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samedi 4 août 2018

La rivière oubliée de Washington

4 août 2018

La rivière oubliée de Washington

Les guerres de l'eau aux États-Unis 5I6 L'Anacostia, qui sépare quartiers cossus et défavorisés, était devenue un dépotoir

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Sur un ancien no man's land, à l'ombre du vieux stade désaffecté de la capitale américaine, un immense tunnelier fait la fierté de DC Water, l'organisme de gestion de l'eau de la région de Washington. Des grues géantes s'apprêtent à installer l'imposante machine cylindrique sur sa rampe de lancement. Les ouvriers mettent la dernière main à la fosse qui permettra de glisser l'engin de 7 mètres de diamètre à 100 mètres de profondeur.
A quelques dizaines de mètres du bruit et de la poussière de ce chantier débuté il y a cinq ans, les eaux calmes de la rivière Anacostia s'écoulent entre verdure et ouvrages urbains. A cette distance, rien n'indique l'urgence et la nécessité de mettre rapidement en action le tunnelier. Ce chantier est pourtant la partie la plus spectaculaire d'un projet titanesque enclenché par les autorités de la ville en  2005 pour venir à bout de la pollution chronique de cette courte rivière qui serpente sur 13,5 kilomètres, frontière implicite entre les voies rapides menant au centre-ville cossu de la capitale et ses quartiers plus pauvres, majoritairement noirs.
Forêt de bambousAutrefois voie maritime fréquentée, jalonnée de petites villes portuaires, l'Anacostia est devenue au fil des décennies " la rivière oubliée ", déversoir des eaux usées de la ville, dépotoir des industries alentour et des habitants indélicats. Son nom actuel dérivé d'anaquash – " commerce au cœur d'un village " –, ainsi que l'appelaient les Amérindiens qui vivaient sur ses rives depuis plusieurs milliers d'années, rappelle pourtant qu'elle fut une artère vitale pour l'économie locale. Les premiers colons plantèrent du tabac et utilisèrent la rivière comme moyen de transport mais, dès le XIXe siècle, un limon toxique l'envahit et les marchands s'en détournèrent, abandonnant ses eaux aux dégâts de l'urbanisation galopante de cette région devenue capitale.
Car la rivière a beau avoisiner l'une des villes les plus riches des Etats-Unis, elle sillonne en particulier ses parties les plus défavorisées. Cette donnée sociologique n'est pas étrangère à son extrême pollution, par ailleurs commune à de nombreux cours d'eau à travers le pays. " Les populations qui vivent le long de la rivière ne connaissaient pas les bonnes personnes et n'avaient pas les moyens de faire pression pour exiger son nettoyage ", explique ainsi Masaya Maeda, un scientifique de l'association Anacostia Watershed Society (AWS), qui œuvre depuis 1989 à la dépollution du cours d'eau.
Chaque semaine, de mai à octobre, ce spécialiste des milieux aquatiques embarque sur un petit hors-bord, et recueille en deux heures de croisière des échantillons dans la rivière, mesurant son acidité, sa clarté, la présence ou non de bactéries commeEscherichia coli. Au fil du courant, il raconte les combats menés pour que les autorités locales et les acteurs privés remplissent leurs obligations et contribuent à restaurer la qualité de l'eau.
Pointant une forêt de bambous, il évoque l'une des premières victoires de l'AWS, il y a près de trente ans. Le zoo de la ville avait pris l'habitude de déposer les excréments des animaux sur une des rives de l'Anacostia appartenant à l'arboretum national, contribuant à sa contamination. En lieu et place de cette étonnante décharge, pousse aujourd'hui un jardin asiatique apprécié des visiteurs.
Mais cette bataille ne fut pas la plus difficile. C'est en  1999 que l'association lance sa plus importante offensive en décidant de poursuivre DC Water. Lors de chaque forte pluie, les canalisations de la ville, construites sur un modèle datant du XIXe siècle, déversent des millions de litres d'eau non traitée directement dans la rivière.
Le système draine en effet dans les mêmes tuyaux les eaux de pluie et les égouts. Par temps sec, les canalisations suffisent à amener l'eau vers l'usine de traitement, mais les précipitations peuvent forcer les techniciens à tout lâcher dans l'Anacostia et le fleuve Potomac où elle se jette. " Avant le début des travaux, l'eau devenait orange, à cause des sédiments ", se souvient Masaya Maeda. Lente et peu profonde, l'Anacostia retient particulièrement bien les impuretés.
" Générations futures "Dès 1987, le Congrès avait pourtant adopté un amendement à la loi " Clean Water " de 1972 exigeant des grandes villes qu'elles mettent un terme à la pollution provoquée par ces systèmes anciens. Mais beaucoup, comme Washington, ont traîné des pieds face à l'ampleur de l'investissement demandé. Il faudra plusieurs années à la ville pour répondre aux injonctions de la justice et du ministère de l'environnement. Dans un premier temps, les canalisations sont rénovées et un barrage construit pour limiter les fuites. Puis en  2005, l'organisme public de gestion de l'eau lance un gigantesque projet, appelé " Clean Rivers ", dont les effets commencent tout juste à se faire sentir. Grâce à la construction de tunnels capables d'absorber les débordements d'égouts et de les diriger vers une usine de traitement, la rivière sera épargnée. Le premier de ces ouvrages, dont les travaux n'ont démarré qu'en  2013, est entré en service en mars.
Le deuxième tunnel devrait commencer à être creusé en août, pour être opérationnel d'ici à 2023. Le projet aura donc pris près de vingt ans, pour un coût de 2,7 milliards de dollars (soit 2,3 milliards d'euros). " Le financement est prévu sur cent ans, car la ville a considéré qu'il était aussi de la responsabilité des générations futures de participer à la prise en charge de ce grand chantier de dépollution ", indique Vincent Morris, responsable de la communication chez DC Water. Et, ajoute-t-il, aucune nouvelle déréglementation initiée par l'administration Trump ne viendra enrayer ce processus.
Taxe sur les sacs plastiquesMasaya Maeda se félicite de ces avancées nombreuses, quoique tardives. Dès 2009, le flot des eaux déversées dans la rivière a diminué de 40 %. Lorsque les 27 kilomètres de tunnels seront ouverts, 96 % des eaux seront dirigées vers eux et traitées, affirme M. Morris. Bien au-delà des 85 % exigés par l'Agence de protection de l'environnement (EPA).
Mais une pollution plus visible a aussi mobilisé AWS, en guerre contre la présence élevée de sacs en plastique dans l'Anacostia. La mairie de Washington a créé une taxe de 5 cents sur chaque sac plastique proposé dans les commerces du district. Une mesure adoptée par de nombreuses autres villes à travers le pays. La situation s'est améliorée même si plastiques, bidons et bouteilles flottent toujours sur l'eau.
A chacune des six pauses qu'il effectue sur son parcours, Masaya Maeda évalue les progrès. Il remplit une fiole qu'il conserve immédiatement au frais pour l'analyser ensuite. Penché par-dessus bord, il mesure au centimètre près la profondeur à laquelle son disque d'observation disparaît dans les eaux troubles de l'Anacostia.
Ce jour-là, dans la partie nord de la rivière, on peut le distinguer jusqu'à 68 cm. Pas assez clair ", juge le scientifique, qui se souvient toutefois qu'au début des années 2000, lorsqu'il a commencé ses mesures, le témoin n'était visible que jusqu'à 10 cm. Plus on se rapproche de la capitale, plus la qualité de l'eau s'améliore. Son dernier relevé indique 96 cm, " un bon chiffre ". Aux pêcheurs qu'il croise, il conseille toutefois de pêcher " pour s'amuser mais pas pour consommer ".
Consciente que les meilleurs avocats de la rivière sont les usagers des quartiers avoisinants, l'AWS s'efforce de rendre ses rives agréables : un chemin de randonnée pour piétons et vélos a été aménagé, une marina accueille à nouveau kayaks et barques. " Maintenant, si les habitants constatent une pollution, quelle qu'elle soit, ils vont se plaindre ", explique M. Maeda. Objectif affiché : que les baigneurs retrouvent le plaisir de nager dans l'Anacostia en  2025. " Grâce aux tunnels, cette perspective est désormais réaliste ", juge le scientifique.
Une chose est sûre : l'habitude d'utiliser la rivière comme un dépotoir appartient au passé. Masaya Maeda s'étrangle presque en évoquant le nettoyage de la " crique aux pneus ", un coude de la rivière dont ont été extraits, au début des années 1990, plusieurs milliers de pneus usagés et de moteurs de voitures, jetés là par une entreprise de récupération de pièces automobiles.
Il regrette pourtant que le muret de plusieurs kilomètres construit dans les années 1930 pour canaliser les eaux de la rivière, et considéré comme " ouvrage historique ", ne soit pas détruit. L'espace dégagé permettrait aux marais environnants de se reconstituer, pour offrir un habitat privilégié à une faune et une flore disparues. Mais chaque chose en son temps, reconnaît Masaya Maeda, qui, au fil des ans, constate un affaissement des pierres, preuve que la nature parfois reprend ses droits. Avec ou sans l'aide de l'homme et de ses tunnels.
Stéphanie Le Bars
© Le Monde

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