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mercredi 22 août 2018

Thu-Van Tran et le caoutchouc

19 août 2018

Thu-Van Tran et le caoutchouc

Un artiste, une matière 6|6 Elle sculpte au burin le bois d'hévéa et compose avec la sève laiteuse que provoque la saignée. Une matière fascinante, qui prend mille formes et engendre toutes sortes d'avatars

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Al'origine, c'est juste une larme. Cahuchu, ainsi l'appelaient les Indiens, qui ont longtemps été les seuls à le cultiver… cahuchu, " l'arbre qui pleure ". De ce caoutchouc qui a désormais conquis la planète, la plasticienne Thu-Van Tran a fait l'une de ses obsessions. Dans ses récents travaux, la nommée au prix Marcel Duchamp 2018 l'exploite sous toutes ses formes : elle sculpte au burin le bois d'hévéa, elle compose avec la sève laiteuse que provoque la saignée. " J'utilise depuis longtemps ce matériau à cause de son ancrage historique, résume la jeune femme, née à Ho Chi Minh-Ville en  1979 et arrivée à l'âge de 2 ans en France. Il raconte à lui seul un siècle de domination colonialiste, surtout sur l'Asie du Sud-Est. C'est la profondeur historique et le potentiel affectif de l'hévéa qu'il m'importe d'investir. "
Tout commence quand Thu-Van Tran se lance dans des recherches sur les signes d'échanges entre la France et le Vietnam. Très vite, ses premières découvertes la mènent vers cette richesse typiquement coloniale qu'est le caoutchouc, à l'instar du café et du cacao. Elle se passionne aussitôt pour l'histoire de la graine brésilienne, à laquelle un marin français fit traverser les océans, au début du XXe  siècle, pour la transplanter au Vietnam. " Cette culture est très délicate, aussi l'Institut Pasteur de Saïgon développa-t-il les premiers pieds d'hévéa sous forme de greffes. Mais, très vite, cela a engendré des richesses considérables ", raconte-t-elle, alors qu'on la rencontre au cœur de son exposition, visible jusqu'au 7  janvier 2019, au Musée du cristal Saint-Louis, à Saint-Louis-lès-Bitche (Jura).
A l'invitation d'Hermès, propriétaire du site, Thu-Van Tran y fait dialoguer la transparence du cristal produit ici et la charge magnétique de l'Hevea brasiliensis" Je m'empare du caoutchouc comme d'un matériau à la fois physique et historique, précise celle qui a étudié pendant deux ans et demi, auprès des compagnons, toutes les formes de moulages. Cette graine est symptomatique d'une histoire des déplacements et des mutations de notre monde moderne. C'est cette histoire que je pétris, matérialise en volumes, en sculptures, en photogrammes, avec l'idée de faire surgir ce concept de contamination. "
" Un cadeau empoisonné "Mais cette lectrice passionnée de -Marguerite Duras ne saurait se contenter de fouiller les bibliothèques. Très vite, l'envie la démange d'aller voir sur place. Elle quémande d'abord un plant auprès des usines Michelin de Clermont-Ferrand, qui développent des mutations destinées à rendre le caoutchouc de leurs pneus le plus compétitif possible, pour réaliser sa première sculpture. Puis, lors d'un premier voyage au Vietnam, elle revient sur les anciennes plantations de la même entreprise, principal exploitant de cette richesse naturelle. Elle découvre des sites nationalisés. Toute trace du colon a été anéantie. " Pour le Vietnam, cette graine était comme un cadeau empoisonné, résume-t-elle. Elle est devenue une source de revenus très importante, mais au prix de l'occupation de la majorité des terres fertiles du pays par les colons français. "Une graine mi-colon mi-bon, voilà le titre donné à l'une des premières sculptures qu'elle dédie au motif.
Toujours en exploratrice des temps anciens, elle part pour l'Amazonie, en quête de la plantation mythique de Fordlândia. Cette ville utopique a été montée de toutes pièces, en pleine jungle, à la fin des années 1920, par les usines Ford, afin de les approvisionner en caoutchouc. " Mes recherches sur l'hévéa sont dédiées à une forme de mémoire coloniale ; elles mettent en exergue la manière dont certains lieux continuent d'incarner cette histoire, la pétrifient et en demeurent prisonniers. " Du Vietnam au Brésil, la terre porte aujourd'hui encore la trace des dominations impérialistes : c'est ce que l'artiste évoque dans son film Les Saigneurs, en évocation de la saignée des troncs qui produit le liquide visqueux, destiné en fait à la cicatrisation de l'arbre. Mais, si Michelin connut un essor fulgurant, Ford fut frappé de calamité. Un champignon endémique a décimé ses plantations, comme une vengeance de la nature, qui préfère toujours les écosystèmes complexes aux monocultures. Fordlândia est donc restée telle quelle, " isolée comme un vestige au milieu d'une forêt vierge ". L'hévéa, envahisseur, envahi. Un vaincu, un résilient.
Pourrait-on rêver plus belle parabole de la colonisation et de ses fantômes, que cet arbre qui ne se cultive que par greffe, qui a besoin de l'autre pour évoluer, et se substitue aux plantes indigènes ? " A mes yeux, l'Histoire est empreinte de contaminations, et ces dernières transparaissent dans des éléments concrets comme les végétaux. "" De la récolte à la révolte "… l'artiste cristallise cette histoire dans une autre sculpture récente : elle met en dialogue la main récolteuse de l'enfant et un poing tendu, geste de révolte de l'adulte. Cette vision s'inspire d'une autre histoire qui la passionne : celle des luttes ouvrières. Car le Parti communiste indochinois est né dans les plantations Michelin, " ces rêves forcés qui ont suscité un sentiment de grande injustice. Mais je ne cherche pas à raconter cette épopée de manière littérale. Si mes points de départ sont historiques, les formes que je produis sont autonomes ", insiste l'artiste, dont l'installation autour des fantômes du caoutchouc a été très remarquée en  2017, à la Biennale de Venise. Une évocation de " la puissance primitive de ces arbres devenus marchandises ", autant que de la nostalgie bizarre de ces paysages d'antan.
Potentiel poétique" Le rituel du don à l'aube, l'arbre qui saigne, ce bois très beau à la densité particulière… ", voilà surtout ce que Thu-Van Tran a découvert au fil de ses voyages, de plus en plus consciente du potentiel poétique de cet arbre. " Dans cette larme qui coule, quelque chose nous échappe. Dans le creux de la cavité, le tronc lâche comme des parties de récits. J'ai une dette de sentiment par rapport à ça. Une nostalgie pas uniquement négative. "
Fascinante, aussi, cette capacité de métamorphose de la matière, qui prend mille formes, engendre toutes sortes d'avatars, du lait au pneu. " Il y a un très grand écart entre le caoutchouc naturel et le produit transformé ", constate l'artiste. On l'imagine noir, l'assimilant aux pneus des voitures ? Il est originellement blanc. Mais, dans les plantations artisanales qui bordent Fordlândia, dans la forêt située sur les rives de la rivière Tapajos, au Brésil, il est directement teinté avant la coagulation, en rose, orange, rouge, bleu… Dans ses différents états, l'arbre lui-même est riche de mille potentiels. " Comme le plâtre, la cire ou l'eau, le latex n'a pas de forme spécifique, rappelle l'artiste. Brut, il est liquide, visqueux. Le bois est, lui, compact et formellement circonscrit. C'est un beau mariage pour l'œil et les mains d'un sculpteur. " Et de préciser aussitôt, désireuse de rappeler qu'elle vit dans un monde de formes, autant que d'idées : " Mon désir, c'est de relire au présent ces récits de la colonisation, en exploitant la très forte matérialité de cette matière. Mais le danger serait de vouer ce travail exclusivement au passé, alors qu'il est nourri par le présent. Si mon travail est d'abord un témoignage, il est également une expérience : celle de la forme et du regard. "
Emmanuelle Lequeux
© Le Monde

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