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jeudi 2 août 2018

Les herbes sauvages, de la cueillette à l'assiette





1er août 2018

Les herbes sauvages, de la cueillette à l'assiette

Alpes gourmandes 2|6 Aidé du jeune cueilleur Christopher Aguettand, le chef Marc Veyrat déniche des plantes alpines et les sublime dans sa cuisine

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Cette année, le manteau neigeux a recouvert plus longtemps qu'à l'accoutumée les alpages du col de la Croix-Fry. Engourdie par cet hiver prolongé, la nature a peiné à retrouver des couleurs printanières, avant d'offrir l'explosion de verdure de ce début d'été. Les points de vue ne manquent pas pour contempler, au-dessus du village de Manigod, au cœur du massif des Aravis, le patchwork de prairies éclatantes et de forêts sombres sous les roches grises des sommets, encore striées de névés. Mais c'est au rythme de la promenade, les yeux posés sur le chemin, que l'on s'aperçoit de la profusion de la flore et de l'étendue de ce garde-manger.
Car, en bord de sentier, dans les prairies, à flanc de montagne, dans les bois, dans les haies, près des fermes ou le long des lacs et des torrents, herbes et plantes sauvages peuvent autant régaler nos yeux que nos papilles. Encore faut-il pouvoir les identifier et savoir les cuisiner. Si nombre de grands chefs savoyards (Emmanuel Renaud, Jean Sulpice, Yoann Conte…) enrichissent aujourd'hui leurs recettes des cueillettes en pleine nature, sans doute valait-il mieux s'adresser à dieu qu'à ses saints.
Comme d'autres suivent un panache blanc, nous nous laissons donc guider, ce matin de début juillet, par le légendaire chapeau noir du cuisinier Marc Veyrat, prophète d'une gastronomie montagnarde réinventée, à partir du milieu des années 1980, autour de son " herbier gourmand ". A quelques centaines de mètres de la Maison des bois, son hôtel-restaurant (trois étoiles Michelin), aux allures de hameau miniature (de luxe), ouvert, en  2013, à 1 650 mètres d'altitude, non loin de ce qui fut la ferme de ses parents, le chef s'appuie sur son bâton de berger pour pénétrer les fourrés et dévoiler la variété de plaisirs comestibles à portée de main.
Là où nous ne voyons qu'une anarchie de fleurs des champs et de mauvaises herbes, Veyrat et Christopher Aguettand, son jeune cueilleur, chargé d'approvisionner quotidiennement les cuisines du restaurant, repèrent en un clin d'œil l'imposante tige et les feuilles anguleuses de la berce, une touffe de chénopode bon-Henri aux allures d'épinard, l'arrondi finement denté du calament, la hampe blanche d'une carotte sauvage ou les petites fleurs violette du géranium vivace.
Orties, chénopodes, épicéasUn peu plus loin, à l'entrée d'une forêt, la grande silhouette du cuisinier se glisse sous un épicéa pour approcher un tapis d'oxalis, petite plante dont les feuilles en forme de cœur ressemblent à celles du trèfle. A chaque fois, les glaneurs froissent légèrement le végétal cueilli pour mieux le sentir, avant de nous faire croquer cette chlorophylle gourmande. Ce rite plein de sensualité éveille goût et odorat. Flaveur délicieusement mentholée du calament, parfait avec des œufs brouillés ou pour booster une crème glacée ; parfum d'agrume de la berce, dont les feuilles mixées dans un bouillon de légumes avec du chénopode bon-Henri, du serpolet et des orties font un excellent potage ; acidité revigorante de l'oxalis rappelant celle de l'oseille et qu'au restaurant Marc Veyrat accompagne du suave coulant d'un œuf de caille…
Si les gestes des cueilleurs ont des racines ancestrales, la consommation de ces plantes n'apparaissait plus dans les traditions culinaires savoyardes, avant que le chef au large chapeau de paysan les intègre à son répertoire. Effacée par l'avènement de l'agriculture, l'activité de la cueillette n'a longtemps survécu qu'en souvenir des vertus médicinales – plus que nourricières – de certaines plantes. La connaissance de cette flore, à laquelle on avait recours en temps de disette et de pauvreté, s'est ainsi fait oublier à mesure que le XXe  siècle convainquait de sa prospérité. Les ethnobotanistes estiment ainsi que nous sommes passés de plus d'un millier de plantes connues et utilisées par l'homme, en Europe, au début du XXe  siècle, à moins d'une cinquantaine, telles qu'elles sont mises en vente sur nos marchés.
Cuisinier autodidacte, Marc Veyrat a choisi de se distinguer, dans les années 1980, comme chantre d'une cuisine enracinée dans un terroir montagnard en manque de référents gastronomiques. Né en  1950, à Annecy, celui qui sera aussi berger et moniteur de ski grandit à Manigod, près de La Clusaz, dans une famille paysanne et une ferme traditionnelle, où ses parents ont ouvert chambres et table d'hôte. De l'environnement de son enfance, mythifié en un éden rural, Veyrat fera la base de son inspiration culinaire. " On vivait en autarcie. On récoltait les légumes du jardin, on fabriquait notre beurre et nos fromages, on ramassait les fruits, les champignons, on tuait le cochon, raconte-t-il toujours avec émotion. J'avais la palette aromatique de la nature à portée de la bouche. "
Si la cueillette de champignons, comme les cèpes, girolles et morilles, ou de baies, comme les myrtilles, framboises et fraises des bois, est monnaie courante, rares sont tout de même les plantes et herbes à être ramassées hors des potagers. Veyrat se souvient d'orties et de chénopodes servant à une soupe verte, d'une liqueur à base d'alizier, de cônes d'épicéa brûlant pour la fumaison des jambons, de sa grand-mère utilisant du serpolet pour soigner sa toux et du carvi sauvage pour assaisonner son fromage… Guère plus.
Attentif aux audaces de la génération " nouvelle cuisine " et aux chefs les plus innovants des années 1980, Marc Veyrat remarque sans doute la montée de l'Aveyronnais Michel Bras, qui, à Laguiole, commence à façonner un répertoire enraciné sur le plateau de l'Aubrac, où il cueille et cuisine le sureau, l'ail des ours ou le calament, aussi appelé " thé de l'Aubrac ".
Parcours pédagogiquesMais le déclic décisif survient lors de la rencontre du Savoyard avec le botaniste et écrivain François Couplan, auteur, dès 1983, d'une Encyclopédie des plantes sauvages comestibles de l'Europe" Couplan m'a fait découvrir d'autres plantes alpines et m'a appris quels étaient leurs différents environnements, se souvient Marc Veyrat.L'oxalis, par exemple, apprécie l'ombre et l'acidité des forêts de conifères ; l'ail des ours pousse près des cours d'eau ; le chénopode s'épanouit en vastes colonies dans les lieux fumés par le bétail ; le calament ne supporte qu'une demi-journée de soleil par jour… "
En échange, le cuisinier a permis à l'ethnobotaniste d'approfondir la dimension gourmande de son savoir grâce à ses intuitions, ses souvenirs d'enfance et un sens hors norme des harmonies gustatives. Parmi les plats qui, à Annecy, puis à Veyrier-du-Lac et à Megève, ont permis à Veyrat de devenir une figure (parfois controversée) de la gastronomie française, premier (et dernier) cuisinier trois étoiles à obtenir aussi la note de 20/20 dans le Gault & Millau : canette rôtie à la berce, ris de veau aux pousses d'épicéa, omble chevalier et carottes au miel de sapin, crème brûlée à la reine-des-prés…
Cette cuisine de la nature a marqué la Savoie, la France et la scène internationale – comme le restaurant Noma de René Redzepi, à Copenhague. A 68 ans, Marc Veyrat continue de sublimer les plantes dans sa Maison des bois, au col de la Croix-Fry, en cherchant à transmettre ce savoir à ses cuisiniers, à ses clients, mais aussi à des groupes scolaires pour lesquels il organise des cueillettes en montagne ou des parcours pédagogiques dans les jardins de son hameau, où il a fait replanter une soixantaine d'espèces de plantes.
Jardinier de ce " potager sauvage ", le cueilleur Christopher Aguettand officie également en salle, où, habillé d'un costume traditionnel savoyard, il présente, de table en table, les plantes utilisées dans les plats, en expliquant avec passion leurs caractéristiques botaniques et gustatives. Qu'il s'agisse du goût anisé de la myrrhe odorante, de la puissance réglissée de la racine de polypode – une petite fougère –, de l'entêtant parfum d'amande amère de la reine-des-prés ou de la fascinante saveur de champignon de l'épiaire des bois.
Une partie de sa récolte sera stockée en prévision des rigoureux hivers. " Nous utilisons l'azote pour la congélation, explique Christopher Aguettand. Cela présente l'avantage de bloquer les molécules. C'est comme si la plante se mettait en repos végétatif. Quand on la sort elle n'a rien perdu de sa saveur ", assure-t-il. Même si rien ne remplace le plaisir d'une cueillette estivale.
Stéphane Davet
© Le Monde

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