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dimanche 30 septembre 2018

" Les employeurs cherchent parfois le mouton à cinq pattes "


29 septembre 2018

" Les employeurs cherchent parfois le mouton à cinq pattes "

Derrière le débat sur le chômage qui agite le monde politique, la  persistance d'emplois non pourvus révèle une réalité plus complexe

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Le recruteur agite les bras pour indiquer le sens de la queue. La file est si longue devant le stand de Sodexo qu'il faut canaliser les candidats. Comme cette multinationale spécialisée dans la restauration collective, une soixantaine d'employeurs sont réunis au -Salon de l'emploi des professionnels de l'hôtellerie-restauration, à Paris, jeudi 20  septembre. Beaucoup de jeunes de quartiers -populaires, tous très apprêtés, sont notamment venus déposer leur CV. " S'ils traversent la rue, on leur trouve du boulot ! ", lance, souriant, Oscar Motty, responsable du recrutement en Ile-de-France de Sodexo.
Allusion à cette réplique du chef de l'Etat à un jeune horticulteur en recherche d'emploi, le 15  septembre : " Du travail ? Je traverse la rue, je vous en trouve. - Dans l'hôtellerie-restauration - , ils cherchent juste des gens prêts à travailler ", avait déclaré Emmanuel Macron. Après tout, renchérissait le lendemain Christophe Castaner, délégué général de La République en marche, " on parle de 300 000  emplois aujourd'hui ouverts et non pourvus ". Avant de reconnaître lui-même que ce chiffre, brandi avant lui par la ministre du travail ou l'ancien président du Medef, était " peut-être contestable ".
Tiré d'une étude de Pôle emploi publiée en décembre  2017, il ne -représente en effet pas le nombre de recrutements ayant échoué faute de " gens prêts à travailler ". Sur ces 300 000, 97 000  offres ont été annulées par les recruteurs eux-mêmes – parce qu'ils n'ont pas remporté un appel d'offres par exemple –, 53 000 concernaient des offres toujours en cours. Et si 150 000  recrutements ont été abandonnés faute de -candidat, c'est surtout faute de profils adéquats.
Les offres d'emploi n'ayant fait l'objet d'aucune candidature sont rarissimes : 19 500  cas, soit 0,6  % du total. L'existence d'offres non pourvues révèle donc bien plus un problème d'inadéquation -entre  l'offre et  la demande qu'un manque de motivation des demandeurs d'emploi.
Si Sodexo – qui propose plus de 300  postes de plongeur, cuisinier ou technicien de maintenance – ne manque pas de candidats, " en réalité, beaucoup ne sont pas dans la cible : on cherche un cuisinier, c'est un commis qui postule, reconnaît Oscar Motty. On reçoit beaucoup de candidatures pour les postes les moins qualifiés. Pour les postes les plus techniques, c'est plus compliqué ".
" Coup double "Un peu plus loin, deux jeunes -femmes cherchent deux salariés à embaucher pour leur " bar à -dessert ". " Trouver de la main-d'œuvre, c'est facile, mais de la bonne main-d'œuvre, c'est difficile, résume Johanna. Quelqu'un de sérieux, prêt à s'impliquer sur du long terme. " Il leur faut des " employés polyvalents ", qui puissent à la fois travailler en cuisine, à la caisse et en salle : " On a pris des “sans-expérience”, mais ils ne sont pas assez rapides. " Elles cherchent donc des employés expérimentés. Mais -acceptant d'être payés au smic.
Non loin de là, le directeur des ressources humaines d'un groupe de plusieurs restaurants traditionnels en Ile-de-France reconnaît que sur la centaine de CV déposés en quatre heures, seuls cinq sont " supers " : " Mais ils vont l'avoir déposé partout. On va être dix à les demander. On est tous à l'agonie car le secteur n'attire pas. " Cuisinier expérimenté, Sally, 58  ans, décrit " un univers très dur, physiquement et psychologiquement ". Lui a travaillé vingt-quatre ans " dans la coupure " : embauchant le matin pour le service du midi, avec une coupure l'après-midi, et reprenant le soir. " Travailler vite et bien, sous la pression tout le temps, ce n'est pas évident. "
Dans un contexte de chômage élevé, parvenir à faire coïncider offres et demandes est pourtant essentiel. Pôle emploi a un rôle stratégique à jouer auprès des -employeurs comme des demandeurs. " Il y a deux parties à un contrat, souligne Isabelle Lopez, chargée relation entreprise au Pôle emploi de Belfort-Europe. Il faut que chacune accomplisse sa part du chemin. "
Ce jour-là, dans l'agence située dans un quartier populaire de la ville, la conseillère épaule des demandeurs d'emploi avant un entretien : cinq employeurs ont fait le déplacement pour rencontrer ces candidats aux postes de serveur, réceptionniste ou commercial, sélectionnés directement par Pôle emploi. A l'issue de l'entretien, les conseillers débrieferont à la fois avec le candidat et avec l'employeur. " Si le recrutement ne se fait pas, nous pouvons ainsi comprendre pourquoi ", précise Isabelle Lopez. Et mettre en place des solutions pour pallier le problème.
Le recruteur trop exigeant est conseillé pour revoir son offre. Le candidat sous-qualifié sera accompagné. " Lors d'un recrutement d'aides à domicile, secteur en grande tension, on a proposé une formation aux candidates recalées ", explique la directrice de l'agence, Catherine Domon, qui voit dans ces entretiens encadrés une manière de faire " coup double " : trouver le candidat qui -convient et qualifier ceux qui ne convainquent pas encore.
Selon Pôle emploi, le manque de compétences est en cause dans 67  % des emplois non pourvus, le manque d'expérience dans 70  %. Des années de désindustrialisation ont notamment fait disparaître des savoir-faire. Les chaudronniers qu'on s'arrache aujourd'hui manquaient de débouchés pendant la crise, explique Mathieu Plane, économiste à l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) : " Maintenant que la conjoncture est bonne, l'industrie cherche à recruter. Entre-temps, les compétences se sont raréfiées. "
Au Pôle emploi de Belfort, on cherche à " coller au marché local " grâce à l'enquête annuelle des besoins en main-d'œuvre. " Quels sont les métiers recherchés ? Quels sont les besoins en qualifications ? explique Claude Guyot, directeur territorial de Pôle emploi à Belfort. Il faut trois mois pour former un chauffeur poids lourds, six pour un soudeur. Ça s'anticipe. "
Pour ouvrir les recrutements, Pôle emploi propose désormais un référencement par compétences des offres comme des profils des candidats. Indira, 26  ans, collectionne les missions intérim : vendeuse en prêt-à-porter, conditionneuse dans une fromagerie, agent d'entretien, employée de libre-service… En actualisant son CV sur un ordinateur de l'agence, elle précise pour chaque expérience ce qu'elle a appris à faire : " accueillir une clientèle ", " réceptionner un produit ", " contrôler balisage et étiquetage ". Le recruteur qui ne trouve pas de candidat dans sa branche peut ainsi chercher quelqu'un ayant un autre parcours, mais avec les compétences qu'il recherche. A Belfort, on se rappelle ainsi ce boulanger recruté par une entreprise de peinture parce qu'il maîtrisait dosage et conversion de mesure. " Les employeurs cherchent parfois le mouton à cinq pattes, pointe Claude Guyot. Notre mission, c'est aussi de dire : nous avons un mouton à trois pattes mais qui conviendra très bien. "
" Equilibre vie pro et vie perso "Aux recruteurs aussi de " déployer un peu plus de trésors " pour attirer les candidats, souligne Isabelle Lopez. A cet égard, l'économiste Mathieu Plane s'étonne : " Comment peut-il y avoir autant de secteurs sous tension sans que les salaires ne s'en ressentent ? " En dehors de la hausse indexée sur l'inflation, ces derniers n'ont, selon l'Insee, quasiment pas augmenté en dix ans. " C'est à se demander si dix ans de crise n'ont pas fait prendre de mauvaises habitudes aux patrons ", ajoute-t-il.
Plusieurs recruteurs du salon de l'hôtellerie-restauration disent avoir fait évoluer leurs pratiques. " Nous avons relancé nos relations avec les écoles, témoigne Florine Picquet, chargée de ressources humaines pour le groupe Louvre-Hôtels (Campanile, Première Classe,  etc.). Nous organisons des journées de recrutement dans nos hôtels pour lier des contacts directs avec les candidats, faire découvrir le futur lieu de travail. "
Certains restaurateurs s'efforcent aussi d'arrêter " la coupure ". " Les gens cherchent un meilleur équilibre entre vie pro et vie perso. On essaye donc de favoriser le -en-continu sur des horaires 8  heures-16  heures/16  heures-minuit ", explique le DRH d'un groupe francilien qui reconnaît cependant que les directeurs de ses restaurants " ont encore du mal à prendre des autodidactes ". Rares sont ceux prêts à embaucher, au pied levé, un jeune horticulteur.
Sarah Belouezzane, et Aline Leclerc
© Le Monde

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