On s'intéresse à lui et il s'en étonne. A 70 ans, Pavol Dubcek exerce encore comme chirurgien à Bratislava, la capitale slovaque. Que ce soit dans son pays ou en Répu-blique tchèque, personne n'a pensé à le solliciter, à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'écrasement militaire, les 20 et 21 août 1968, du " printemps de Prague ". Dans un foisonnement culturel et politique sans précédent, cet " autre 68 " vit pourtant le Parti communiste tchécoslovaque (PCT) tenter en vain d'inventer un " socialisme à visage humain ".
Ce fut pourtant son père, le réformateur Alexandre Dubcek, qui, devenu secrétaire général du PCT le 5 janvier 1968, voulut donner une orientation démocratique au gouvernement du pays. Un demi-siècle après l'invasion par les troupes du pacte de Var-sovie et l'écrasement de cette tentative, vingt-six ans après le décès du
" grand homme ", réduit par Moscou à des fonctions subalternes loin de Prague, son fils Pavol ne sait que faire de ses archives. A l'idée de mourir sans pouvoir les léguer à un musée ou à une fondation, il fond en larmes tel un enfant.
Pour lui, il s'agit là d'une injustice. L'ancien premier secrétaire ne joua-t-il pas un rôle crucial dans l'histoire de l'empire soviétique et de l'Europe, en tentant de se débarrasser du stalinisme et en proposant la réforme la plus aboutie dans le cadre soviétique ? Ne paya-t-il pas de sa personne, en devenant le
" jardinier de Bratislava ", comme le chanta Alice Dona ? Son fils le voit encore, le dos courbé, biner ses pommes de terre et donner des graines aux poules, après avoir connu les plus hautes sphères du pouvoir.
De véritables trésors
" Sur notre planète qui va si mal, les hommes politiques ayant sacrifié leur ambition pour mener leurs semblables à la prospérité en évitant la guerre ne sont pas si nombreux ",rappelle Pavol Dubcek.
" Sans mon père, il n'y aurait pas eu de chute du mur - de Berlin -
, en 1989. C'est grâce à la pression du mouvement tchécoslovaque que la main de fer s'est progressivement retirée sur nombre de peuples en Europe. " Photos, correspondances : au fond de ses modestes -placards reposent, dans l'indifférence, de véritables trésors. Visites à Tito en Yougloslavie, relations avec les sociaux-démocrates de l'Ouest… le cerveau alerte de Pavol Dubcek fourmille d'anecdotes, qui ne se transforment en paroles que lors de -confidentiels dîners de famille. Cet humaniste pro-européen ne demanderait qu'à les partager. Seulement voilà : on préfère se souvenir de l'indé-pendance tchécoslovaque, acquise il y a un siècle.
Un sondage réalisé par des sociologues des Académies des sciences tchèque et slovaque et publié le 12 août l'atteste : seule la moitié des Tchèques et à peine un Slovaque sur trois jettent un regard positif sur le " printemps de Prague ", qui arrive loin derrière la " révolution de velours " de 1989 au palmarès des événements-clés pour le pays. Alexandre Dubcek n'est plus perçu -positivement que par 60 % des -Slovaques et 47 % des Tchèques.
" Nous sommes, c'est vrai, face à un paradoxe ", énonce Muriel Blaive, historienne à l'Institut praguois pour l'étude des régimes totalitaires
. " L'Etat devrait commémorer ce moment très heureux de la vie tchécoslovaque, cependant il n'ose pas célébrer quelque chose qui a été réalisé par des communistes. Et donc il ne fait rien. Ce sont les médias qui font -vivre ce passé actuellement. C'est d'ailleurs intéressant de le noter, parce que 1968 était déjà essentiellement un phénomène médiatique : il a été porté par les journalistes, qui se sont saisis de l'aubaine de l'abolition de la censure. "
Antoine Marès, professeur à la Sorbonne et directeur du Centre d'histoire de l'Europe centrale, estime, lui, que
" le débat au sein des intellectuels sur cette période a eu lieu dès 1989 " et qu'il a été clos
" sans être véritablement rouvert depuis ". Plusieurs explications pourraient venir éclairer leur peu d'appétence pour l'année des révoltes, qui fascine toujours en Europe occidentale.
" Il y a une mémoire honteuse au sein des familles, où tout le monde ne s'est pas comporté de manière glorieuse, d'où l'absence de transmission ", rappelle M. Marès.
" Les enseignants ont été tellement discrédités sous le communisme qu'aujourd'hui encore, leur parole est remise en cause. Il y a néanmoins d'excellents historiens. Ils sont malheureusement complètement coupés de la sphère publique et ne l'influencent pas. "
Pour autant, il paraît utile, voire urgent, de débattre encore des enseignements du " printemps de Prague ", qui a interrogé notamment le rôle régulateur de l'Etat face au communisme et au libéralisme.
" Quand elles existent, les discussions ne portent pas sur ce qu'il a pu apporter à l'Europe ", regrette Jacques Rupnik, directeur de recherche au CERI Sciences Po.
" Il n'est pas aisé de commémorer un échec. Un demi-million de soldats a marché sur le pays. La soif de liberté des citoyens s'est soldée par deux décennies de normalisation et d'occupation. Les médias sont donc plutôt tentés de commémorer le 21 août, la fin d'une illusion. "
Pavol Dubcek le sait bien : son père risque de passer à la postérité comme celui qui a trahi l'espoir. Alors qu'il a, selon lui, sauvé des milliers de compatriotes en signant le protocole de Moscou, ce fameux document qui fit rentrer les rebelles dans le rang et provoqua l'émigration de nombreuses personnalités.
" Les Soviétiques voulaient liquider toute l'intelligentsia ",assure-t-il.
" Washington n'a rien fait. Mon père ne voulait pas être l'un de ces dirigeants qui ont mené leur peuple à la tragédie. " Jusqu'à quel point résister à l'autoritarisme ? Eût-il été préférable de défendre son honneur jusqu'à la mort, plutôt que d'économiser des vies au prix de l'humiliation ? Face à la montée des populismes, cette question-là, aussi, n'a rien perdu de sa pertinence.
Blaise Gauquelin
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire