Impensable depuis la fin des conflits -armés de l'ex-Yougoslavie en 1999, un changement de frontières est de nouveau évoqué dans les Balkans. La proposition a été émise au cœur de l'été par le président du Kosovo, Hashim Thaci, et son homologue serbe -Aleksandar Vucic : un échange de territoires pourrait permettre de clore vingt ans de -conflits gelés. Leur plan, même s'il n'a pas été formulé aussi clairement, consisterait à troquer le nord du Kosovo autour de Mitrovica, adossé à la Serbie et peuplé principalement de Serbes, contre la région de Presevo dans le sud-est de la Serbie, habitée en majorité par des Albanais de souche… " La correction des frontières ferait partie d'un accord final de stabilité et de reconnaissance mutuelle ", explique au Monde Hashim Thaci.
Dix ans après l'indépendance du Kosovo, cet ancien commandant de la guérilla indépendantiste albanaise reste incapable de faire fonctionner son Etat sans assistance internationale. La corruption endémique y est pour beaucoup, mais l'attitude de Belgrade, qui -refuse de reconnaître le statut d'Etat de son ancienne région autonome, n'arrange rien. L'adhésion du Kosovo à l'ONU reste bloquée par la Russie, et 82 Etats (dont cinq membres de l'Union européenne) ne le reconnaissent pas, faute d'accord avec la Serbie. Pour Hashim Thaci, le temps est venu de négocier, en redélimitant pacifiquement les territoires serbes et albanais. Il jure que c'est possible d'ici au
" début du printemps 2019 ". Viendrait alors un référendum.
" Je le remporterai avec 80 % au Kosovo, et 98 % dans la vallée de Presevo ", promet-il.
Bujanovac est l'une des deux municipa-lités de cette vallée coincée entre Kosovo et Macédoine. Elle est majoritairement albanaise, mais quand on demande à Shaip Kamberi, le maire, de distinguer sur la carte les villages serbes et albanais, on est glacé par leur étroite imbrication les uns dans les autres. Au centre, la ville est elle-même parfaitement multiethnique, avec des Serbes, des Albanais et des Roms. Enfin, l'autoroute et la voie ferrée reliant Belgrade, la capitale serbe, à son homologue macédonienne -Skopje, passent en outre au beau milieu de la vallée… Est-il possible d'envisager que ce territoire rejoigne le Kosovo sans déclencher dans la foulée un déplacement des habitants serbes, ce qui s'apparenterait alors à un " nettoyage ethnique " ? L'édile albanais rit d'un air gêné.
" Ce sera très complexe, admet-il. C
'est ce que j'ai dit au président Thaci. " Il pense cependant pouvoir éviter cet écueil, si l'échange territorial s'opère dans
" un cadre amical qui apaiserait la haine ".
" Les circonstances sont aujourd'hui les -bonnes ", ajoute-t-il
.
Le maire de Bujanovac s'est longtemps -contenté du maintien de sa circonscription en Serbie, mais il assure que tout a changé "
depuis que - John -
Bolton a parlé cet été ". Le 24 août, le conseiller de -Donald Trump a en effet déclaré que Washington ne s'opposerait pas à un échange territorial. Jusqu'alors, les Etats-Unis défendaient un Kosovo multiethnique dans ses frontières administratives originelles, mais l'arrivée au pouvoir du président Trump et de son entourage sensible aux thèses ethno-nationalistes a changé la donne. Discrètement, la France et l'UE soutiennent elles aussi cette initiative, tandis qu'elle suscite les vives critiques de l'Allemagne et de la plupart des partis politiques kosovars. Même au nom de la paix, la perspective de toucher aux frontières dans les Balkans inquiète. La chancelière Angela Merkel a multiplié les déclarations alarmantes sur les risques de -contamination en Bosnie ou en Macédoine, si un tel projet venait à voir le jour.
" tant qu'on reste en paix "Dans les territoires concernés, le projet est dans tous les esprits.
" Ce plan nous irait, tant qu'on reste en paix ", assure Nerimane Zubi, 29 ans. Ce dimanche 9 septembre, cette Albanaise traverse, avec son mari Blerim et ses deux enfants, le célèbre pont qui relie les deux parties de Mitrovica. Cette grande citée divisée du nord du pays reste le symbole de la guerre de 1998-1999 qui a fait 13 000 morts et mené à l'indépendance du Kosovo. Au nord du pont, sur lequel se sont déroulés une partie des plus violents affrontements, vivent environ 10 000 Serbes. Au sud résident quelque 70 000 Albanais – les albanophones constituant 90 % de la population kosovare.
Comme souvent dans les Balkans, les subtilités de terrain échappent aux généralités géographiques. La famille Zubi appartient ainsi à ces quelques centaines d'Albanais qui vivent dans la partie nord, en l'occurrence dans l'une des trois tours colorées de bleu et de rouge surplombant la rivière Ibar.
En ce dimanche, le président serbe va tenir un discours à quelques centaines de mètres de chez eux.
" Cela nous fait peur, je veux protéger les enfants ", explique Nerimane. Pendant que sa famille passera la journée au sud, plusieurs milliers de Serbes, venus de tout le Kosovo, vont déferler avec leur drapeau national pour écouter M. Vucic assurer qu'il ne les abandonnera pas. L'ambiance est tendue entre les deux communautés. Des carabiniers italiens sont toujours déployés en nombre dans la ville pour éviter des affrontements. Les derniers remontent à 2011.
Appauvrie et vieillissante, Mitrovica-Nord a triste mine. Depuis dix ans que Belgrade et Pristina se disputent la souveraineté de ces quelques immeubles décrépis et bardés d'affiches à la gloire de Vladimir Poutine, rien n'y fonctionne ou presque. Personne n'y paie ses impôts ni ses factures d'eau ou d'électricité, il y est même inutile d'immatriculer sa voiture. Un embryon de justice recommence à fonctionner, mais les mafieux circulent encore sans être inquiétés. Dans ces conditions -délétères, un retour de l'Etat de droit représenterait davantage pour les Zubi qu'une bataille acharnée pour la conservation du territoire, même si la logique ethnique voudrait que la nouvelle frontière suive le cours de la rivière Ibar, juste en bas de leur immeuble…
" Si on avait le choix, on déménagerait ", ne cache pas Nerimane, mais son appartement ne vaut pas plus de 20 000 euros, alors que,
" de l'autre côté, les prix sont deux fois plus élevés ".
Bashkim Cimili ne le voit pas sous cet angle. Seul Albanais du conseil municipal du nord, l'élu a choisi un café du sud pour expliquer qu'ici
" c'est les Balkans " et que
" les Albanais et les Serbes n'ont pas la culture - pour opérer cet échange -
pacifiquement ". D'autant que le nord compte deux infrastructures cruciales pour le Kosovo : les mines de zinc et de plomb de Trepca ainsi que le réservoir de Gazivode, principale réserve d'eau du pays. L'homme est pourtant membre du Parti démocratique du Kosovo, celui du président Hashim Thaci.
" La ville de Mitrovica n'a jamais été considérée comme faisant partie de cet échange ", assure-t-il. Selon lui, seuls -seraient concernés Leposavic, Zvecan et Zubin Potok, trois villages mitoyens et ethniquement plus homogènes. A Mitrovica, affirme-t-il,
" les choses s'améliorent, les gens vivent les uns avec les autres ". Chaque communauté fréquente certes ses propres écoles et hôpitaux, et le pont central, rénové par l'UE, reste bloqué à la circulation – côté serbe – par un interminable chantier. Mais les autres ponts sont ouverts, et les Serbes sont nombreux à s'aventurer dans les supermarchés du sud, moins chers et mieux garnis.
De leur côté, les Serbes de Mitrovica paraissent tout autant opposés à un échange, pour d'autres raisons. Beaucoup restent dans le déni de l'indépendance du Kosovo. En outre, la perspective d'un troc n'a été évoquée que de façon évasive par le président Vucic, qui a même assuré, dans son discours du 9 septembre, que
" ceux qui disent que je veux changer les frontières ne disent pas la vérité ". Dans le cadre d'une négociation aussi sensible, cette déclaration ne signifie pas forcément qu'il y a renoncé, mais cela montre qu'un -accord est loin d'être atteint.
" Je suis très -content qu'il n'en ait pas reparlé ", se réjouit Ljubomir Dzeferdanovic, à la suite de ce discours. Cet ancien policier serbe de 67 ans vit à Mitrovica, après avoir dû quitter ses terres de Decani, au sud, après la guerre. Il assure qu'elles sont désormais occupées par des Albanais.
" Comment pourrais-je les récupérer, si la Serbie abandonne le Kosovo ? ", s'étrangle-t-il.
Autre obstacle important à cet accord, une grande partie des 120 000 Serbes du Kosovo ne résident pas dans les municipalités du nord frontalier, mais dans six enclaves réparties un peu partout dans le pays, notamment autour des monastères orthodoxes, à l'image de Gracanica dans la périphérie de Pristina. Là vivent une dizaine de milliers de Serbes, dont nombre d'intellectuels ayant fui la capitale du Kosovo après la guerre. En cas d'échange de territoires, il ne fait guère de doutes que Gracanica resterait kosovare.
" Ils ne peuvent pas décider de tracer une ligne comme ça, proteste Milos Tolic.
Je possède ici un terrain que je ne vendrai jamais ! " Le patron du Gengis Bar est un provocateur qui n'aime pas les Albanais et n'hésite pas à le proclamer. L'idée d'être lâché par le président serbe l'ulcère :
" J'ai voté pour lui, mais, s'il nous abandonne, j'irai à Belgrade pour commettre quelque chose de stupide, et je ne serai pas seul ", prévient-il. Ce gigantesque gaillard a pourtant dû se résoudre à prendre une carte d'identité kosovare, à immatriculer sa voiture au Kosovo et à y payer ses impôts. Isolés, les Serbes de Gracanica ne peuvent pas se permettre d'ignorer l'autorité de Pristina, comme le font ceux des municipalités du Nord qui, elles, sont contiguës avec la Serbie.
" Une société qui ne veut pas de moi "A l'autre bout de la localité, Isak Vorguvic, 48 ans, s'interroge :
" Qu'est-ce que ça changerait ? " Cet ancien moine, qui a quitté les ordres pour se reconvertir dans le journalisme et la microbrasserie, a ouvert le Pivdzan & -Pivnica qui produit une bière locale appréciée des nombreux diplomates et militaires étrangers qui veillent encore à la stabilité du Kosovo. Moins nationaliste que le patron du Gengis, il estime même que
" si Belgrade et Pristina s'entendent, je ne m'attends pas à des violences " – à condition que les Serbes continuent à bénéficier de leur propre système éducatif et sanitaire.
" Je ne peux pas faire davantage pour intégrer une société qui ne veut pas de moi ", explique-t-il, évoquant les Albanais du Kosovo
.Un tel plan le laisse sceptique :
" Les premiers accords de normalisation, signés il y a cinq ans, n'ont jamais été appliqués. Pas même celui qui prévoyait un code téléphonique pour le Kosovo ! Alors, comment imaginer un échange de territoires ? "
" Dans les Balkans, les frontières sont le fruit de la haine ", abonde Zivojin Rakocevic. Cet intellectuel antinationaliste dirige le centre -culturel de Gracanica, cette ville
" ghetto, prison ", où il est réfugié depuis la guerre. Pour lui, ce projet est
" fou ". Appliqué dans la violence ou en douceur, il ne pourrait qu'accélérer -l'hémorragie démographique déjà en cours à Gracanica.
" Changer les frontières, dit-il,
signifie forcément un nettoyage ethnique. "Comme la plupart des Serbes raisonnables de la commune, il juge surtout cette idée
" stupide ", au moment où les deux pays veulent rejoindre l'UE, cet espace sans frontière. Résultat :
" Ici, 90 % des gens sont contre ", assure M. Rakocevic. Leurs voix pèseront-elles dans le cas d'un grand deal entre présidents ?
" Les Serbes du Kosovo ne sont pas à la table de négociations à Bruxelles, rappelle, inquiet, M. Vorguvic.
C'est Belgrade qui négocie pour nous. "
Retour dans la vallée de Presevo. De ce côté de la frontière actuelle, les Serbes se montrent tout aussi préoccupés.
" Je ne vois pas comment notre président Vucic pourrait l'accepter. Ici, les gens ne le laisseront pas faire ", explique Radmilla Stojanovic. A 61 ans, cette Serbe qui a longtemps résidé à Beauvais est revenue au pays avec sa fille Alexandra, depuis la mort de son mari. Elles habitent à Lopardince, une de ces localités imbriqués dans la circonscription de Bujanovac. Leur maison offre un confort rare dans cet endroit pauvre situé à quelques centaines de mètres de la frontière.
" Ce sont les voisins qui nous ont prévenus, explique-t-elle.
Un jour, les Albanais du village d'à côté ont commencé à nettoyer la rivière qui nous sépare. Ils m'ont dit “
C'est pour préparer la frontière !”
"
La crainte d'un retour de la violenceElle n'y croyait pas, mais, depuis, tout le monde en parle au bar du village.
" En France, j'ai pris l'habitude de cohabiter avec des Africains ou des Portugais, mais ici la mentalité est différente ", dit-elle. Sa fille ne cache pas sa colère :
" Les Albanais sont dans la haine : ils veulent tout prendre. " Ce projet ne serait ainsi que le prélude d'une " Grande Albanie " qui inclurait même les minorités albanaises de Macédoine. Alexandra craint un retour de la violence, comme au début des années 2000, quand une guérilla séparatiste albanophone avait sévi dans la vallée. Baptisée Armée de -libération de Presevo-Medveda-Bujanovac (UÇPMB), elle revendiquait déjà le rattachement au Kosovo de ces trois cantons. Elle a déposé les armes en 2001 dans le cadre d'un accord parrainé par l'OTAN, ce qui n'empêche pas la police militaire serbe de patrouiller sans arrêt dans la région.
" Si les troupes albanaises reviennent pour nous demander de -partir, je serai la première à faire exploser notre maison ", menace Alexandra.
Situé à l'autre bout de la circonscription,
Biljaca ressemble beaucoup à Lopardince : mêmes rues défoncées, mêmes jeunes hommes désœuvrés aux terrasses des bars, mêmes maisons miteuses respirant la pauvreté, ponctuées de rares demeures correctes construites par ceux qui ont la chance de travailler en Europe de l'Ouest… Seule la mosquée, aussi clinquante que l'église orthodoxe de Lopardince, se démarque, permettant d'identifier immédiatement que Biljaca, contrairement à son jumeau, est albanais. Comme la plupart des 50 000 Albanais de la vallée de Presevo, les habitants rencontrés dans les rues de Biljaca soutiennent le rattachement au Kosovo. Ils se plaignent des discriminations que leur impose Belgrade, de ne pas avoir de médecins parlant albanais à l'hôpital, que leurs diplômes obtenus au Kosovo ne soient pas reconnus, ou encore des humiliantes tracasseries qu'ils subissent à la frontière : il est ainsi nécessaire de remplacer les plaques de voiture kosovares, non -reconnues, par des plaques serbes.
" La Serbie nous considère comme des étrangers. La seule solution, c'est de partir ", soutient le maire de Bujanovac, Shaip Kamberi.
Mais là aussi, les obstacles sont nombreux. Biljaca est situé du " mauvais côté " de l'autoroute, que personne n'imagine voir passer sous autorité kosovare avec l'accord de Belgrade. Derrière les portes, les doutes s'expriment. Comme dans la famille Ebibi, dont les parents handicapés touchent 250 euros d'allocations par mois de l'Etat serbe.
" Au Kosovo, on n'en aurait que 60 ", estime Anan, le père. Le système sanitaire kosovar a piètre réputation.
" La politique sociale est meilleure en Serbie, cela nous ferait réfléchir, s'il fallait voter pour le rattachement ", abonde sa fille, Rehjan, 26 ans, qui vient de finir ses études de médecine à Tirana. De toute façon, cette discussion lui semble
" irréelle ". Comme la plupart des jeunes du coin – serbes ou albanais –, elle n'attend qu'une chose : partir à l'Ouest pour chercher du travail. En Allemagne dans son cas.
" Dans dix ans, dit-elle
, tout le monde sera parti. " A cette date ne resteront alors plus que les plus nationalistes pour s'intéresser au tracé de la frontière dans ce coin déshérité des Balkans.
Jean-Baptiste Chastand
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