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mercredi 22 août 2018

En Tunisie, le désir d'égalité entre les femmes et les hommes fait son chemin


19 août 2018

En Tunisie, le désir d'égalité entre les femmes et les hommes fait son chemin

Rien ne dit encore, estime le sociologue Smaïn Laacher, que la réforme du droit de l'héritage proposée par le président Béji Caïd Essebsi se concrétisera. Mais la Tunisie fait montre, une nouvelle fois, de son originalité dans le monde arabo-musulman

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Il y a un an, une parole d'Etat, celle du président de la République tunisienne, Béji Caïd Essebsi, pro-posait de modifier deux dispositions très sensibles, explicitement codifiées en défaveur des femmes : celle de l'héritage et celle du mariage avec un non-musulman. Rappelons pour mémoire qu'en Tunisie, conformément à la loi coranique, une femme n'hérite que de la moitié de ce qui revient à son frère (verset 11 de la Sourate des femmes : " Dieu vous recommande, en ce qui -concerne vos enfants : aux mâles l'équivalent de la part de deux femmes… "). De plus, en aucun cas elle ne peut prendre cette décision jugée hérétique d'épouser un non-musulman, et ce conformément à une circulaire de 1973 que le président Essebsi a promis d'effacer du paysage juridique.
Comme il se doit en pareille circonstance, le pouvoir central a nommé, fin 2017, une commission appelée la Commission des libertés individuelles et de l'égalité (Colibe), chargée de faire des propositions sur de nouvelles " libertés individuelles " et une " égalité " réelle entre les citoyens. Cette commission est présidée par la députée Bochra Belhadj Hmida, militante internationalement connue pour son combat pour l'égalité des droits entre les femmes et les hommes. Les objets de litige sont nombreux et publics entre Tunisiens : le délai de remariage des femmes, l'homosexualité, la peine de mort, le statut du chef de -famille (en arabe dialectal : moul dar, " le maître de la maison "), etc.
Mais ce qui a suscité controverses et anathèmes, ce sont seulement deux " ouvertures " : l'égalité dans l'héritage et le mariage avec des non-musulmans. L'enjeu est ici, en particulier en matière successorale, indissociablement symbolique et socio-économique. Pour le moment, nous en sommes aux débats et aux indignations. Rien ne dit que cela se traduira en propositions législatives. Nombreux sont d'ailleurs ceux qui le laissent entendre dans l'entourage du président Essebsi, et jusqu'au sein même de la Colibe. Quel que soit le résultat de ces consultations, la Tunisie, une nouvelle fois, fait montre d'une -exceptionnelle originalité politique. Elle reste, malgré toutes ses difficultés, un pays sans nul doute unique dans le monde arabo-musulman. Car, pour la première fois, cette parole d'" ou-verture " est proposée d'en haut et n'est plus seulement une revendication venant d'en bas.
Les principaux pays du Proche-Orient continuent d'appliquer avec quelques nuances (les différences sont de degrés mais pas de nature), en matière de succession et de statut personnel, la charia (" chemin pour respecter la loi de Dieu "). C'est elle, aujourd'hui encore, qui gouverne très largement les interactions sociales et guide, dans les espaces privés et publics, l'orientation des actions entre le haram (l'illicite) et le halal (ce qui est autorisé).
Sécularisation de la vie publiqueCertes, des débats existent, comme -depuis quelques années au Maroc, sur l'héritage, et les législations peuvent être différentes (le Liban les adapte aux différentes communautés confessionnelles ; la Turquie est relativement libérale avec le code civil adopté en  1926).
Mais demeure un supposé " équilibre " qu'aucun chef d'Etat arabe n'a osé proposer à l'examen collectif. Les dirigeants, même ceux réputés " révolutionnaires ", Boumediene et Nasser, qui avaient tous deux une forte répulsion pour la démocratie, n'ont jamais osé -réformer la structure familiale, régie par les normes et l'idéologie religieuses et patriarcales. Ce ne fut pas du tout, de leur part, un repli démagogique, mais un acte explicite et militant de soutien à la " tradition ", une volonté de ne pas rompre avec le passé.
Le cas de la Tunisie est un peu différent. Habib Bourguiba, sans renoncer au pouvoir autoritaire et personnel, a recouru à la loi pour accélérer la sécu-larisation de la vie publique, en contredisant publiquement, jusqu'à une certaine limite, la norme religieuse (ramadan, voile, etc.). En Tunisie, une réforme du droit des successions est l'un des rares domaines dans lesquels les ardeurs réformatrices de Bourguiba ont été -empreintes de réalisme politique.
Aujourd'hui, il est malheureusement peu probable que le compromis poli-tique entre les forces sociales tunisiennes permette vraiment, au moins à court et à moyen terme, de concrétiser un désir d'égalité s'inscrivant comme une preuve de modernité légitime.
Au moins trois raisons l'expliquent. Tout d'abord, les enjeux touchant aux modalités de la structure familiale dépassent le seul espace tunisien. Les prédicateurs en tous genres (je pense notamment aux plus hautes autorités d'Al-Azhar s'indignant des velléités réfor-matrices du gouvernement tunisien, ou encore à l'infatigable Youssef Al-Qardaoui, à la fois théologien, prédicateur et " universitaire " qatari d'origine égyptienne) n'ont de cesse de délégitimer la dimension politique, civile et nationale du problème pour juger tout changement contraire aux lois de l'islam.
Ensuite, il semblerait que le compromis le plus probable soit plutôt en faveur du parti majori taire, Ennahda. -Approuvé par une supposée majorité du peuple tunisien, il consisterait à laisser à chaque testateur la possibilité de répartir ses biens en conformité avec les règles coraniques. Et il n'est pas sûr que les trois articles (21, 6 et 3) de la Constitution de 2014 confortant l'égalité soient, en pratique, d'un grand secours.
Enfin, ce n'est pas dénier la réalité que de constater que les partis politiques qualifiés de progressistes ne se sont pas lancés dans la lutte avec une excessive ardeur. Parce qu'il est trop tôt ou parce que ce n'est pas la " priorité ". Vieille rengaine révolutionnaire.
Les femmes, excepté au Maroc, au -Yémen et en Irak, sont majoritaires à l'université. En Algérie, elles représentent la majorité du corps enseignant ; en Tunisie, 60  % des diplômés de l'université. Les choses se modifient, trop lentement mais irréversiblement. La hausse du niveau de scolarisation des filles et des garçons, la baisse de la fécondité et l'effritement de l'endogamie donneront, tôt ou tard, un aspect d'arrière-garde au combat des conservateurs, religieux ou non, hommes ou femmes, obsédés seulement par la préservation de la suprématie patriarcale.
Smaïn Laacher

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