Soudain, on franchit la digue pour se retrouver sur une petite route droite, cernée par les eaux. Bienvenue dans les terres abandonnées des hommes, bientôt englouties par le golfe du Mexique. Au bout du bitume, à cinq kilomètres, l'Isle de Jean Charles. Les baraques sont à moitié abandonnées et ce bout de terre du comté de Terrebonne, au milieu des bayous de Louisiane, ressemble à une ville fantôme. On frappe chez le père Roch Naquin. A 85 ans, ce prêtre catholique raconte l'inexorable érosion de son île.
Quand il était enfant, il y avait de part et d'autre de sa maison près d'un kilomètre de forêts et de terres, mais
" aujourd'hui, vous ne voyez plus que l'eau ". La mer est là, juste derrière une digue de fortune. Elle ne suffit pas à protéger les habitations. La maison du père Naquin, construite en 1957, était soixante centimètres au-dessus du sol. Après le terrible ouragan Juan de 1985, il l'a surélevée de deux mètres cinquante. Avant de passer à quatre mètres juste avant l'ouragan Katrina, qui dévasta La Nouvelle-Orléans en 2005, et fit plus de 1 800 morts. C'est si haut qu'un ascenseur est désormais nécessaire pour y accéder.
Tout cela sera bientôt révolu : Roch Naquin va quitter la communauté fondée au début du XIXe siècle par son arrière-grand-père, Jean-Charles Naquin. Ce Français qui voulait vivre son amour avec une Amérindienne avait fui sa famille. D'autres ont suivi, souvent des Français mariés à des Indiennes, de sorte qu'aujourd'hui la population issue de la tribu Biloxi-Chitimacha-Choctaw porte des patronymes français.
" A la merci des eaux salées "Les habitants de Jean Charles, âgés, souvent inactifs, vont retourner sur le continent. Un lieu a été trouvé, 60 kilomètres à l'intérieur des terres, à Houma, sur un champ de canne à sucre, entre une usine de ciment et un bâtiment de la compagnie pétrolière Chevron.
La presse a parlé des premiers
" réfugiés climatiques " américains, l'Isle de Jean Charles étant vouée à disparaître dans les cinquante prochaines années. Le climat n'est pas seul en cause. Sa lente agonie est le fruit d'une sape engagée dès le XVIIe siècle par les Français pour canaliser le Mississippi et ouvrir la Louisiane à l'agriculture et à la colonisation.
En régulant les bayous au début du XXe siècle, et de manière radicale après les terribles inondations de 1927, les ingénieurs de l'armée américaine ont privé le delta de son eau douce et de ses alluvions qui fixaient le sol. En séchant, la terre s'est contractée comme un fruit flétri, s'enfonçant inexorablement. Puis sont venus les prospecteurs de pétrole, qui ont saccagé les herbiers en creusant des canaux pour permettre à leurs barges de passer. Résultat : l'eau de mer s'est engouffrée, tuant les arbres qui tenaient le terrain, tandis que les forages ont accru l'affaissement des sols.
" On nous a coupés du Mississippi et laissés à la merci du golfe du Mexique et de ses eaux salées, qui ont commencé à tout détruire ", soupire Roch Naquin.
L'Isle de Jean Charles a été définitivement condamnée au tournant du siècle, quand il a été décidé de ne pas l'inclure dans le système de digues fédéral. Trop cher : les 20 kilomètres de digues auraient coûté 1 milliard de dollars pour 25 familles. Et l'ouvrage n'est techniquement plus faisable tant le sous-sol a été érodé.
Alors, sur fonds fédéraux, 40 millions de dollars (34,2 millions d'euros) ont été dégagés en 2016 pour la relocalisation. Le déplacement est douloureux pour ces
native Americans.
" Je ne déménagerai que mort ", grommelle Hilton Chaisson, pêcheur de 75 ans, qui refuse de surélever sa maison. Aura-t-il le choix ? Des pêcheurs non amérindiens ont installé leur maison saisonnière, mais prédisent une détérioration rapide des lieux.
" Lorsque le déplacement aura eu lieu, ils cesseront d'entretenir la route et les digues. Ils ont déjà coupé le gaz ", assure Harold Summers, pêcheur amateur de 75 ans.
Cette infortune touche tout le delta du Mississippi, qui aurait déjà perdu le quart de ses terres humides. Au début de la décennie, le gouvernement fédéral a retiré des registres 35 noms d'îles, ponts, mares ou routes, tout simplement parce qu'ils n'existaient plus.
A 140 kilomètres de là par la route – moitié moins à vol d'oiseau –, la population de Jean Lafitte n'entend pas mourir. Fondé par le corsaire français, c'est un village de pêcheurs de crevettes. Timothy Kerner en est le maire depuis un quart de siècle.
" Quand je me suis présenté, je voulais que nous soyons inclus dans le système de digues ", confie-il. Las, depuis l'ouragan Katrina, le corps des ingénieurs de l'armée ne finance plus que des digues capables de résister à des crues centennales, et n'a pas inclus Jean Lafitte dans le système de protection de la rive ouest de La Nouvelle-Orléans.
Il nous envoie remonter le bayou conduit par Lionel Parria, pêcheur de 85 ans, qui raconte les changements :
" Quand il pleut, cela inonde Lafitte. Ce n'était pas le cas avant. " On longe les maisons secondaires cossues d'habitants fortunés de La Nouvelle-Orléans. Enfin, au bout d'une dizaine de kilomètres, apparaît la plus grande pompe-barrage du monde, construite à partir de 2009 pour 1 milliard de dollars. Lorsque passe un ouragan, qui soulève littéralement les eaux du golfe du Mexique et les ramène vers la terre, les portes du barrage se ferment, et les onze pompes entrent en action pour renvoyer l'eau qui inonde la Nouvelles Orléans – 550 mètres cubes par seconde, davantage que le débit de la Seine, les deux tiers de celui de la Loire. Direction le golfe du Mexique… via Jean Lafitte.
Exode diffusFaute d'être protégé par les digues, Timothy Kerner a décidé de rendre ruineux l'abandon de sa ville.
" Il y a de nombreuses communautés comme nous. Alors pour être un peu plus reconnu, il faut que vous valiez un peu plus et c'est pourquoi j'ai construit toutes ces infrastructures ", explique le maire. Des ponts, des systèmes d'assainissement, un abri anti-ouragans, bien sûr. Mais la bourgade s'est prise d'une petite folie des grandeurs : un marché au poisson, une maison de retraite, un stade de baseball, un centre civique, un musée. Chaque ouragan – Tim Kerner en a connu quinze depuis qu'il est maire – est prétexte à reconstruire en plus résistant. Le dernier aménagement fut la surélévation de l'auditorium, moyennant 5 millions de dollars, le prochain consistera à bâtir un centre d'information sur les terres humides.
Les exemples de l'Isle de Jean Charles et de Jean Lafitte montrent la capacité d'action limitée des pouvoirs publics.
" La relocalisation ? Le cas de l'Isle de Jean Charles va montrer qu'elle est très difficile ", estime Mark Davis, professeur à l'université Tulane
de La Nouvelle-Orléans.
" Payer 40 millions, c'est prohibitif. On ne pourra pas le faire pour toutes les communautés ", renchérit David Muth, directeur du programme de réhabilitation du golfe à la National Wildlife Federation.
Et la course à la dépense de Jean Lafitte n'est pas réplicable à l'infini, alors que 350 000 habitants des bayous de Louisiane
pourraient être submergés par les ouragans d'ici cinquante ans.
" Si on veut relocaliser La Nouvelle-Orléans, il n'y a pas de lieu disponible pour accueillir d'un coup sa population ", selon M. Muth
. L'exode a lieu, mais de manière diffuse : La Nouvelle-Orléans, qui comptait 630 000 habitants en 1960, n'en a plus que 390 000.
Les pouvoirs publics essaient de sauver ce qui peut l'être.
" Nous avons considéré pendant des années que les terres humides étaient inutiles, des terres perdues, et nous en payons aujourd'hui le prix ", selon Mark Davis. La vitesse de l'érosion a diminué ces dernières décennies grâce au ralentissement du saccage des pétroliers, mais la surface d'un terrain de football est submergée toutes les cent minutes, selon le
New York Times. La stratégie des pouvoirs publics
est double : protéger en construisant des digues, notamment à La Nouvelle-Orléans ; et reconquérir, en redonnant au Mississippi la capacité de nourrir le delta. Le tout avec un budget de 1 milliard de dollars par an. Ce que l'homme a défait, il pourrait le refaire – au moins en partie, pense-t-on.
Une affaire à 1,3 milliardEn 1941, les ingénieurs de l'armée avaient creusé un canal pour protéger des inondations la petite ville de Morgan City, 100 kilomètres à l'ouest de l'Isle de Jean Charles. Le détournement a permis aux alluvions de reprendre leur cours vers la mer et de reconquérir les terres dans le delta de Wax Lake.
Cette approche réparatrice est envisagée pour reconstituer les terres autour de Jean Lafitte. Il s'agirait de percer la digue du Mississippi en aval de La Nouvelle-Orléans, pour que le fleuve déverse ses alluvions. Un projet compliqué – il faut déplacer une ligne de chemin de fer, une autoroute, installer des pompes et creuser un canal. L'affaire coûtera 1,3 milliard et ne verra pas le jour avant cinq ans, selon David Muth. Une aubaine pour Jean Lafitte ? Etonnamment, le maire Kerner, si avide de projets, se plaint : cette eau douce va chasser les crevettes, qui vivent en eau salée, et polluer la mer. Il souhaite une indemnisation pour ses pêcheurs. M. Muth reconnaît le préjudice mais tranche :
" Le fleuve est plus propre que la baie. "
Bien sûr, les eaux du Mississippi, qui traverse les plaines agricoles du Midwest, sont chargées de phosphates et de nitrates, ce qui crée des zones mortes dans les estuaires à cause de la prolifération des algues. Mais pour M. Muth, cet engrais pourrait accélérer la croissance des plantes et des arbres et aider à la reconquête de la terre.
La terrible marée noire provoquée en 2010 par la plate-forme Deepwater Horizon, exploitée par British Petroleum, a souillé les bayous et endommagé les côtes. Mais le drame a fait office d'électrochoc, et sur les 17 milliards de dollars que BP a été condamné à payer, 7 milliards sont une aubaine, disponibles pour la reconstruction du delta.
Mais on ne retrouvera jamais la Louisiane d'avant, car, comme
l'explique Alexandre Kolker, universitaire spécialiste du delta, la Louisiane s'est enfoncée au XXe siècle d'un centimètre par an. La montée des eaux, elle, sera le défi du XXIe siècle. Le rythme a déjà doublé pour passer de 1,5 à 3 millimètres par an et devrait atteindre 1 centimètre par an au milieu du siècle.
" En nous enfonçant, nous avons été à l'avant-garde du réchauffement climatique ", résume David Muth. Alexandre Kolker renchérit :
" Nous avons vécu au XXe siècle ce que la planète va vivre au XXIe. "
Arnaud Leparmentier
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