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vendredi 28 septembre 2018

La petite princesse de la Ghouta


28 septembre 2018
L'écrivaine syrienne Samar Yazbek évoque l'horreur de la guerre civile avec une saisissante lucidité dans son roman " La Marcheuse "

La petite princesse de la Ghouta


Quartier de la Ghouta orientale, près de Damas (Syrie), en février 2018.
HAMZA AL-AJWEH/AFP
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Le malheur isole. Il rend invisible. Même lorsqu'il frappe aux yeux de tous, devant les médias du monde entier, comme c'est le cas, depuis 2011, pour la guerre civile en Syrie. Jusqu'où -serons-nous affectés ? A quel moment l'émotion et la solidarité sont-elles remplacées par l'indifférence et l'oubli ? Ces questions sont au cœur du travail de l'écrivaine syrienne Samar Yazbek (née en  1970, à Lattaquié), à qui son opposition active au régime de Bachar Al-Assad a d'abord valu menaces et emprisonnement, avant de la contraindre à l'exil. Son précédent ouvrage, Les Portes du néant (Stock, 2016), retraçait les trois périlleux voyages clandestins qu'elle a effectués, en  2012 et 2013, dans les zones de combats les plus violents de son pays. Un -témoignage d'une force d'évocation extrêmement puissante.
Parole et mouvements entravésAujourd'hui, Samar Yazbek va plus loin encore. S'aventurant jusqu'au plus intime, elle renoue avec le -roman, sa vocation première (Un parfum de cannelle, Buchet-Chastel, 2013). Parmi l'ensemble des ouvrages qui nous parviennent de Syrie ou de la diaspora, elle fait entendre un timbre inédit, qui mêle l'absolu réalisme et le merveilleux. Rima, la narratrice de La Marcheuse, est muette. Elle n'entend le son de sa voix qu'en de très précises occasions : quand elle cantille le Coran, lit à voix haute Le Petit Prince, de Saint-Exupéry (1943), ou lorsqu'elle crie ou gémit parce qu'elle a mal ou peur. Elle est aussi affublée d'une étrange manie : elle ne peut s'empêcher de marcher : " Mon cerveau se trouve dans la partie -inférieure de mon corps et je ne peux interrompre cette bougeotte agaçante de mes pieds. " Alors, depuis sa -petite enfance, Rima vit, le poignet attaché à un meuble ou au bras de sa mère. Parole et mouvements entravés, elle -connaît déjà l'assujettissement de la femme -syrienne résultant d'une tradition asphyxiante. Mais rien ne réussit à altérer la légèreté ni la fraîcheur de cette femme-enfant qui, à l'instar du Petit Prince justement, accumule les planètes-refuges : les livres, l'écriture et le dessin.
On la dit folle, elle ne l'est pas. C'est autour d'elle qu'explose la folie. Elle va en prendre la mesure au cours d'un voyage qui la mènera au cœur de l'enfer de la Ghouta, près de Damas, enclave rebelle assiégée par l'armée d'Assad entre 2012 et avril  2018. " A présent, je comprends mieux : ici, les gens meurent vraiment, alors que là-bas on capte uniquement le bruit qui donne la mort aux gens. " C'est comme ça que parle Rima, ou plutôt qu'elle écrit, au terme de son voyage –  qui est aussi celui de sa courte vie – dans le souterrain où, le poignet attaché à un poteau, minée par la faim et les sévices physiques, elle a trouvé une liasse de papier et un stylo bleu. Sans condamnation morale ni parti pris pour l'un ou l'autre camp, elle raconte ce qu'elle a vu et entendu au plus près des corps suppliciés, des femmes et des hommes humiliés. Jusqu'à son agonie qu'elle décrit avec une confondante sobriété.
Etonnement face à la violenceCe texte à l'encre bleue est, comme le dit une expression arabe, d'une complexe simplicité. Rima s'autorise les digressions que lui imposent sa mémoire et son imaginaire, d'incessantes répétitions qui disent son étonnement face à la violence inouïe qu'elle découvre. Elle -essaye de comprendre, cherche, tâtonne et fait naître en nous – nous, les lecteurs qui sommes gavés d'images et de mots  –  un regard neuf, le même effarement que le sien, la même colère que celle de Samar Yazbek. La Marcheuse est avant tout l'œuvre d'une artiste à la recherche d'un langage. Un livre qui cherche à rendre la confrontation entre la vulnérabilité et l'extrême violence. Et qui y parvient.
Pendant les années de la grande terreur des purges staliniennes, Anna Akhmatova (1889-1966) a fait interminablement la queue devant les prisons de Leningrad où son fils était incarcéré. Dans son recueil de poèmes Requiem, elle se souvient d'un échange avec une femme qui s'était approchée d'elle : " Et ça, vous pouvez le décrire ?/ Oui, je le peux/ Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui, autrefois, avait été son visage. " Ce que peut la poésie, toute autre écriture le peut aussi quand elle est portée par une haute conscience morale – et par conséquent politique –, par une nécessité vitale, une obstination créatrice, et par cette " chose " mystérieuse dont Samar Yazbek est pétrie et qu'on appelle la grâce.
Eglal Errera
© Le Monde

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