'est aperçu que l'élection d'Obama n'avait rien réglé.
" Changer un héritage "Nikuyah Walker a été intronisée maire de la ville et de ses 47 000 habitants en janvier. Le pouvoir a changé de camp et sa méthode secoue la ville.
" Elle essaye de changer un héritage qui ne remonte pas à quelques semaines ou à quelques mois mais à des décennies voire des siècles. Nous avons une structure de -pouvoir qui a permis à des gens riches d'accumuler le pouvoir économique et politique. Et nous sommes une société ségréguée : sur le -logement, la justice, le rapport à la police, l'éducation, estime Dave Norris, un Blanc, qui fut maire de la ville entre 2008 et 2012.
La seule chose positive des événements de l'an dernier, c'est qu'ils ont augmenté la conscience de cette situation. "
Pour faire saisir l'importance de la statue, dont on pourrait penser qu'il s'agit d'un héritage historique, Jalane Schmidt, 50 ans, professeur diplômée de Harvard et militante afro-américaine vêtue d'un tee-shirt Black Lives Matter, fait arpenter la cité. Elle commence par une plaque insérée dans le sol, grande comme une feuille de papier.
" Marché aux esclaves : sur ce site étaient achetés et vendus des esclaves ". C'est tout. C'est tout pour les Afro-Américains qui représentaient la moitié de la ville lors de la guerre de Sécession.
A côté, trois statues de héros sécessionnistes, dont celle de Lee, semblent imposer leur ordre à la société. L'historiographie officielle fait l'éloge du palais de justice, où se croisèrent les futurs présidents Jefferson, Hamilton et Monrœ, mais " oublie ", selon Jalane Schmidt, de rappeler qu'il fut le lieu officiel de réunions du Ku Klux Klan dans les années 1920. Les Blancs n'avaient pas vraiment mesuré la puissance émotionnelle des statues.
" Au fil du temps, elles étaient devenues des reliques, mais certains ont voulu les repolitiser ", estime Dave Norris, qui assure n'avoir quasiment jamais été interpellé sur le sujet par ses concitoyens. Mais, comme l'explique l'universitaire d'origine jamaïcaine Andrea Douglas,
" les conditions qui ont permis à ces statues d'exister existent encore ".
On le réalise en écoutant la pasteure Brenda Brown-Grooms, née dans les sous-sols de l'hôpital public de Charlottesville dans les années 1950.
" Jusqu'à l'an dernier, je n'avais jamais été dans les parcs où sont ces statues. " Un lieu pour Blancs, gagné sur les Noirs qui en furent expulsés dans les années 1920. C'est le second grand grief des Afro-Américains : les gentrifications successives de la ville les ont chassés de la cité. Leur part dans la population est passée en dessous de 18 % et ils ont été relégués sur les pentes, alors que la ville blanche est en plateau. Dans cette cité aux maisons cossues, ils habitent quelques logements sociaux sans âme, grisâtres. Les Noirs restent confinés dans les métiers de services, payés au lance-pierres dans une agglomération au coût de la vie élevé, en raison de l'afflux d'Américains venus du Nord attirés par l'université de Virginie.
La ville et la puissante institution entretiennent, selon M. Norris, un rapport d'
" amour-haine ". A l'université, l'entraîneur de l'équipe de football a été payé 3,4 millions de dollars l'an dernier, mais le personnel, souvent noir, gagne 8 dollars de l'heure, à peine au-dessus du salaire minimum.
" L'université a une mentalité de plantation ", accuse M. Norris.
" Ce fut un choc quand je suis arrivée dans les années 1990. C'était ouvertement raciste ", ajoute Andrea Douglas.
Charlottesville est aussi victime d'un malentendu
: sa réputation a été souillée par l'extrême droite alors qu'elle compte très peu de néonazis. Elle n'est même pas trumpiste, ayant voté en 2016 à 80 % pour Hillary Clinton et seulement à 13 % pour Donald Trump (au niveau du comté, le rapport de force fut 59 % - 34 %). Tous les conseillers municipaux sont démocrates, à l'exception de la maire Nikuyah Walker, qui en signe de défiance s'est présentée comme indépendante.
Ses élites blanches – mais aussi noires – viennent souvent du Nord et sont démocrates, comme la conseillère municipale Heather Hill, 40 ans, originaire du nord de l'Etat de New York à la frontière canadienne. Ces personnalités centristes sont très investies dans leur communauté.
" Les Blancs viennent du Nord et se considèrent libéraux - de centre gauche -
, mais ils n'ont pas de problème avec les statues et la continuation de la suprématie blanche ", accuse Jalane Schmidt. Même son de cloche chez le militant afro-américain Don Gathers qui abandonne quelques minutes son bureau d'accueil dans un hôtel pour nous recevoir :
" Nous souffrons plus de la réalité des privilèges blancs que de l'idéologie de la suprématie blanche. "
Pour découvrir l'ampleur des rancœurs, il suffisait d'assister, lundi 6 août, à la séance des questions au conseil municipal. La salle est noyautée par les Afro-Américains et l'extrême gauche, qui font la claque pour la maire et l'un de ses adjoints, Wes Bellamy, qui arrive avec un sac à dos Black Panther. Les conseillers municipaux blancs – deux femmes et un homme – sont l'objet de la vindicte des orateurs qui se succèdent.
" La goutte d'eau de trop "Les quelques conservateurs blancs qui prennent la parole sont sans cesse conspués par le public, tel John Heyden, qui arrive appuyé sur sa canne avec sa casquette MAGA (
" Make America great again ", le slogan de Donald Trump). Le conseil municipal étale ses divisions en public. Au point que Tony Wash, entrepreneur retraité blanc, prend la parole :
" J'attends de chacun d'entre vous que vous travailliez ensemble pour protéger et servir la ville ", s'afflige M. Wash, résumant l'avis de tous les " centristes " blancs. La réunion s'est éternisée tard dans la nuit. Le lendemain, Heather Hill confie en avoir pleuré. Blessée d'être quasiment accusée de suprémacisme blanc.
" Hier, ce fut la goutte d'eau de trop ", dit la jeune femme élue en janvier et qui a reçu des dizaines de messages de soutien. Elle veut croire que le public du conseil municipal n'est pas représentatif :
" Ces gens veulent accentuer les problèmes plutôt que trouver des solutions. C'est destructeur pour la ville. Une grande part de la communauté afro-américaine veut que nous avancions ensemble. "
Les milieux économiques ne pipent mot, espérant que les affaires reviendront avec le calme. Les Afro-Américains exhument le passé. En juillet, une centaine de personnes, dont la maire Nikuyah Walker, est partie en pèlerinage à travers le Sud esclavagiste jusqu'au Mémorial du lynchage de Montgomery (Alabama). Ils ont ramené un peu de terre du lieu où un malheureux Afro-Américain oublié fut lynché en 1898 à deux pas de Charlottesville. Pour faire, un jour, pendant aux statues. Don Gathers en était, tout comme il était d'un voyage au printemps sur la traite négrière au Ghana.
Dans cette affaire, les militants afro-américains en font-ils trop ?
" On ne peut pas être ainsi rabaissés et continuer à dire que c'est O.K. ", estime Don Gathers. Ils accusent cet esprit du Sud, parler aimablement des choses pour que surtout rien ne change, et dénoncent le chantage à la bienséance. La maire revendique ce changement de ton, d'autant que son pouvoir est avant tout symbolique, l'exécutif étant dans les mains de l'Etat et du
city manager – le retrait de la statue n'est même pas de son ressort, mais des tribunaux.
" Quand j'ai candidaté, je ne savais même pas comment je nourrirais mes enfants. Je ne vais pas me demander si vous êtes à l'aise " dans ce processus de changement, a-t-elle lancé lundi au conseil municipal.
A force d'exprimer leur rancœur, les Noirs peuvent donner le sentiment d'une haine -antiblanc. Le reproche vise notamment Wes Bellamy, élu fin 2015 au conseil municipal. Cet homme venu de Géorgie s'est attaqué à la statue de Lee et c'est alors qu'on a découvert sa jeunesse peu glorieuse lorsqu'une série de Tweet antiblanc, homophobes et sexistes ont été exhumés.
" Je n'aime pas les Blancs, donc je déteste la neige ", écrivit-il en 2009, tandis qu'il retweetait un message invitant à surprendre une femme dans son sommeil :
" Si elle gémit, ce n'est pas un viol. " La militante -Jalane Schmidt le défend.
" Il a écrit cela quand il était jeune, ce n'est pas représentatif de ce qu'il est. Il a présenté ses excuses, mais cela a donné beaucoup de munitions aux suprémacistes blancs qui ont pu dire qu'il était raciste antiblanc. " Ces Tweet ont été révélés par Jason Kessler, 34 ans, l'organisateur du défilé de 2017 sous le slogan
" Unite the Right ", qui organise un nouveau rassemblement dimanche à Washington.
A l'approche de la date anniversaire, Charlottesville est en état de siège. L'état d'urgence a été proclamé par le gouverneur de Virginie, et la police va fermer le centre-ville aux automobiles. Les habitants s'inquiètent d'une opération ville morte.
" Arrêtez Kessler ",
" Ne punissez pas les habitants ", protestaient les calicots lors du conseil municipal.
La nouvelle chef de la police, RaShall Brackney, n'a pas d'états d'âme :
" On ne peut pas se planter deux ans de suite ", confie cette métisse titulaire d'un doctorat, alors que la responsabilité de la police, qui a mal géré les manifestations l'an dernier, est largement reconnue. Elle se prépare au pire en espérant le meilleur, mais ne se fait pas d'illusion.
" Avec une telle tribune, quelqu'un voudra lancer un message ", prédit Mme Brackney, qui devra ensuite s'attaquer au travail de fond, regagner la confiance de la population noire, qui subit 80 % des contrôles au faciès, et de l'ensemble de la population qui n'a pas été protégée en 2017. Un policier blanc, Daniel Curtis, essaye de se rassurer : l'extrême droite a décidé de manifester à Washington, où la police et le FBI sont mieux équipés.
Jason Kessler est affaibli. Il ne peut plus mettre les pieds à Charlottesville. Ses adversaires le confirment, tout comme l'intéressé, qui nous reçoit par mesure de sécurité dans un restaurant discret à 30 kilomètres au nord de Charlottesville.
" Je suis comme un hors-la-loi anglais qu'on ne juge pas mais à qui on peut faire subir tous les sévices. " L'homme se prétend victime des antifascistes comme naguère on était victime du Ku Klux Klan.
Changement social pacifiqueIl a dû quitter sa résidence de Charlottesville, est retourné vivre chez son père. Il n'a pas de petite amie mais un chien. Cet ancien électeur d'Obama ressasse son discours sur la discrimination dont seraient victimes les Blancs, reflet conscient ou non de son déclassement et de son naufrage personnel.
" Au conseil municipal de Charlottesville, il n'y a plus d'homme blanc ", explique-t-il, omettant les deux femmes blanches et précisant qu'il ne considère pas l'ancien maire, toujours membre du conseil, comme blanc parce qu'il est juif…
Il dit avoir renoncé à unifier la droite –
" non, c'est impossible " – et affirme désormais prôner
" une résistance totalement non violente dans l'esprit de Jésus Christ, Martin Luther King et Gandhi ". En réalité, il cherche un job pour rentabiliser sa connaissance de l'extrême droite et se raccroche à Trump :
" Je lui fus très redevable car il est le seul à reconnaître que nous avions un permis. " Permis de manifester sa haine, en vertu du Ier amendement de la Constitution américaine, effectivement. Le président avait provoqué une immense indignation, en expliquant qu'à Charlottesville, il y avait
" des torts de deux côtés ",
" des types très bien des deux côtés " et avait demandé s'il fallait enlever les statues de George Washington sous prétexte qu'il possédait des esclaves.
Ces propos avaient suscité la consternation de Susan Bro, la mère de Heather Heyer, tuée par la voiture d'un néonazi. De retour de l'enterrement de sa fille, elle avait jugé inutile de retourner les appels de la Maison Blanche. Cette femme modeste voit arriver le 12 août avec appréhension. Après le premier Thanksgiving, le premier Noël, la première Fête des mères, ce sera le premier anniversaire. Après, lui a-t-on dit, la douleur est moins forte.
Sa fille est enterrée en un lieu secret, pour ne pas devenir un lieu de profanation ou de pèlerinage :
" Il n'y a pas besoin de perturber les restes de ma fille. " En revanche, elle prononcera un discours sur le lieu de son meurtre.
" Je dirai ce qu'elle était et ce qu'elle n'était pas : elle n'était pas un leader, elle n'était pas une organisatrice, elle était là avec des amis, elle n'a pas été choisie, elle n'a pas été assassinée : elle a été victime d'un crime de haine au hasard. "
Après la mort de sa fille, Susan Bro a créé une fondation pour recueillir les dons qui lui étaient envoyés. Un peu plus de 130 000 dollars. Cette standardiste à l'accueil de l'université de GeorgiaTech habite depuis vingt-trois ans dans l'une de ces modestes maisons sur roues toutes faites que l'on dépose sur un terrain, qu'elle nous présente sur vidéo.
" Je vous le montre, car les gens croient que je deviens riche, mais je ne suis pas riche. " Sa fondation accorde des bourses de 1 000 dollars pour aider des jeunes dans leurs études à promouvoir le changement social pacifique. Mais comme tout est compliqué à Charlottesville, on débat sur le fait que l'incarnation des événements de 2017 est portée par une victime blanche.
" Je suis d'accord avec les activistes noirs qui disent que Heather a eu trop d'attention. L'attention aurait dû se porter sur ce pour quoi elle se battait, l'égal traitement pour les Noirs, mais cela finit toujours sur ma fille, confie Susan Bro.
Les activistes noirs ont mérité l'attention dont a bénéficié Heather, mais ils n'ont pas obtenu cette attention. "Brenda Brown-Grooms en est convaincue :
" Si Heather Heyer avait été noire, cela n'aurait pas fait la “une” des journaux ", estime la pasteure noire, qui défend toutefois l'alliance avec l'extrême gauche blanche. Et garde la foi.
" Je ne perds pas espoir, le rêve américain n'a jamais été complètement réalisé. Le nouveau régime - de Trump - a fait plus que n'importe qui pour le tuer. " Et de conclure : " Chaque génération est responsable de ce que ce rêve américain ne meure pas… "
Arnaud Leparmentier
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