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dimanche 30 septembre 2018

HISTOIRE et MÉMOIRE - Une vie pleine d'histoires

HISTOIRE et MÉMOIRE

29 septembre 2018
GeorgetteElgey

Une vie pleine d'histoires

Cette historienne et ancienne journaliste a fait paraître, entre 1965 et 2012, une " Histoire de la IVe République " qui vient d'entrer dans la collection " Bouquins ". A bientôt 90 ans, l'ex-directrice littéraire de Fayard revient sur son parcours

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olivier specio
Avant de raccrocher, elle a dit avec un petit rire, de sa voix rocailleuse qui roule les " r ", comme Colette : " J'espère que ce papier sera un éreintement total, sinon je serai très déçue ! " C'est l'ancienne journaliste qui parlait, avec un art consommé de l'autodérision, mais l'on croyait entendre l'auteure de Chéri assurer à la radio, en  1950 : " Je supporte de plus en plus mal ce que j'appelle la littérature, surtout dans mes propres œuvres. "
Comment éreinter Georgette Elgey ? Lors d'une première visite, dans ce petit salon du boulevard Saint-Germain, à Paris, que les -rideaux de tulle bleu, la banquette indigo et un grand bouquet mauve transforment en -tableau de Marie Laurencin, rien n'avait permis cet éreintement tant désiré. La seconde fois, ce fut pire. Le bureau austère, tapissé de -livres et de portraits d'ancêtres, la grande -table où s'étalaient plusieurs exemplaires de sa consécration, prêts à être dédicacés… Non, décidément, aucune matière à éreinter une historienne qui va avec gaîté sur ses 90 ans.
" Point fixe "Sa fameuse Histoire de la IVe  République, -publiée par les éditions Fayard entre 1965 et 2012, en six volumes, vient d'entrer dans la collection " Bouquins " (Robert Laffont, tome 1, 1 344  pages, 32  euros ; tome 2, 1 056  pages, 31  euros), où elle côtoie les œuvres de Jules -Michelet, Hippolyte Taine, Ernest Lavisse, Ernst Nolte, François Furet, et, l'on verra pourquoi c'est important, celles de Raymond Aron et de Charles-Maurice de Talleyrand. Avec le premier, elle a participé en  1954 à une Histoire de Vichy, dans la collection " Les grandes études contemporaines ", 766 pages qui ont fait autorité. C'était déjà chez Fayard, maison dont elle sera la directrice littéraire pendant plusieurs années, son " point fixe ", où elle a amené bon nombre d'auteurs, parmi lesquels Jean Monnet et François Mitterrand.
Georgette Elgey a cependant largué cette amarre afin de terminer son grand œuvre, dont nul ne pouvait d'emblée soupçonner l'ampleur, et surtout pas elle-même. L'eût-elle commencé sinon ? Elle assure en avoir douté. La nouvelle édition a été, à la fois, revue, -augmentée et condensée en deux volumes (2 400 pages), avec la collaboration d'un agrégé d'histoire, Matthieu Rey, maître de conférences au Collège de France et auteur d'un livre remarqué sur la Syrie contemporaine. S'il fallait choisir un seul panneau, dans cette tapisserie de la reine Mathilde, il faudrait piocher dans le second volume (1956-1959) le récit de la chute de la IVe, avec le retour au pouvoir du général de Gaulle et la mise en place de la Ve  République, consacrée par une nouvelle Constitution qui fêtera, le 4  octobre, soixante ans de bons et plastiques services.
Un récit vivant, émaillé de portraits, très fouillé, qui donne à comprendre une période-clé durant laquelle se sont construites quelques bases durables de la France contemporaine. Ne seraient-ce que ces 335 ordonnances prises en neuf mois par le gouvernement de Gaulle, qui portent sur la création des centres hospitaliers universitaires (CHU), l'assurance obligatoire pour les voitures, le code de l'urbanisme, l'allongement de la scolarité, le statut de l'artisanat, le raccordement obligatoire aux égouts, la protection de l'enfance… L'interminable liste figure en annexe du livre et a été établie, précise l'auteure, avec l'aide de sa nièce. Une œuvre unique, naguère saluée par René Rémond et François Bédarida, aussi apte à être dévorée par des étudiants de Sciences  Po que par tout citoyen intéressé par l'histoire de son pays et du monde. Ah, l'éreintement n'avance guère.
Il ne progresse pas davantage quand on -interroge Erik Orsenna, qui a connu Georgette Elgey à l'Elysée sous François Mitterrand, où, durant les deux septennats, elle fut chargée de collecter une partie des archives. " Dans ce peuple de courtisans, dont j'étais, elle, ne l'était pas du tout ! J'adore la lire. Elle a un talent de -récit formidable et de la profondeur historique. C'est du Balzac, du Dumas, avec du Feydeau et du… Duhamel ", s'exclame l'écrivain. Il lui voue " une admiration et une affection infinies " et s'amuse encore de sa -fureur d'avoir été -dépeinte en géographe dans son roman Grand amour. Si son expression est toujours plus mesurée, Hubert -Védrine n'a pas moins d'estime pour l'historienne. " Ses livres sur la IVe  République sont géniaux ", juge l'ancien ministre des affaires étrangères. A l'Elysée, se souvient-il, elle ne se contentait pas de travailler sur des documents, recueillant aussi l'Histoire de la bouche des conseillers du palais.
Et Talleyrand, dans tout cela ? Comme elle a eu un " point fixe ", Georgette Elgey a un " point mouvant ", qui maintenant s'efface dans les limbes du temps. A la fin de l'année 1972, à 43  ans, elle se met à écrire sans désemparer, s'arrêtant à peine pour dormir, le récit de son enfance pendant l'Occupation, La Fenêtre ouverte (Fayard, 1973).Ou comment une petite fille très choyée, catholique et baptisée, vivant dans un immense appartement de l'avenue de New  York (alors avenue de Tokio, puis de Tokyo), brillante élève au cours Hattemer, apprend soudain qu'elle est juive et qu'il lui faut se cacher. Pour sa communion solennelle, on lui a offert deux missels : l'un lui vient du président de la République, Albert -Lebrun, l'autre du maréchal Pétain. Cette fenêtre, ouverte où qu'elle soit, surtout la nuit, est l'orifice par lequel il faudrait sauter ou se sauver si les nazis tentaient de la capturer.
Le prince de TalleyrandLa narration, issue des " onze jours bénis où - lui - fut révélée la joie de l'écriture ", figure en annexe de l'autobiographie que Georgette -Elgey a publiée chez Fayard en  2017, Toutes -fenêtres ouvertes, dans laquelle elle revient longuement sur les circonstances de sa naissance. (Patience, le prince de Talleyrand se pointe, même si l'éreintement se fait toujours attendre !) Son père, l'historien Georges -Lacour-Gayet – d'où ce Georgette pas si facile à porter –, ne l'a jamais reconnue. Normalien, agrégé d'histoire, membre de l'Ecole française de Rome, il a publié chez Payot en  1930, cinq ans avant sa mort, une biographie de -Talleyrand en quatre volumes, rééditée en  1991. Georgette Elgey ne doit pas à son père que son prénom, mais aussi son nom, dans lequel il faut entendre L. G. comme Lacour-Gayet, puisqu'elle n'avait pas droit au patronyme complet.
Quel éreintement, pour le coup, dans le portrait qu'elle dresse de ce pathétique vieillard, Don Juan à monocle et barbichette, catholique hypocrite, qui investit autant d'énergie à séduire, à 70 ans passés, l'innocente et riche Madeleine Léon, 24 ans, qu'à se défaire de cette liaison qui l'encombre. C'est un notable, professeur à Polytechnique, marié et père de trois enfants qu'il a eus avec la fille du philosophe Paul Janet. Madeleine Léon n'a pas eu de chance avec l'X. Au bal annuel, quelques -années auparavant, cette jolie jeune fille a rencontré un ancien élève, Alfred Bouton, parfait goujat qui s'est dissimulé jusqu'au mariage. Au lendemain des noces, il lui annonce qu'il l'a épousée pour son argent, se montre violent, débauché et, lorsqu'une fille naît de cette union funeste, il déclare qu'il se fera, plus tard, une joie de l'initier à l'amour charnel.
Madeleine Léon, horrifiée et détruite, se -réfugie avec son premier enfant chez sa mère et retrouve quelque sérénité, avant d'éprouver cette folle passion, d'abord intellectuelle et platonique, pour Lacour-Gayet. Toute sa vie, elle se battra pour faire reconnaître -Georgette. Aujourd'hui, dans sa bibliothèque, deux livres prouvent que sa fille n'a, depuis longtemps, plus besoin de reconnaissance. De Gaulle et Mitterrand, qui se sont si bien combattus, en particulier sur la Constitution de 1958, les lui ont dédicacés.
Le premier, son idole, qui la connaissait et la lisait attentivement dans Paris-Presse, la -remercie pour une émission de télévision qu'elle a consacrée, en  1970, au premier tome des Discours et messages paru cette année-là, chez Plon. Mitterrand, à bien des égards un homme de la IVe, lui rend un " affectueux hommage " pour Politique, dont le premier tome est paru en  1977 chez Fayard, " ce livre qui lui doit sa seconde naissance, la vraie ". Ils se sont fâchés, bien sûr. " On s'était mutuellement surestimés ", dit-elle drôlement. Elle -raconte encore mille anecdotes et, d'un coup, un éreintement total vous prend, de ne pouvoir toutes les rapporter.
Béatrice Gurrey
© Le Monde


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