Quand tout commence, à l'automne 2017, le scénario est bien huilé. C'est un modèle de grand œuvre technocratique, de ceux dont la France garde jalousement le secret. Et le sujet, ce qui ne gâche rien, est une passion française : l'Etat. " CAP22 ", c'est le grand projet d'Emmanuel Macron, qui s'était engagé à baisser la dépense publique d'au moins trois points de PIB (produit intérieur brut) d'ici à la fin du quinquennat. Mais le plan de bataille, pourtant pensé dans ses moindres détails, n'a cessé d'échapper à son initiateur.
Telle est l'invraisemblable histoire du " Comité action publique 2022 ", dont le vrai-faux rapport explosif alimente la chronique depuis un an. Au début, il y a donc la volonté du plus jeune président de la Ve République de transformer l'Etat, censé rendre un service meilleur et moins coûteux. Cette fois, la méthode sera
" radicalement différente ", promet le premier ministre, Edouard Philippe. Plus de rabot, mais des réformes qui dégageront des économies. Pour la première fois, assure Matignon, l'Etat investit même dans le changement : 700 millions d'euros financeront des projets de transformation.
En octobre 2017, le gouvernement lance donc le processus en grande pompe. C'est sous les ors de l'ancienne salle à manger de l'hôtel de Matignon, aujourd'hui appelée " salle du conseil ", que la grand-messe est organisée. Le lieu est imposant : des dorures du XIXe siècle encadrent des médaillons évoquant les fables de La Fontaine ; une immense tapisserie des Gobelins illustre l'histoire de Don Quichotte. Peut-être aurait-il fallu y voir un avertissement sur la vanité des entreprises humaines…
Usine à gazSi le gouvernement voit grand, la genèse de la réforme ne brille pas par son originalité : une fois de plus, c'est une bonne vieille commission d'experts qui est appelée à la rescousse. On compose un mélange d'élus, de hauts fonctionnaires, de chefs d'entreprise… CAP22 devra, dans les six mois, dégager des pistes pour aider l'Etat à être plus efficace et moins cher. Le gouvernement mettra en scène le temps de la réflexion, avant d'annoncer ses choix. Classique.
Mais l'opération prend rapidement des airs d'usine à gaz. C'est une énorme machine qui s'ébroue. Le programme se décline à l'infini : trois objectifs, six " principes-clés ", deux " phases "… A côté du CAP22, piloté par trois vice-présidents, un " Comité jeunes " est monté : " J22 ".
" Des chantiers interministériels “boîtes à outils” " sont ouverts, ainsi qu'un " forum de l'action publique ". Les ministres, eux aussi, doivent entrer dans la danse et présenter un plan !
" Le trop d'expédients peut gâter une affaire ", prévenait Jean de La Fontaine.
Les esprits les moins alertes se perdent vite dans ce tourbillon d'initiatives. Les journalistes se font expliquer et réexpliquer qui fait quoi et dans quel but.
" Le gouvernement ne savait pas où il allait, constate la sénatrice LR Christine Lavarde, membre du CAP22
. On leur demandait quelle forme prendrait nos travaux, mais nous n'avions pas de réponse. C'était de l'improvisation ", poursuit-elle.
A la complexité du processus s'ajoute sa lourdeur. Il y a beaucoup de monde dans CAP22, 34 personnes secondées par un délégué interministériel à la transformation publique, l'ex-conseiller élyséen Thomas Cazenave. Et chaque membre est accaparé par ses obligations professionnelles, à la stupéfaction de Per Molander, un haut-fonctionnaire suédois, qui a piloté dans les années 1990 le groupe de travail ayant conçu la réforme de l'Etat en Suède.
" Nous avions créé un comité purement académique de six ou sept personnes, raconte ce membre de CAP22
. Pendant trois mois, on n'a fait que ça. Nous avons écrit un rapport assez radical, deux tiers de nos propositions ont été mises en œuvre. " Le comité se met au travail, et c'est un peu laborieux. Certains membres se désintéressent des débats, d'autres s'y investissent pleinement. Des tensions apparaissent : on accuse les proches de Macron d'être obnubilés par les économies et d'avoir pris les commandes. Les rênes sont, il est vrai, tenues courtes. Les sous-groupes travaillent séparément et font remonter leurs idées aux trois vice-président, les seuls à avoir une vision d'ensemble. Tout est verrouillé, pour éviter les fuites.
Débrancher la machine infernaleParallèlement, le gouvernement lance la réforme de la fonction -publique, le 1er février. Une -concertation devra être conduite pendant une année, et l'on promet de bousculer quelques tabous, comme le recours accru aux contractuels dans la fonction publique. Ce jour-là, une formule de Gérald Darmanin claque : le ministre du budget évoque rien de moins qu'
" un plan de départs volontaires " chez les fonctionnaires. Les esprits s'échauffent. Très attendu, traqué par les journalistes, le rapport de " CAP22 " devient l'objet de tous les fantasmes. Mais les retards s'accumulent. Au printemps, le gouvernement donne l'impression de chercher une porte de sortie. Fin avril, un mois après la date prévue pour la publication du rapport, c'est celui de Jean-Louis Borloo sur la banlieue qui défraie la chronique. Pour le gouvernement, qui l'enterre dans la douleur, le psychodrame autour du rapport Borloo sert de leçon : plus question de s'empêtrer dans une polémique sur la base de propositions qui ne sont pas retenues in fine.
Le sort de CAP22 est donc scellé : soucieux de déminer, le gouvernement cherche le moyen de débrancher cette machine infernale qu'il a lui-même lancée. Sans cesse repoussée, la publication du rapport est renvoyée aux calendes grecques. L'exécutif souhaite passer aux travaux pratiques : les réformes seront annoncées au fur et à mesure, une fois ficelées. Mais sans tambour ni trompette. Le 12 juillet, Edouard Philippe reçoit les membres du comité.
" On s'est tous dit : “
On vient assister à notre enterrement !”, raconte un membre
. Et, en effet, Edouard Philippe nous a dit que le rapport n'avait pas vocation à être publié… " Las, cinq jours plus tard, il se retrouve dans
Le Figaro. Mais, coincé entre la Coupe du monde et l'affaire Benalla, il fait pschitt.
Le gouvernement continue d'égrener les annonces. Après l'audiovisuel public ou Bercy, les chantiers concernant l'éducation nationale ont été ouverts. A la rentrée, ce sera au tour du réseau de l'Etat à l'étranger, des sports ou de la gestion des routes. Des annonces à bas bruit, loin du charivari qu'aurait pu provoquer une publication orchestrée du rapport.
" Jusqu'ici, c'est une réussite, juge Per Molander,
mais nous ne savons pas encore ce que deviendra vraiment le rapport. "
En réalité, l'histoire ne fait que commencer.
" Avant Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy et François Hollande avaient eux aussi lancé une grande réforme de l'Etat, note un conseiller à la Cour des comptes
. Au début, c'était le même enthousiasme. Lui aussi, Sarkozy avait dit qu'il n'était pas question de faire du rabot, mais qu'il fallait évaluer les politiques publiques avant d'éventuellement en supprimer certaines. Puis le gouvernement réalise que les propositions sont inaudibles. Entre-temps, sa popularité est retombée, les fuites ont réveillé les oppositions, et c'est la grande paralysie. " Le haut fonctionnaire soupire :
" Je n'arrive pas à me l'expliquer, mais, en France, abandonner une politique, même inefficace, on ne sait pas faire. "
B. F.
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