La ploutocracie c’est maintenant ! Par Michael Brenner
Source : Michael Brenner, Consortium News, 05-09-2018
5 septembre 2018
Les États-Unis peuvent être qualifiés aujourd’hui de ploutocratie – pour un certain nombre de raisons, et cela a un impact profond sur les médias, l’éducation et les groupes de réflexion – et même sur l’ensemble de la société, dit Michael Brenner.
Ploutocratie signifie littéralement le pouvoir des riches. Le « pouvoir » peut avoir diverses nuances de signification : ceux qui exercent l’autorité d’une fonction publique sont riches ; leur richesse explique pourquoi ils occupent cette fonction ; ils exercent cette autorité dans l’intérêt des riches ; ils ont la principale influence sur qui occupe ces fonctions et sur les mesures qu’ils prennent.
Ces aspects de la « ploutocratie » ne sont pas limitatifs. De plus, le gouvernement des riches et pour les riches n’a pas besoin d’être dirigé directement par les riches. En outre, dans certaines circonstances exceptionnelles, des personnes riches qui occupent des postes de pouvoir peuvent gouverner dans l’intérêt du plus grand nombre, par exemple Franklin Roosevelt.
Aujourd’hui, les États-Unis remplissent les critères d’une ploutocratie – pour plusieurs raisons. Regardons quelques éléments de preuve frappants. La redistribution du revenu brut vers le haut de la hiérarchie a été une caractéristique de la société américaine au cours des dernières décennies. Des statistiques bien connues nous indiquent que près de 80 % de la richesse nationale générée depuis 1973 est passée aux 2 % les plus riches et 65 % aux 1 % supérieurs. Les estimations de l’augmentation du revenu réel des travailleurs salariés au cours des 40 dernières années varient de 20 à 28 %. Au cours de cette période, le PIB réel a augmenté de 110 % – il a plus que doublé.
En d’autres termes, selon le Congressional Budget Office, selon le revenu le plus élevé de 1 % des ménages aux revenus les plus élevés a gagné environ 8 fois plus que celui des ménages du 60e centile après impôts fédéraux et transferts de revenu entre 1979 et 2007 et 10 fois celui des ménages du centile inférieur.
En bref, l’écrasante fraction de toute la richesse créée sur deux générations est allée à ceux qui se trouvent au sommet de la pyramide des revenus.
Cette tendance s’est nettement accélérée depuis la crise financière de 2008. Entre 2000 et 2012, la richesse nette réelle de 90 % des Américains a diminué de 25 %. Warren Buffet, Jeff Bezos et Bill Gates et al, c’est-à-dire le 1% le plus riche de la population mondiale, possèdent aujourd’hui plus de la moitié de la richesse mondiale (selon un rapport du Crédit Suisse en novembre 2017). Crésus est vert de jalousie.
Ce n’est pas un accident
Théoriquement, il est possible que ce changement soit dû à des caractéristiques économiques structurelles opérant à l’échelle nationale et internationale. Cet argument ne tient pas, cependant, pour trois raisons.
Tout d’abord, il y a tout lieu de penser qu’un tel processus s’est accéléré au cours des neuf dernières années, au cours desquelles les disparités se sont accrues à un rythme plus rapide. Deuxièmement, d’autres pays (beaucoup plus imbriqués dans l’économie mondiale) n’ont rien vu de tel que le phénomène spectaculaire qui se produit aux États-Unis.Troisièmement, la volonté de la classe politique du pays d’ignorer ce qui s’est passé et l’absence de mesures correctives qui auraient pu être prises sont en soi des indicateurs clairs de qui façonne la pensée et détermine la politique publique.
En outre, plusieurs mesures gouvernementales importantes ont été prises qui favorisent directement les intérêts financiers. Cela comprend le démantèlement de l’appareil de réglementation des activités financières en particulier et les grandes entreprises en général.
L’exploitation effrénée du système par les banques prédatrices a été rendue possible par les « réformes » Clinton des années 1990 et l’application laxiste de ces règles qui prévalaient encore. L’ancien procureur général Eric Holder, rappelons-le, est allé jusqu’à admettre que les décisions du ministère de la Justice quant au moment d’intenter des poursuites criminelles contre les plus grandes institutions financières ne dépendront pas seulement de la question des violations juridiques, mais incluront les effets hypothétiques de ces poursuites sur la stabilité économique. (Ces effets négatifs sont grandement exagérés).
Auparavant, M. Holder avait accordé une immunité générale à la Bank of America et à d’autres prêteurs hypothécaires pour leur apparente criminalité en falsifiant par la signature robotisée des documents de saisie sur des millions de propriétaires de maisons. En résumé, l’égalité de protection et d’application de la loi a été suspendue. C’est de la ploutocratie.
De plus, les exacerbations d’une culture réglementaire qui, en fait, fait des fonctionnaires des complices apprivoisés de l’exploitation financière sont apparues avec force lors des audiences du Comité Levin sur le scandale « London Whale » de J.P. Morgan Chase en 2013. Les responsables de Morgan ont déclaré de façon désinvolte qu’ils avaient choisi de ne pas informer le Controller of the Currency [organisme étatique, sous la tutelle du département du Trésor des États-Unis, chargé de réguler et de surveiller les banques nationales implantées aux États-Unis, NdT] des incohérences de leur comptes de négociation, sans aucunement se soucier du fait qu’ils enfreignaient peut-être la loi, étant convaincus que c’était la prérogative de J.P. Morgan de ne pas le faire.
Les hauts responsables des autorités de régulation ont expliqué qu’ils ne considéraient pas qu’il était de leur devoir de surveiller la conformité ou de vérifier si les déclarations faites par leurs homologues de Morgan étaient exactes. Ils ont également accepté d’être traités de manière insultante, par exemple d’être traités de « stupides » en face par des cadres supérieurs de Morgan. C’est de la ploutocratie à l’œuvre. L’audition de la Commission sénatoriale des finances n’a rassemblé que trois sénateurs – encore un autre signe de ploutocratie à l’œuvre. Quand les méga-banques font des profits illicites en blanchissant de l’argent pour les cartels de la drogue et s’en tirent avec une tape sur la main, comme HSBC et d’autres, c’est aussi de la ploutocratie. Franklin Delano Roosevelt, dit-on à juste titre, a sauvé le capitalisme américain. Barack Obama a sauvé le capitalisme financier prédateur.
Le système juridique est censé réguler le fonctionnement de la société indépendamment des personnes appartenant à une catégorie de nantis ; s’il est rendu malléable entre les mains des fonctionnaires pour servir les intérêts privilégiés de certains, il cesse de constituer un instrument neutre pour le bien commun. Dans la société d’aujourd’hui, il devient l’instrument d’une ploutocratie.
Les géants de la finance et les grandes entreprises en général peuvent compter sur des juges compréhensifs pour les tirer d’affaire lorsqu’ils sont acculés par les procureurs. Le procureur du district sud de New York, Preet Bharara, faisait une tentative sérieuse de demander des comptes à plusieurs prédateurs lorsque la Cour suprême de New York lui a coupé l’herbe sous le pied. Leur interprétation généreuse de la décision douteuse de la Cour suprême dans des affaires de commerce illicite a confirmé l’annulation de la condamnation de Michael S. Steinberg, le plus haut dirigeant du célèbre fonds de couverture SAC Capital Advisors. Bharara a été obligé d’abandonner sept affaires en suspens contre les gros bonnets de Wall Street.
Fraude fiscale des sociétés
Il existe une myriade d’autres exemples de complicité entre législateurs ou régulateurs, d’une part, et intérêts commerciaux particuliers, d’autre part. Les jugements de l’Agence de protection de l’environnement qui sont renversés sous la pression combinée des intérêts commerciaux des politiciens concernés et redevables en sont un. La décision du gouvernement de ne pas demander le pouvoir de négocier avec les compagnies pharmaceutiques sur le prix des médicaments payés avec des fonds publics en est un autre. La tolérance à l’égard de la dissimulation de profits à l’étranger de l’ordre de dizaines de milliards de dollars est le troisième. Ce dernier est le plus scandaleux.
Certaines des entreprises les plus juteuses paient peu ou pas d’impôt fédéral. Apple se distingue parmi elles – elle n’a rien payé. Facebook et Microsoft suivent de près. General Electric a reçu un remboursement d’impôt en 2015 – après des revenus de 8 milliards de dollars. Son taux d’imposition global dans toutes les juridictions était de 3,2 %.
En Californie, plusieurs géants du secteur privé (dont Apple et Genentech) ont lancé une campagne agressive dans un effort sans précédent pour se faire rembourser les impôts fonciers au motif que leurs actifs ont été surévalués – et que leurs bénéfices ont été injustement réduits. La ville de Cupertino, dans la Silicon Valley, accueille le siège mondial d’Apple, qui y a construit son vaste campus en 2014. Elle compte 13 000 employés. Combien la société paie-t-elle à la ville de Cupertino pour les services qu’elle fournit ? 6 000 $.
Apple a rejeté les suggestions polies selon lesquelles elle pourrait augmenter ce montant au motif que cela serait en contradiction avec son modèle commercial. La menace de déménager et déplacer le tout à Sheboygan n’est guère crédible étant donné ses investissements de plusieurs milliards de dollars dans le béton et le verre. Le pouvoir d’Apple d’obtenir ce qu’il veut est politique et culturel. Cupertino, soit dit en passant, était une ville prospère avant qu’Apple ne s’y installe.
Même à Seattle, bastion de la politique progressiste, Amazon a montré combien il est facile d’intimider et de contraindre les politiciens à la soumission. En mai, une mesure novatrice a été promulguée en matière d’impôt des sociétés, qui permettrait de recueillir 50 millions de dollars par année pour aider à couvrir le coût des programmes de logement abordable dont le pays a désespérément besoin. Il a été adopté à l’unanimité par le conseil municipal et a été acclamé à l’échelle nationale.
En juin, le projet a été rejeté par un vote de 7 contre 2. Que s’était-il passé pour produire ce ‘miracle’ ? Simple – Amazon a annoncé qu’elle suspendait tous ses plans d’expansion pour Seattle, et a été rejointe par Microsoft, Starbucks et d’autres dans une déclaration de guerre contre la ville. La maire Jenny Durkin a cédé : « Nous vous avons entendu », dit-elle en agitant le drapeau blanc et en s’inclinant devant ses maîtres.
Bref, une ville assiégée par les barbares s’est sauvée en s’asservissant. Ainsi, Seattle n’est guère différente d’une vieille ville industrielle dirigée par une entreprise comme Bethlehem ou Scranton, en Pennsylvanie. C’est là notre brillant avenir high-tech sous la ploutocratie.
Veuillez noter : Seattle et la Silicon Valley sont les endroits où Barack Obama, Hillary Clinton et d’autres dirigeants démocrates vont plaider pour l’argent des vautours des fonds spéculatifs et des milliardaires de l’informatique afin de financer leurs campagnes de réformes « républicaines allégées ».
Über Alles
[Références aux paroles de l’hymne allemand « Deutschland, Deutschland über alles », où « über alles » signifie « par-dessus tout » dans le sens de priorité et non de primauté ou supériorité, NdT]
L’éthique du « droit d’entreprise » est portée à son paroxysme par Uber. L’entreprise fait bien sûr fi des lois et des règlements. Elle exploite ses employés jetables pour se constituer une clientèle et dit ensuite aux autorités locales que s’ils appliquent les règles, Uber partira – et laissera les électeurs en colère derrière elle. Actuellement, ils contestent avec véhémence une décision de la Cour suprême de Californie selon laquelle ses travailleurs jetables ne sont pas des « entrepreneurs indépendants ». De manière typiquement agressive, les dirigeants d’Uber achètent les politiciens et incitent ses partisans à obtenir une exception législative. Ariana Huffington, ancienne militante progressiste, membre du conseil d’administration, est entièrement d’accord. C’est ce qui se passe dans une ploutocratie.
Des interprétations assouplies des lois fiscales par l’IRS [Internal Revenue Service] à l’avantage des personnes à revenu élevé peuvent être ajoutées à la liste. Il en va de même pour les cadeaux offerts aux sous-traitants fournisseurs exclusifs pour les dizaines de milliards de dollars gaspillés en Irak et en Afghanistan. Le nombre de ces aides directes aux grandes entreprises et aux riches est infini.
Le fait est que le gouvernement, à tous les niveaux, sert des intérêts égoïstes particuliers, peu importe qui occupe des postes élevés. Bien qu’il y ait une certaine différence entre les républicains et les démocrates à cet égard, elle s’est rétrécie sur la plupart des principaux points, au point que les propriétés fondamentales du système de favoritisme sont si bien établies qu’elles sont imperméables aux résultats électoraux. L’expérience la plus révélatrice que nous avons de cette dure réalité est la décision stratégique de l’administration Obama de permettre à Wall Street de déterminer comment et par qui la crise financière de 2008 serait gérée.
La partialité systémique est le facteur le plus crucial dans la création et le maintien des orientations ploutocratiques du gouvernement. Elle est confirmée et renforcée par l’identité et l’identification des personnes qui occupent effectivement de hautes fonctions électives.
Nos dirigeants sont presque tous riches selon n’importe quelle norme raisonnable. La plupart sont très riches. Le cabinet de Trump est dominé par des milliardaires. Ceux qui n’étaient pas déjà riches ont aspiré à le devenir et ont réussi. Les Clinton en sont un exemple frappant. Cette aspiration se manifeste dans la manière dont ils se conduisent en fonction.
Le Congrès, pour sa part, est composé de deux clubs d’hommes/femmes riches. Dans de nombreux cas, la richesse personnelle les a aidés à gagner leurs postes. Dans beaucoup d’autres, ils nouent des liens avec des lobbies qui fournissent les fonds nécessaires. L’ancien sénateur Max Baucus aurait dû porter un chandail Big Pharma, comme les joueurs de football, si les règles sur la publicité étaient appliquées. Qu’ils soient « achetés » d’une manière ou d’une autre, ils sont sûrement souvent cooptés. L’aspect le plus insidieux de la cooptation est de voir le monde du point de vue des intérêts économiques privilégiés et particuliers.
La transformation des Démocrates
La transformation du Parti démocrate, qui est passé du rôle de représentant des gens simples à celui de n’être qu’une « autre clique », est un commentaire révélateur de la manière dont la politique américaine a dégénéré en ploutocratie. Le renouvellement du parti pour satisfaire les intérêts des riches a été un thème de la dernière décennie ou plus.
De la Maison-Blanche d’Obama aux salles du Congrès, les chefs du parti (et la plupart des partisans) ont reconnu la domination des idées conservatrices sur la stratégie macro-économique (le dogme de l’austérité), sur le maintien du « non-système » des soins de santé à but lucratif, sur le sauvetage des grands acteurs financiers au détriment des autres et de la stabilité économique, sur la dégradation de la sécurité sociale et du système de santé. Le dernier point est le plus flagrant – et le plus révélateur – de nos voies et moyens ploutocratiques. Car elle implique une combinaison de tromperies intellectuelles, de manipulations flagrantes des chiffres et de mépris pour les conséquences humaines à une époque de détresse croissante pour des dizaines de millions de personnes. En d’autres termes, il est impossible de dissimuler ou de détourner les compromis qui ont été faits, qui serait lésé et qui continuerait de bénéficier des avantages de politiques budgétaires partiales.
La preuve la plus convaincante de la façon dont les intérêts financiers façonnent la politique américaine est le désintérêt systématique pour les manifestations les plus flagrantes du capitalisme prédateur. Pensez à l’exonération fiscale que les dirigeants d’entreprises se sont accordée en concevant des moyens ingénieux de se faire enregistrer dans des paradis fiscaux (ou même dans un cyber espace sans impôt) où tous les profits sont enregistrés via la manipulation des prix de transfert – comme indiqué ci-dessus. Pourtant, aucun projet de loi n’a été proposé pour remédier à ce détournement flagrant de la richesse que l’une ou l’autre des deux chambres du Congrès des États-Unis examine actuellement. Elle n’a été soulevée, quoique marginalement et brièvement, que par un seul candidat aux élections de 2016, Bernie Sanders.
Personne n’en parle cette année de mi-mandat. Quant aux vautours des hedge funds/private equity, Newt Gingrich les a dénoncés – lui, entre tous – lors des primaires républicaines de 2012 contre Mitt Romney. C’est la principale raison de sa victoire surprise en Caroline du Sud. Puis vint le débat très médiatisé en Floride. À la surprise générale, M. Gingrich n’a jamais parlé de la carrière de Romney en tant que prédateur de fonds spéculatifs. Que s’est-il passé ? Les poids lourds du Parti lui ont fait une proposition qu’il ne pouvait pas refuser : soit vous la fermez, soit vous ne déjeunerez plus jamais à Washington. Fermez votre cabinet de consultant lucratif, rendez votre carte de célébrité, et commencez à habituer votre nouvelle femme à dîner chez Eat & Park [chaîne de restaurants bon marché, NdT].
Le travail des médias
Il y a une autre dimension, absolument cruciale, à la consécration de la ploutocratie de l’Amérique. C’est contrôler les moyens de façonner la façon dont la population comprend les affaires publiques et, par conséquent, canaliser la pensée et le comportement dans la direction souhaitée. Nos guides ploutocratiques, nos prophètes et nos formateurs ont grandement réussi à y parvenir. L’un des objectifs de leurs efforts a été de faire des médias des alliés conscients ou de les dénaturer en détracteurs ou en sceptiques. Leur succès est bien visible.
Qui, dans les médias, a contesté la ploutocratie propageant le mensonge selon lequel la sécurité sociale et l’assurance-maladie sont la principale cause de nos déficits dont la faillite imminente met en péril l’économie américaine ? Qui se donne la peine d’informer le public que les fonds fiduciaires de ces deux programmes proviennent d’une source de revenus distincte du reste du budget ? Réponse : Personne à bord ou à proximité des médias grand public.
Qui a rendu le service le plus élémentaire en soulignant que de tous les emplois créés depuis 2009, aussi peu nombreux soient-ils, 60 % au moins ont été à temps partiel ou temporaires ? Réponse : encore une fois, personne. Qui s’est donné la peine de mettre en lumière les failles logiques de la vision intégriste du marché qui a tant déformé les perceptions de ce qui fonctionne et ne fonctionne pas dans la gestion macro-économique ? Oui, Paul Krugman, Joseph Stiglitz et une poignée d’autres – bien que même les collègues de Krugman qui écrivent sur les affaires et l’économie au New York Times ne semblent pas avoir le temps de le lire ou bien manquent d’esprit pour comprendre ce qu’il dit.
Prises de contrôle des groupes de réflexion
Dans le même ordre d’idées, un deuxième objectif a été de dominer le monde des groupes de réflexion et des fondations. Aujourd’hui, presque tous les grands groupes de réflexion de Washington dépendent de l’argent des entreprises. Des hommes d’affaires siègent aux conseils d’administration et façonnent les programmes de recherche. Peter G. Peterson, le milliardaire du fonds de couverture, a choisi la voie la plus directe pour acquérir l’Institut international d’économie, en le renommant d’après son nom. Il s’est ensuite mis à l’utiliser comme un instrument pour poursuivre la campagne contre la sécurité sociale qui est devenue l’œuvre de sa vie.
Et puis il y a Robert Rubin. Rubin est l’essence même de la malversation financière et l’incarnation du lien entre le gouvernement et Wall Street qui a conduit le pays à la ruine. Auteur du programme de déréglementation de Clinton alors qu’il était secrétaire au Trésor, puis super lobbyiste et président de la super banque conglomérée CITI (seulement grâce à sa déréglementation) dans les années avant qu’elle ne soit sauvée de la faillite par Ben Bernanke, Hank Paulson et Tim Geithner, et conseiller de Barack Obama qui a rempli la nouvelle administration de ses protégés. Depuis, il s’est installé en tant que président du Council on Foreign Relations et directeur du très prestigieux et généreusement financé Hamilton Project à Brookings. À la fin de l’année dernière, comme par hasard, les deux organismes ont programmé une conférence de Jaime Dimon, président et directeur général de J.P. Morgan Chase, la plus grande banque américaine. La conférence a été présentée comme un forum permettant à un PDG mondial de premier plan de partager ses priorités et ses idées devant un auditoire de haut niveau composé de membres du CFR. C’est la ploutocratie en action.
L’enseignement démoli
Le troisième objectif a été d’affaiblir l’enseignement public. Nous avons été témoins de l’attaque contre notre système d’écoles primaires publiques au nom de l’efficacité, de l’efficience et de l’innovation. Les « charter schools » [écoles américaines laïques à gestion privée bénéficiant d’une très large autonomie dans l’enseignement et dans les programmes scolaires ; leur financement est public, NdT] sont le mot d’ordre. Les enseignants sont accusés d’être au cœur du problème. Ainsi, la privatisation, une privatisation très rentable, est vendue comme la solution pour sauver la jeunesse américaine en dépit de nombreuses preuves du contraire. La vérité historique est mise de côté : notre système scolaire public est la seule institution, par-dessus toutes les autres, qui a fait la démocratie américaine. C’est aussi un bastion de la pensée sociale éclairée. Elle peut donc être considérée comme une cible.
Il en va de même pour le prestigieux réseau des universités publiques du pays. D’État en État, elles sont affamées de financement et deviennent des agneaux sacrificiels sur l’autel du culte de l’austérité. Elles aussi sont stigmatisés comme étant « dépassés », comme ne faisant plus le travail de fournir au monde des affaires les travailleurs qualifiés, obéissants et pratiques qu’il désire. Les écoles de commerce, longtemps dépendantes du monde de l’entreprise, sont considérées comme le modèle de partenariat public-privé dans l’enseignement supérieur. L’enseignement à distance, souvent géré par des consultants « experts » ou des « entrepreneurs » à but lucratif, est présenté comme la vague d’un avenir prometteur – un avenir avec moins de professeurs à tendances libérales ayant des idées confuses concernant la vie en société. L’enseignement à distance est le compagnon de l’enseignement supérieur à la mode des écoles à charte. Beaucoup de promesses, peu de réalisations, mais bien conçues pour faire avancer un programme favorable à la ploutocratie.
Ici aussi, les conseils d’administration sont dirigés par des hommes ou des femmes d’affaires. Le coup d’état avorté à l’Université de Virginie a été provoqué par le recteur qui est un promoteur immobilier à Virginia Beach. Le président du conseil d’administration de l’Université du Texas, où les tensions sont au plus haut, est un promoteur immobilier. Le président du conseil d’administration de l’Université de Californie est le PDG de deux sociétés de capital-investissement – et le mari de la sénatrice Diane Feinstein. Son projet favori était de placer l’argent de la caisse de retraite des enseignants de Californie (CALPERS) sous la tutelle d’affaires financières privées. Deux anciens administrateurs du fonds font actuellement l’objet d’une enquête criminelle pour avoir reçu d’importants pots-de-vin d’autres sociétés de capital-investissement auxquelles ils ont versé des fonds – et qui les ont ensuite employés comme « fourgues ». C’est de la ploutocratie à l’œuvre.
L’argent comme mesure de toutes les choses
L’accomplissement ultime d’une ploutocratie est de se légitimer en ancrant dans l’esprit de la société l’idée que l’argent est la mesure de toutes choses. Cela représente l’accomplissement, c’est la condition sine qua non pour donner aux gens ce qu’ils veulent le plus. C’est la mesure de la valeur d’un individu. C’est la marque du statut dans une culture anxiogène du statut . Cette façon de voir le monde décrit les conceptions de Bill Clinton, Barack Obama et Donald Trump. C’est Obama qui, au plus fort de la crise financière, a salué Jaime Dimon et Lloyd Blankfein, PDG de Goldman Sachs, comme des « hommes d’affaires avisés et prospères ». C’est Obama qui est devenu avec empressement le copain de golf de Dimon – un Obama qui, deux fois dans sa carrière, a pris des emplois dans des cabinets d’avocats d’affaires. C’est Bill Clinton qui a parcouru le monde en avion d’affaires au cours des douze dernières années. Ce sont eux deux qui ont poussé Alan Simpson et Erskine Bowles à faire pression en faveur de la paralysie de la sécurité sociale. C’est la ploutocratie qui envahit les rangs des dirigeants des deux partis de ce qui était autrefois la république américaine.
La réalisation peut-être la plus extraordinaire de l’aile financière de la ploutocratie a été de convaincre la classe politique que ses activités largement spéculatives sont normales. En effet, elles sont considérées comme la principale raison de la croissance économique. Leur stratagème consiste à dire que leur propre bien-être est essentiel au bien-être de l’économie nationale et qu’ils méritent donc un traitement privilégié.
La subtilité, la discrétion et la retenue sont étrangères à leur style de flibustier profondément enraciné dans la culture et l’histoire du pays. Leur comportement est souvent impulsif et vorace : avides de montrer ce qu’ils peuvent faire impunément et qu’ils sont les chefs de la meute. Ils jouent avec la richesse de la nation pour s’enrichir plutôt que de faire tourner une économie.
Il y a peu d’intérêt à construire quoi que ce soit qui puisse durer – pas de « nouvel ordre », pas de nouveau parti, pas de nouvelles institutions. Pas même des statues pour eux-mêmes. Pourquoi s’embêter alors que le système existant fonctionne si bien maintenant à votre avantage et à celui de vos associés partageant les mêmes idées et les mêmes intérêts qui peuvent facilement orienter les idées, l’argent et les politiques à leur avantage.
Pendant ce temps, le public est aveugle à la façon dont il est trompé et maltraité, en grande partie grâce à des médias d’information couchés à leurs pieds. Peu de changements dans un pays dont l’idéologie civique imprègne la population de la ferme conviction que ses principes et ses institutions incarnent une vertu exceptionnelle. Le fait de contester cela constitue une menace pour les ploutocrates et les médias et le système éducatif qu’ils dirigent ou influencent.
Un État policier au service de Wall Street
L’un des exemples les plus stupéfiants de l’implication ploutocratique directe dans l’État a été l’audace de Wall Street qui a coopté une partie du service de police de New York se dotant d’une unité semi autonome pour contrôler le quartier financier.
Financée par Goldman Sachs et consorts, dirigée en partie par des employés de banques privées occupant des postes administratifs clés et ayant pour mandat explicite de prévenir et de traiter toute activité qui les menace, elle fonctionne avec du matériel à la pointe de la technologie, dans un établissement dédié fourni par ses commanditaires. Pendant des années, l’installation a été gardée « sous le comptoir » afin de ne pas inciter les personnes curieuses à la dénoncer. C’est l’unité qui a coordonné la répression des manifestations du mouvement Occupy à Manhattan. Elle représente l’appropriation d’un organisme public pour servir des intérêts privés.
L’hyper-anxiété de l’après-11 septembre 2001 a servi de couverture politique et idéologique à un accord conçu par le maire Mike Bloomberg (lui-même un milliardaire de Wall Street qui a défendu Wall Street contre toute accusation d’abus financier) en collusion avec ses anciens associés. S’agit-il simplement de Bloomberg exposant la dépendance fiscale de la ville de New York à l’égard des emplois du secteur financier ?
C’est le même Bloomberg qui a tué dans l’œuf une initiative largement soutenue visant à fixer un salaire minimum décent de 10 $ l’heure avec assurance maladie (11,50 $ sans) pour les projets de développement qui reçoivent plus d’un million de dollars en subventions des contribuables. Il a stigmatisé la mesure comme « un retour à l’époque où le gouvernement considérait le secteur privé comme une vache à lait… La dernière fois que nous avons vraiment eu une grande économie dirigée, c’était l’URSS et ça n’a pas si bien marché ». On pourrait difficilement être plus ploutocratique – et dans le New York de gauche.
Pas besoin de conspiration
Par ailleurs, les rouages de la ploutocratie ne sont pas bien organisés. Il n’y a pas de complot en tant que tel. C’est la convergence des points de vue et des intérêts personnels de personnes disparates dans différentes parties du système qui a révolutionné la vie publique américaine, le discours public et la philosophie publique.
Personne n’a eu à endoctriner Barack Obama en 2008-2009, à l’intimider ou à le soudoyer. Il s’est rapproché des ploutocrates de son plein gré avec son état d’esprit et ses valeurs déjà conformes à la vision qu’avait la ploutocratie d’elle-même et de l’Amérique. C’est l’homme qui, pendant les deux premières années de sa présidence, a à plusieurs reprises donné une représentation inexacte dans les médias du Social Security Act de 1935 – ignorant et ne prenant pas la peine de le découvrir, ou faisant semblant d’être ignorant afin de faire une comparaison pratique avec son pseudo plan pour les soins médicaux rempli de failles fatales. Après tout, c’est cet homme qui a cité Ronald Reagan comme modèle pour le type de présidence dont l’Amérique avait besoin. Il a été la preuve vivante de l’efficacité avec laquelle les Américains ont été mis en conformité avec la vision ploutocratique.
Cela ne veut pas dire que le succès des ploutocrates était inévitable – ou qu’ils étaient diaboliquement intelligents pour manipuler tout et chacun à leur avantage. Il y a eu un fort élément de chance dans leur victoire. Leur coup de chance le plus remarquable a été l’incompétence et la myopie de leur opposition potentielle – démocrates progressistes, intellectuels, associations professionnelles, etc. Les ploutocrates ont poursuivi leurs objectifs d’une manière désorganisée et diffuse. Cependant, l’absence d’un adversaire sur le terrain contesté a assuré leur succès.
Pas malins
Quant à l’intelligence, la ploutocratie américaine est en fait une ploutocratie stupide. Premièrement, elle va trop loin. Mieux vaut laisser quelques friandises sur la table pour les 99 pour cent et même quelques miettes pour les 47 pour cent que de risquer de générer du ressentiment et des actes de vengeance.
Depuis l’effondrement financier, les intérêts financiers et commerciaux n’ont pas pu résister à l’envie de s’en prendre aux plus faibles. Aller pêcher la petite monnaie dans le sillage du vol qualifié, c’est frotter les plaies avec du sel. Pourquoi lutter contre une petite augmentation du salaire minimum ? Pourquoi exploiter impitoyablement tous ces intérimaires et travailleurs à temps partiel qui ont si peu de pouvoir économique ou politique de toute façon ? Pourquoi soutirer jusqu’au dernier sou aux petits épargnants et aux détenteurs de cartes de crédit que vous volez déjà systématiquement ? Si l’on prend les choses dans leur ensemble, ce genre de comportement est stupide.
Pour l’expliquer, il faut considérer l’obsession du statut des audacieux flibustiers d’entreprise américains. Ces traits particuliers s’intensifient au fur et à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie des richesses. L’une est l’impulsion de montrer à tous votre supériorité en montrant ce que vous pouvez faire pour vous en tirer. Le « Sharp dealing » [expression péjorative pour décrire un comportement sournois ou rusé qui est techniquement conforme aux règles de la loi, mais qui ne respecte pas l’éthique, NdT] a toujours été très prisé par certains segments de la société américaine. C’est l’homme qui se démène, qui manque d’assurance et qui doit prouver au monde – et à lui-même – qu’il peut agir en toute impunité. Il n’est pas très différent du voyou qui se montre à ses copains et à sa nana.
Au fond, ces gens sont des arnaqueurs – ils recherchent des sensations fortes en montant une arnaque, et non en construisant quelque chose. Ainsi, Lloyd Blankfein [chief executive officer de Goldman Sachs, NdT] ne s’est pas présenté aux réunions de la Maison-Blanche, mais Obama l’a remercié d’avoir fait savoir au président, même si la réunion avait déjà commencé, que Blankfein ne pouvait pas venir. Ainsi pourquoi Jaime Dimon [directeur des opérations chez JPMorgan Chase Co., NdT] a protesté avec indignation contre les mauvais traitements infligés par la presse, par la Maison Blanche et par quiconque.
Ensuite, il y a Jack Welch, le titan de l’industrie américaine qui se pavane, détenant le record Guinness pour le plus grand nombre d’emplois manufacturiers délocalisés par une entreprise, et pourtant il s’est permis d’appeler Obama « anti-business » quand le président a fait son choix à la place du candidat Jeffrey Immelt, qui lui a succédé, et qui a ainsi présidé le Job Council de la Maison blanche. Ou la Banque d’Amérique feignant l’obéissance pour le traitement de faveur obtenu d’Obama sur l’arnaque criminelle sur les saisies hypothécaire.
L’épisode ultime de violation flagrante de la loi est l’affaire MF Holdings – par laquelle, sous la direction de son chef, l’ancien sénateur et gouverneur Jon Corzine, ce fonds de couverture a pris l’initiative illégale de piller quelques milliards sur des comptes de dépôt pour couvrir les pertes subies dans ses opérations pour compte propre. J.P. Morgan, qui détenait des fonds de MF Global dans plusieurs comptes et qui traitait également les opérations sur titres de la société, a résisté au transfert des fonds aux clients de MF jusqu’à ce que des poursuites judiciaires l’y obligent. Action punitive : aucune. Pourquoi ? Le ministère de la Justice et les organismes de réglementation ont invoqué le prétexte boiteux que les décisions du groupe MF étaient si opaques qu’ils ne pouvaient pas déterminer qui avait cliqué sur la souris. Un soupçon de SNL. Monter des coup comme ceux-là et échapper à toute sanction est le trip personnel ultime.
Là où est l’argent
Willie Sutton, le célèbre braqueur de banque des années 1940, a expliqué ainsi pourquoi il ciblait les banques : « C’est là qu’est l’argent ». Les escrocs financiers d’aujourd’hui s’attaquent aux jeux de paris à haut risque parce que c’est là que les plus gros prennent le plus leur pied. C’est plus important que les plus grosses sommes d’argent – bien qu’elles ajoutent au frisson. Le baron de la finance est un joueur compulsif, qui s’efforce constamment d’améliorer son statut et qui n’est pas sûr de lui. Il a besoin de ses remèdes : de victoire de célébrité, de respect ou de déférence, aussi éphémères soient-ils.
La culture américaine fournit peu d’insignes de rang. Pas de « Messieurs », pas de sièges à la Chambre des Lords, pas de rites de passage qui séparent l’élite blasonnée de nous tous. Comme l’oubli éclipse les plus célèbres et les plus acclamés, ils s’emparent souvent de tout ce qui est à leur portée, aussi ridicule que cela puisse être. Lorsque IR Magazine a décerné à J.P. Morgan le prix de la « meilleure gestion de crise » de 2012 pour sa gestion de la débâcle de la London Whale [littéralement « baleine de Londres » où un trader français a provoqué un vent de panique sur les marchés financiers, les dirigeants de Morgan étaient là pour exprimer leur reconnaissance, plutôt que pour se cacher honteusement. Le seul personnage de Wall Street qui a gagné le vedettariat sans être déconsidéré dans l’esprit du public est Robert Rubin. Grâce à son agilité et à ses liens politiques, il a semi-institutionnalisé son statut de célébrité. Oui, il y a l’ancien président de la Fed, Paul Volcker. Mais sa stature repose sur une réputation inégalée de service au bien commun et d’intégrité incontestée. Les Blankfein, les Dimon, les Welch et les Rubis non seulement n’ont pas les attributs essentiels, mais ils semblent aussi mépriser le public, le rabaisser plutôt que le servir, ce que même les institutions financières privées devraient faire, tout en faisant un profit raisonnable.
Le dénigrement compulsif des pauvres et des dépossédés par les ploutocrates est peut-être la preuve la plus révélatrice de l’obsession du statut liée à l’insécurité née de leurs acquis souvent mal acquis. C’est au cœur de leur personnalité sociale. Ils semblent trouver nécessaire de stigmatiser tous ceux qui ne sont pas dans leur classe comme des perdants. Ceux du bas de l’échelle sont condamnés comme des dégénérés moraux – toxicomanes, parasites paresseux – plutôt que comme des victimes de leur système financier. Cette posture sert d’une part à souligner leur supériorité et d’autre part à masquer les conséquences humaines de leur rapacité. Un tel comportement est l’antithèse d’une image cultivée du grand patron du commerce – même s’ils paient un prix en termes d’estime publique malgré les efforts des médias pour maintenir leur statut élevé.
Les ploutocrates américains ont un désir profond de croire en leur propre vertu – et de la faire reconnaître par les autres, en dépit des faits. Leur fierté perverse de dominer le système ne ternit pas leur façon de voir leur comportement. Blankfein a dit : « J’ai fait le travail du Seigneur ».
Dimon se pavane à travers le Council on Foreign Relations ou Brookings avec les masses entassées dans son auditoire dont les yeux rayonnent d’adulation alors qu’elles se délectent de sa renommée avides de recevoir sa sagesse sur les grandes affaires du monde. Donnerait-il son avis sur la possibilité que les BRICS puissent truquer le taux LIBOR [(pour London interbank offered rate, en français : taux interbancaire offert à Londres] avec la connivence de la Banque d’Angleterre et de la Réserve fédérale – ou ignorer les règles de déclaration la réglementation touchant le système de rapport lorsqu’elles menacent de révéler un système de plafonnement insensé qui perd 6 milliards $ ?
Les conséquences généralisées
La ploutocratie dans le style américain actuel a des effets pernicieux qui vont au-delà de l’influence dominante des riches sur l’économie et le gouvernement du pays. Il crée des précédents et modèle la non-imputabilité et l’irresponsabilité qui imprègnent le pouvoir exécutif dans l’ensemble de la société. Trois administrations présidentielles successives et deux décennies de comportement malhonnête de la part d’élites d’entreprises ont établi des normes aujourd’hui évidentes dans des institutions aussi diverses que les universités et les groupes de réflexion, les associations militaires et professionnelles, voire les clubs privés. Le résultat cumulatif est une dégradation généralisée des normes dans l’utilisation et les abus de pouvoir.
La ploutocratie fait naître des tensions sociales. Logiquement, la principale ligne de tension devrait se situer entre les ploutocrates et le reste d’entre nous – ou, du moins, entre les ploutocrates et tous ceux qui ont des moyens modestes. Mais ce n’est pas le cas aux États-Unis. S’il est vrai qu’il y a eu des propos amers sur les magnats de Wall Street et leurs renflouements au cours de la première année qui a suivi l’effondrement financier, ils ne sont jamais devenus un sujet majeur de clivage politique.
Aujourd’hui, l’indignation s’est apaisée et la politique se résume à l’austérité et à l’endettement plutôt qu’à la distribution de la richesse et du pouvoir qui l’accompagne… Le sentiment profond d’anxiété et de désapprobation qui envahit le peuple se manifeste dans des manifestations de concurrence hostile entre des groupes, tous victimes eux-mêmes des ploutocrates qui prennent en fait une grande part de la richesse nationale, nous laissant tous nous battre pour les déchets. Ce sont donc les employés du secteur privé qui s’opposent aux employés de l’État parce que ces derniers ont une (certaine) assurance-maladie, une certaine retraite et une certaine sécurité par rapport aux premiers qui ont été privés de ces trois éléments. Ce sont les parents qui s’inquiètent de l’éducation de leurs enfants face aux enseignants. Les deux contre les autorités locales à court d’argent. Municipalités contre États. C’est le petit entrepreneur contre les syndicats et les exigences de l’assurance maladie. Les médecins contre les patients contre les administrateurs. Ce sont les directions d’université contre le corps professoral et les étudiants, et le corps professoral contre les étudiants qui se disputent des crédits très réduits. Tout cela contre les conseils d’administration et les gouverneurs d’État.
Presque tout le monde est irrité par le contraste de plus en plus net entre les espoirs et les aspirations et les sombres réalités de ce à quoi ils pourraient s’attendre pour eux-mêmes et leurs enfants. Pendant ce temps, les gens au sommet attendent avec confiance et dans l’expectative au-dessus de la mêlée qu’ils ont conçue – toujours prêts à se précipiter pour dépouiller ce qui reste au moyen de la privatisation des biens publics, des contrats octroyés sans appels d’offres, des paradis fiscaux et réglementaires, des routes privées à péage, des monopoles des prêts étudiants, des acquisitions rapaces des propriétés saisies avec des mesures incitatives fédérales, et une myriade d’avantages fiscaux.
Le président Obama a utilisé son discours sur l’état de l’Union de 2017 pour envoyer le message haut et fort. « Que les facultés et les universités soient prévenues. Si vous ne pouvez pas empêcher les frais de scolarité d’augmenter, le financement que vous obtenez des contribuables diminuera ». Il a ainsi avancé un raisonnement qui l’a mis sur la même longueur d’onde que Rick Perry parce que la réalité est exactement le contraire. C’est parce que le financement public a diminué des deux tiers au cours des dernières décennies que les facultés et les universités sont obligées d’augmenter les frais de scolarité – malgré la stagnation des salaires des professeurs et du personnel. C’est l’essence même du conditionnement intellectuel au dogme égoïste de la ploutocratie et de la subornation des pouvoirs publics par la ploutocratie. Au-delà de la captation, c’est l’assimilation.
Est-ce que cette sorte de fierté perverse précède la chute ? Aucun signe que cela se produise pour le moment. La ploutocratie en Amérique est plus susceptible d’être notre destin. Le facteur dynastique croissant opérant au sein de la ploutocratie financière milite dans cette direction. La richesse elle-même a toujours été transférée d’une génération à l’autre, bien sûr ; la réduction des droits de succession ainsi que les taux plus bas dans les tranches de revenus supérieures accentuent généralement cette tendance. Avec le recul de la mobilité socio-économique dans la société américaine, elle prend de l’ampleur.
Quelque chose qui se rapproche d’une identité de caste se forme parmi les élites financières – comme l’incarne Dimon qui est la troisième génération de courtiers en valeurs mobilières et de gestionnaires financiers de Wall Street dans sa famille. Son père était directeur exécutif chez American Express, où le jeune Dimon s’est joint à Sandy Weill. L’an dernier, Dimon a embauché son père de 81 ans pour travailler pour J.P. Morgan Chase, un épilogue révélateur de ce conte générationnel. Le salaire de première année de son père était de 447 000 $ ; il devait atteindre 1,6 million de dollars – maintenant que l’apprenti a acquis de l’expérience de travail, vraisemblablement. Le sens des limites ne fait pas partie du personnage de la ploutocratie financière.
Michael Brenner est professeur en affaires internationales à l’Université de Pittsburgh.
Source : Michael Brenner, Consortium News, 05-09-2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
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Evariste // 29.09.2018 à 07h40
Un regard acéré sur la ploutocratie américaine mais on pourrait transposer sans peine à l’UE. Edifiant.