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vendredi 3 août 2018

Au Zimbabwe, l'espoir cède la place à la peur


3 août 2018

Au Zimbabwe, l'espoir cède la place à la peur

L'armée a tiré sur les partisans de l'opposition réclamant les résultats de la première élection post-Mugabe

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LE CONTEXTE
scrutin
Les électeurs se sont déplacés en masse, lundi, pour les premières élections générales post-Mugabe, alors que le Zimbabwe est embourbé dans une grave crise économique depuis près de deux décennies. Robert Mugabe, écarté par un coup de force de l'armée et de son parti, après être entré en crise ouverte avec son numéro deux, Emmerson Mnangagwa, avait été contraint de démissionner en novembre 2017 après trente-sept ans au pouvoir. Soucieux de se démarquer de son ex-mentor, son successeur et ancien bras droit avait promis des élections justes, pacifiques et transparentes et avait invité des observateurs occidentaux. Les observateurs de l'Union européenne ont dénoncé des " intimidations d'électeurs ".
Le bruit sourd qui les précède interrompt toutes les conversations, même les plus hystériques. Sur l'avenue Samora-Machel, entre les hauts immeubles du centre des affaires de Harare, le premier blindé passe en trombe, précédé d'une sirène à deux tons. Puis un deuxième, et d'autres encore. Les véhicules blindés à six roues, avec leur canon de 90  mm, produisent leur petit effet. Ils roulent pied au plancher dans le centre-ville, tournent, foncent sur des attroupements sans ralentir.
Ils n'ouvrent pas le feu. Pour cela, il y a des unités à pied, qui ont aussi des bâtons ou des fouets pour frapper et faire fuir, sans faire de tri. Les blindés sont l'élément de peur supplémentaire. Toute la population, prise au piège dans ce secteur de la -capitale zimbabwéenne depuis le milieu de journée, lorsque Harare a basculé dans la violence après une manifestation d'opposants, s'agite en courant dans toutes les directions.
Une femme paniquée s'est réfugiée dans le hall de l'hôtel Jameson, et demande timidement ce que signifient les sirènes. Un homme, avec toute l'autorité de la panique qui coule dans ses veines à cet instant précis, déclare : " C'est l'état d'urgence. Désormais, il est interdit de sortir dans la rue sans se faire tuer. " Elle éclate aussitôt en sanglots. Puis comprend que la situation est à la fois moins grave et plus chaotique.
Des hommes demandent, et obtiennent, de faire rouvrir le bar d'à côté. Cela fait deux heures que des employés de bureau courent pour échapper aux tirs de la police et des soldats zimbabwéens. Il fait un peu soif.
" Autant se rafraîchir un peu. Qui veut une bière ? ", demande un employé de banque qui, l'instant d'avant, était au téléphone avec sa femme et lui expliquait qu'il n'avait plus de chemise, ayant été obligé de donner la sienne pour faire un bandage de fortune à un blessé, laissé sur le sol lors d'une charge des soldats dans une rue voisine. " Non, bébé, ne viens pas dans le centre. Non, non, c'est dangereux. Il y a les soldats qui tirent. Bébé, je te donne ma parole que ce n'est pas un mensonge, c'est réel, regarde sur Twitter. " Sur son téléphone, il montre deux blessés. Il semble, tout bien considéré, ne pas croire tout à fait à la réalité de ces images.
Colonnes d'hommesPlus loin, sur l'avenue Jason-Moyo, il y a des tentatives de barrages, érigés avec des canalisations, des panneaux de circu-lation et des feux de planches. Ceux qui s'y activent s'enfuient à toutes jambes alors qu'approchent les tirs d'armes automatiques. Ce sont les unités de l'armée qui progressent à pied. Un hélicoptère survole le centre à faible altitude, localisant les groupes les plus -actifs, alors que cette partie de Harare tente de se vider.
Des colonnes d'hommes, de femmes de tous les âges, surpris dans leurs activités au milieu de la journée, forment de longues cohortes de marcheurs pour -gagner la sortie de cette zone devenue dangereuse. Pour un peu, ils lèveraient les mains en avançant. Des avocats en cravate ont fui leur bureau et leurs dossiers, renoncé à prendre leur voiture. Des véhicules ont été incendiés par les manifestants.
L'armée s'est déployée, en début d'après-midi, pour mettre fin à une manifestation d'opposants du Mouvement pour le changement démocratique (MDC), qui a tourné à l'émeute devant les bureaux temporaires de la Commission électorale du Zimbabwe (ZEC). Leur mot d'ordre était de réclamer la publication des résultats de l'élection " historique " du 30  juillet ; leur mobilisation répond à la crainte de voir leur " victoire être volée une fois de plus " par le parti au pouvoir, la -ZANU-PF, selon un " multidiplômé chômeur de l'université du Zimbabwe ", Farai Ndube.
Dans la matinée de mercredi, des manifestants se sont retrouvés devant le centre de conférences international de Harare, où la ZEC a établi ses quartiers pendant les élections générales. La présidence de la ZEC doit y annoncer les résultats, au moins partiels, de la présidentielle. Il s'agit, après les élections du 30  juillet, de savoir qui sera le premier président élu après Robert Mugabe.
Le scrutin a opposé 23 candidats, mais tout se joue entre le candidat de la ZANU-PF, Emmerson Mnangagwa, et celui du MDC, Nelson Chamisa. Un sondage Afrobarometer réalisé peu avant le vote ne leur donnait que 3  % d'écart dans les intentions de vote. La tension a grimpé depuis le jour du scrutin. Dès le lendemain, les responsables du MDC ont commencé à parler de victoire, et dénoncé les fraudes dans les bureaux de vote.
C'est dans ce climat que la présidente de la Commission électorale annonce un nouveau report de la publication des résultats. Invoquant un motif technique, Justice Priscilla Chigumba reporte la divulgation des premiers chiffres au lendemain. La veille, des militants du MDC s'étaient rassemblés devant le siège de leur parti, à Harvest House, et avaient organisé une fête de célébration de leur victoire, encore tout à fait théorique. Les participants ont eu le temps de chanter et de danser longuement, avant d'être dispersés au canon à eau en début de soirée.
Course folle dans HarareCe matin, ils sont revenus, avant de converger vers le centre international de conférences. Cela fait des jours que les dirigeants du MDC agitent la menace de " rendre le pays ingouvernable ". Cette journée doit constituer un test à cet égard. Tout partira donc du centre de conférences de Harare.
C'est là, ironie des enchaînements de l'histoire zimbabwéenne, que Robert Mugabe a fait parvenir sa lettre de démission aux deux chambres du Parlement qui s'y étaient réunies, le 21  novembre 2017. Il cédait à la pression des généraux zimbabwéens, qui lui demandaient de rendre le pouvoir avant de voir son mandat achevé par leur allié, l'ex-vice-président, Emmerson Mnangagwa. Ce dernier, depuis, a élaboré un programme de développement économique. Il sait que, pour le mettre en route et attirer des investisseurs, il lui faut une élection se déroulant dans de bonnes conditions. -Chacun a pu se féliciter des conditions d'ensemble du scrutin.
Reste à présent le vrai tournant, le vrai moment, celui des résultats. Les observateurs européens, une heure plus tôt, ont déjà souligné les " faiblesses " du scrutin, les " intimidations ", la " cœrcition ", tout en reconnaissant les progrès accomplis par rapport aux scrutins de l'ère Mugabe.
Dans ce contexte, le nouveau report des résultats agit sur les militants de l'opposition comme un coup de fouet. Ils essaient de pénétrer dans l'enceinte du centre de conférences, mais se heurtent aux grilles désormais fermées et au dispositif des forces de sécurité. Leur nombre grossit, des militants du MDC arrivent par Rotten Row, la grande artère voisine, et finissent par occuper tout l'espace qui sépare le centre de conférences d'un point particulièrement sensible de Harare : l'immeuble de la ZANU-PF, surmonté de son emblématique coq.
La situation ne peut que dégénérer. Et c'est au moment où la conférence de la ZEC prend fin, presque à la seconde près, que les premiers tirs de sommation ont lieu, alors que les manifestants ont commencé à allumer des feux, un pneu par-ci, quelques branchages par-là. Les forces de l'ordre, la police anti-émeute, avaient tenté d'abord les canons à eau, mais ont été entourées par des manifestants. Elles ont battu en retraite, subissant des jets de pierres. Il y a eu un instant de flottement, au cours duquel la foule a grossi encore. Puis sont arrivés les véhicules militaires. Des hommes en treillis camouflage, certains avec des fouets, d'autres avec leurs kalachnikovs. Les tirs se sont faits plus nourris. Et la course folle dans les rues de Harare a commencé.
A la fin de la journée, la police avait décompté trois morts, et le ministre de l'intérieur, Obert Mpofu, avertissait l'opposition qu'elle ferait " une grosse erreur " en imaginant que le gouver-nement laisserait s'installer un dispositif pour rendre le pays " ingouvernable ". Emmerson Mnangagwa a prévenu également, dans un communiqué : " Nous tenons le parti - MDC - et sa direction pour responsables de tout mort, blessé et destruction de biens lors de ces actes de violence politique. "
Jean-Philippe Rémy
© Le Monde

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