Le Salvamar-Arcturus -rentre bondé au petit port de Tarifa, à la pointe sud de l'Espagne, samedi 28 juillet. Sous le soleil de midi, ce bateau de sauvetage de 21 mètres dépose à quai douze femmes et une petite fille, parties des côtes marocaines, à moins de 15 kilomètres à vol d'oiseau, et secourues en plein milieu du détroit de Gibraltar. Elles sont prises en charge par la Croix-Rouge qui leur fournit des vêtements secs et un en-cas. Sur le pont du navire, 72 hommes, d'origine subsaharienne, restent entassés. Trois membres de Frontex, l'agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, les recensent. Un représentant de la Croix-Rouge détecte chez l'un d'entre eux une possible fracture à la jambe. Deux gardes civils surveillent la scène. Ils attendent qu'arrivent des renforts pour leur permettre de poser pied à terre.
Combien de temps les hommes vont-ils rester sur l'eau, amarrés, sous un soleil de plomb ? Vont-ils passer la nuit à bord ou dormir sur le quai, à même le béton, comme des centaines d'autres ces derniers jours ? Depuis le début de l'été, les services de secours en mer espagnols, dépendant du ministère de l'équipement, ramènent chaque jour des centaines de migrants dans les ports de Tarifa, Algésiras, Barbate, mais aussi Almeria, Motril ou Valence. Et les infrastructures d'accueil sont débordées.
" Assistance d'urgence "On est loin des arrivées massives de 2015 en Grèce, quand plus de 800 000 migrants ont débarqué sur ses côtes, ou de 2016 en Italie, quand ils étaient plus de 180 000. Mais avec plus de 22 000 migrants arrivés durant les sept premiers mois de l'année – soit trois fois plus qu'il y a un an –, et alors que les autres routes ont été verrouillées, l'Espagne est devenue la principale voie d'accès des migrants en Europe.
Pour faire face à ces arrivées, le président socialiste du gouvernement, Pedro Sanchez, a annoncé vendredi 3 août la création d'un " commandement unique " chargé du contrôle de l'immigration irrégulière dans le détroit de Gibraltar. De son côté, la Commission européenne a communiqué
" l'attribution en urgence de 55 millions d'euros pour des programmes de gestion des frontières au Maroc et en Tunisie ", afin que ces deux pays de transit et de départ augmentent la surveillance de leurs côtes, ainsi qu'une
" extension de 3 millions d'euros " de l'aide de 26,5 millions déjà fournie à l'Espagne le 2 juillet dernier, pour
" l'assistance d'urgence ".
Celle que reçoit notamment Aicha, ce samedi 28 juillet, sur le port de Tarifa. Cette Ivoirienne a fui son pays il y a un an et demi. Sa fille de 4 ans balance ses jambes en regardant avec fascination ses nouvelles baskets et son sweat-shirt, décoré de Schtroumpfs, tout en buvant un jus d'orange. Aicha pleure lorsqu'elle parle de ses trois autres enfants de 7, 11 et 12 ans, qu'elle a confiés à sa mère et qu'elle rêve de pouvoir faire venir bientôt. Au Maroc, mère et fille vivaient
" de la mendicité ". Comme les autres femmes assises autour d'elle, elle a essayé à de nombreuses reprises d'atteindre l'Europe, si proche :
" Dix fois peut-être. " Mais à chaque fois, la police marocaine interceptait son embarcation. Aicha est enceinte de 5 mois.
" Au Maroc, j'ai rencontré quelqu'un. Il me traite bien. " Lui est toujours à bord du
Salvamar-Arcturus.
" Nous manquons de véhicules pour transporter les migrants, de personnel pour les surveiller et de lieux pour les identifier. Alors, comme nous n'avons nulle part où les emmener, au lieu de mettre trois heures à procéder à leur transfert, nous mettons trente heures ", explique José Paron, porte-parole du syndicat unifié de police nationale (SUP) dans la province de Cadix.
Une salle des sports d'Algésiras a bien été habilitée pour procéder aux identifications, mais elle est constamment saturée. Un hangar du port de San Roque, transformé en centre de débarquement et d'identification des migrants, a été inauguré jeudi 2 août par le ministère de l'intérieur, mais avec 600 lits, il risque lui aussi de devenir rapidement trop petit. Et faute de places dans les centres de rétention, au bout du délai maximum de détention administrative, de 72 heures, les migrants sont laissés en liberté.
" Respect des droits de l'homme "Carlota, employée de la Croix-Rouge locale, avoue, tout en remplissant les formulaires, qu'elle dort trois heures par nuit depuis trois jours.
" Pour accueillir les 600 migrants de l'“
Aquarius”
, ils étaient 2 000, dit-elle, en référence au bateau que l'Italie et Malte avaient interdit d'accoster et que l'Espagne a accueilli à Valence, mi-juin.
En trois jours, nous en avons reçu 1 500 et nous sommes 25… "
" Cela fait 50 heures que l'on dort à peine ", confirme le capitaine du
Salvamar-Arcturus. La nuit dernière, il a fermé les yeux à 1 heure du matin, alors qu'il avait à bord depuis deux jours plus de 200 migrants et que 250 autres se trouvaient à quai, assis derrière des rubans en plastique, surveillés par la garde civile. A 5 h 30, lorsqu'il s'est réveillé, il n'y avait plus personne.
" La police a dû venir les transférer ", explique-t-il. Vers 6 heures, il a prévenu le centre de contrôle maritime que le
Salvamar-Arcturus était de nouveau disponible pour des opérations de sauvetage.
" Un quart d'heure plus tard, on m'envoyait sur une première embarcation de migrants, assure le capitaine.
C'est la pire année que j'ai vécue en vingt-cinq ans de carrière : nous n'avons jamais connu un tel rythme d'arrivées. "
Les avis divergent sur les raisons de l'augmentation du nombre de migrants en Espagne. La fermeture de la route libyenne a-t-elle provoqué un début de déplacement des flux vers la Méditerranée occidentale ? Ou le Maroc a-t-il relâché les contrôles pour négocier davantage d'aides financières et matérielles à l'Europe, comme le suggèrent certains analystes ?
L'Organisation internationale pour les migrations assure ne pas disposer de
" preuves tangibles d'un transfert de flux migratoires depuis la Libye jusqu'au Maroc ". En revanche, elle rappelle que le Maroc, qui a procédé à plusieurs régularisations de migrants,
" fait actuellement face aux mêmes défis que l'Espagne, l'Italie ou la Grèce ".
Pour le gouvernement espagnol,
" la vague de pression migratoire actuelle était un phénomène prévu et de 2016 à 2017, les arrivées irrégulières ont augmenté de 170 % du fait de la fermeture des autres routes de la Méditerranée ". Pedro Sanchez a promis de faire du
" respect des droits de l'homme ", de la
" sécurité des frontières " et de la
" coopération avec les pays d'origine " les grands axes de sa politique migratoire, évoquant le possible retrait des lames tranchantes des barbelés de Ceuta et Melilla ou annonçant des renforts dans les bureaux de demandes d'asile.
De son côté, l'opposition multiplie les critiques.
" Les politiques du gouvernement de Pedro Sanchez provoquent un effet d'appel, a estimé le nouveau président du Parti populaire (PP), Pablo Casado, de visite à Algésiras le 1er août.
Le flux ne peut pas être illimité et l'Etat-providence ne peut pas supporter l'arrivée de millions de migrants. "La veille, à Ceuta, où 600 migrants qui sont parvenus à franchir les grilles-frontières le 26 juillet, dont certains en lançant des boules de chaux vive et d'excréments sur les forces de l'ordre, le président du parti libéral Ciudadanos, Albert Rivera, avait lui aussi critiqué
" les bons sentiments et les campagnes de communication, qui ne font que provoquer un effet d'appel ".
A Algésiras, où se trouve le commandement du
Système intégral de surveillance extérieure de la garde civile, le sous-lieutenant Manuel Fuentes est seul avec deux autres gardes civils pour contrôler les 112 km de côtes qui vont de Barbate à Sotogrande, sur lesquels des radars et caméras à longue portée et infrarouges sont installés.
" J'ai une embarcation avec des immigrants en eaux espagnoles ", annonce-t-il, par radio, à une patrouille stationnée à Barbate.
" Ce sont sans doute des Marocains. Les Subsahariens nous appellent pour les secourir. Les Marocains craignent d'être rapatriés aussitôt ", explique-t-il. La patrouille ne parvient pas à arrêter l'embarcation. Les quelque quarante migrants qui se trouvent à bord sautent à l'eau avant de traverser la plage en courant sous l'œil des touristes, allongés sous leur parasol.
Sandrine Morel
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