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jeudi 2 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Mariage sous les bombes à Sarajevo


HISTOIRE et MEMOIRE



1er août 2018

Mariage sous les bombes à Sarajevo

L'amour au front 2|6 En plein siège de la capitale bosnienne, au cours de l'hiver 1993, Bojan Hadzihalilovic et Dalida Durakovic décident d'unir leurs destins. C'est la première fête depuis le début de l'horreur

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L'amour fut l'une des grandes affaires du siège de Sarajevo. Ici, pas de fuite massive de civils qui abandonnent le terrain aux seuls soldats. Mais une ville bombardée sans répit. Une ville assiégée unissant combattants et civils dans le même cauchemar. Cette guerre-là était propice aux histoires d'amour. A Sarajevo à l'époque, la violence est partout, la ville entière devient un front. Les vies civiles et militaires s'entremêlent. Les époux revenus des tranchées vont retrouver leur famille, tandis que les célibataires sont au café pour rencontrer une fiancée, ou espérer une liaison amoureuse.
La destruction des maisons, la difficulté de se déplacer dans la ville bombardée, la solidarité extraordinaire qui s'empare de la population sont aussi autant de raisons qui rapprochent tant les amis que les voisins, ou des inconnus. Les Sarajéviens passent en quelque sorte trois ans et demi à se blottir les uns contre les autres. Avant qu'ils s'unissent lors du mariage le plus célèbre de la ville -assiégée, la guerre sépare d'abord Bojan Hadzihalilovic et Dalida " Dada " Durakovic, amoureux depuis leur rencontre à l'Académie des beaux-arts, six ans auparavant.
Bloqué dans son immeubleLorsque le conflit éclate, le 6  avril 1992, Bojan vit à côté du bâtiment de la présidence, dans le centre de Sarajevo, tandis que Dada vit à Breka, un quartier situé sur une colline au nord de la ville. Or non seulement le chemin pour venir à pied de Breka au centre-ville est long et périlleux, mais la colline est plutôt épargnée par les artilleurs : il aurait donc été un peu idiot de la part de Dada de quitter ce relatif îlot de " tranquillité " pour aller se plonger dans le cœur de la ville bombardée, secouée à chaque instant par le fracas des explosions. Bojan, lui, est bloqué dans son immeuble de la rue Branislava Durdeva, par l'intensité des bombardements, et se réfugie souvent dans sa cave.
Le chemin étant impraticable et les communications coupées, les amoureux n'ont aucune nouvelle l'un de l'autre. " J'avais peur que Dada trouve un moyen de quitter la ville, avec sa mère et sa sœur ", raconte Bojan. -Durant les quatre premières semaines de la guerre, même si les combats et les checkpoints se multiplient, les routes sont encore ouvertes et de nombreux Sarajéviens fuient la ville. Le 2  mai, l'armée yougoslave – devenue l'armée serbe – encercle la cité, coupe les routes et les lignes de chemin de fer. Le siège commence.
" On ne comprenait rien à cette guerre, se souvient Dada. Après trois mois de combats, Bojan a réussi à me faire envoyer un message à Breka : il était vivant et toujours chez lui. Et à ce moment-là, il y a eu deux événements : Breka a finalement été bombardée à son tour, et n'était donc plus à l'abri de la guerre ; puis il y eut une journée très calme, le 28  juin, pour la visite du président français François Mitterrand. J'en ai profité pour descendre en ville rendre visite à Bojan dans son appartement. Et n'en suis plus jamais repartie. "
Avant la guerre, dès leurs études de graphisme aux Beaux-Arts, Bojan et Dada étaient connus en Yougoslavie, en compagnie de leur amie Lejla Mulabegovic, sous le nom de Trio. " J'ai vu Dada pour la première fois à un concert à la maison de la jeunesse, et j'ai été amoureux dès le premier regard, se souvient Bojan en buvant un verre de vin au Zlatna Ribica (Le Poisson d'or), un bar de Sarajevo. Puis, en première année aux Beaux-Arts, nous avons formé Trio. Nous étions inséparables, tous les trois. Dada et moi sommes tombés amoureux. Elle avait des cheveux rouges coupés très courts, elle avait du style, elle était provocatrice, elle était différente de toutes les autres filles. "
Dada admet d'une voix douce qu'elle a tout de suite " aimé l'esprit de Bojan ". A Sarajevo, le mot " esprit " est en quelque sorte le plus grand compliment que l'on peut faire à quelqu'un : il englobe l'intelligence, le talent, l'humour, la bienveillance envers autrui, et l'appartenance à la communauté urbaine. Si tu as " l'esprit de Sarajevo ", ou tout simplement " de l'esprit ", alors c'est gagné. Au-delà de l'histoire d'amour entre Dada et Bojan, c'est peu dire que Trio incarne tout cela.
Après avoir signé la couverture de Soldatski bal (Le Bal du soldat), le premier album de Plavi Orkestar, le groupe pop de Sasa Losic, les trois jeunes graphistes sont demandés partout dans le pays. " On a commencé par le premier disque, vendu à des -centaines de milliers d'exemplaires, d'amis qui allaient devenir les plus grandes pop stars de Yougoslavie, raconte Bojan. Après, on a -enchaîné les commandes. "
Pépinière de jeunes talentsTrio signe des couvertures des albums de -Bijelo Dugme, le groupe de Goran Bregovic, qui domine la scène rock yougoslave bien avant que celui-ci ne devienne mondialement célèbre pour ses musiques de films et ses fanfares. Bojan, Dada et Lejla sont aussi connus pour leurs affiches de théâtre et les couvertures des magazinesVreme, Globus, Nacional, Mladina, Slobodna Bosna ou Dani.
Sous les bombes, rue Branislava Durdeva, les amants réunis – leur amie Lejla a quitté le pays pour la Suisse un an avant la guerre – deviennent vite des figures de la ville assiégée. Ils se mettent au service de la défense de la ville. Bojan est officiellement mobilisé au sein d'une unité chargée de la propagande, ou de " la contre-propagande "comme il préfère le formuler, celle qui va lutter contre les idées alors dominantes en ex-Yougoslavie, les nationalismes, communautarismes et autres idéologies meurtrières. Cette unité est une pépinière de jeunes talents sarajéviens : on y retrouve entre autres le futur cinéaste oscarisé avec No Man's Land (2002)Danis Tanovic, Dino Mustafic, qui deviendra metteur en scène de théâtre, et le photographe Damir Sagolj. " Je n'étais pas cinglé comme Danis et Dino, je n'allais pas sur les fronts pour documenter la guerre. Je me suis contenté de faire du design, dit Bojan, pour la police, puis pour le gouvernement, l'armée, puis pour tout le monde dans la ville, les lieux culturels, les magazines, les éditeurs de livres. "
Le premier qui sollicite le trio devenu duo est Dragan Vikic, le commandant des forces spéciales de la police. Bojan et Dada dessinent de nouveaux écussons pour les combattants. Pour le gouvernement, ils dessinent ensuite drapeaux, décorations, affiches. Tout le travail réalisé pour la " contre-propagande " officielle n'est pas signé ; dans la vie civile, en revanche, leurs créations sont toujours signées Trio.
Leurs travaux les plus célèbres sont une centaine de couvertures pour le magazineDani, un hebdomadaire indépendant de Sarajevo, dirigé par Senad Pecanin. " A travers ces dessins, nous faisions passer des messages, dit BojanDani nous donnait la “une” en bosnien et la quatrième de couverture en anglais. C'est ce qu'on a fait de plus radical, de plus important. C'était une aventure incroyable. "
Certaines de leurs affiches sont encore aujourd'hui présentées dans des expositions et vendues à Sarajevo comme cartes postales pour les touristes. Ce sont des détournements de dessins de pop art, de publicités ou d'affiches de films célèbres. La plus connue est un " Coca-Cola " transformé en " Enjoy Sarajevo ". L'une, où le " S " de Superman -devient un " Sarajevo " et renvoie les balles des assiégeants, a failli valoir aux artistes un procès aux Etats-Unis, après une publication dans Newsweek. Bojan en rigole encore : " J'ai accordé une interview dans laquelle je disais : “Oh oui, s'il vous plaît, venez nous arrêter ! Nous serions tellement mieux dans une prison américaine qu'à Sarajevo !” La société qui détenait les droits de Superman a laissé tomber. "
Les deux graphistes prennent leurs quartiers au Collegium Artisticum, où il y a davantage d'espace pour un atelier que dans la cave de la rue Branislava Durdeva, et où un câble opportunément relié au bataillon français de la Force de protection des Nations unies (Forpronu) de Skenderija – un centre culturel et sportif de Sarajevo –leur offrait, contrairement aux habitations ordinaires, quelques heures d'électricité par jour. " Un -officier français, Philippe Tanguy, aimait notre travail. Il nous aidait en achetant des cartes postales de nos affiches. Un jour, il nous a même fait sortir du siège en avion de l'ONU, avec de fausses cartes de presse, pour aller présenter une exposition à Vienne, raconte Bojan. Nous ignorions s'il faisait tout cela avec l'accord de l'ONU ou de la France, ou de sa propre initiative. Pour nous et d'autres artistes de -Sarajevo, Tanguy était vraiment notre héros. "
Le premier hiver de guerre commence. Douloureusement. Aucun Sarajévien n'avait imaginé que la guerre soit possible dans cette ville de tolérance et où il fait bon vivre, encore moins qu'un siège militaire puisse durer. Les rares habitants qui avaient des stocks de nourriture les ont consommés durant l'été. Sans eau ni électricité, sans vitres aux fenêtres, le froid est terrible. Pour se chauffer, on coupe les arbres de sa rue, on brûle les livres des bibliothèques, puis les bibliothèques elles-mêmes. " On avait les doigts gelés, on dessinait avec des gants ", sourit Bojan.
" Faisons une fête ! "Dans ce cauchemar répété quotidiennement et même si les deux compagnons carburent à l'amour et à la création artistique, le mariage n'est pas forcément la première idée qui vient à l'esprit en se levant le matin. " Un jour, la mère de Dada lui a demandé : “Vas-tu revenir vivre à Breka ou vas-tu te marier ?” ", raconte Bojan. Il comprend alors qu'après six mois de vie commune, il serait convenable, au moins aux yeux des familles, qu'il fasse enfin sa demande. " Et puis, Davorin -Popovic - le chanteur d'Indexi, " parrain " du rock yougo de Sarajevo - s'est plaint qu'à cause de la guerre, nous ne faisions plus de fêtes, se souvient Dada. Il nous a suggéré de nous marier, pour avoir quelque chose à célébrer. On a dit : “O.K., faisons une fête !” En pleine guerre et en plein hiver. "
Les amoureux se mettent en chasse pour prévenir leurs copains. Dada choisit pour témoin son ami " Sema ", Samir Tataragic, et Bojan son amie " Kova ", Kovinka Maric. La responsable des mariages de la mairie est d'accord pour venir célébrer l'union dans l'appartement de la rue Branislava Durdeva. Non seulement le bâtiment de la mairie de Sarajevo, près du carrefour de Skenderija, est très exposé aux bombardements et aux tirs de snipers, mais " Kova " est alors gravement blessée à la jambe et intransportable.
Il est décidé que le mariage se déroulera sur deux jours : le premier consacré à la cérémonie et à la fête familiale, avec les invités des parents, et le second avec tous les amis que Bojan et Dada parviennent à retrouver malgré l'absence de moyens de communication et, pour beaucoup de Sarajéviens, les interdictions de circulation. Le mariage Hadzihalilovic devient ainsi, les 20 et 21  janvier 1993, la première fête d'un siège qui, au fil des années, en connaîtra beaucoup. Chacun apporte ce qu'il peut, un brin de nourriture des colis d'aide humanitaire ou une bouteille d'alcool trouvée au marché noir. " C'était formidable, dit Bojan. Quelqu'un avait même trouvé un peu de drogue… "
" Et là, ce fut le miracle, enchaîne Dada. L'électricité et l'eau sont revenues en même temps, ce jour-là, pour la première fois, je crois, depuis le début de la guerre. " " Un don du ciel ", rit Bojan. Derrière les fenêtres aux -vitres brisées et calfeutrées pour empêcher que des éclats d'obus volent dans l'appartement, la lumière est de retour. La musique aussi.
Le hasard des rencontres fait qu'un journaliste indépendant américain vivant à -Sarajevo, Jœl Brand, décide de couvrir le mariage pour Life Magazine, en compagnie du photographe Thomas Haley. Lorsque l'article et les photos sont publiés dans Life, -l'histoire de Bojan et Dada devient, aux Etats-Unis, une sorte de symbole. En dépit de la guerre qui fait rage dans le pays, malgré les camps de concentration, les tueries et les viols, il y a encore une note d'espoir, no-tamment à Sarajevo, la ville qui résiste, la ville où l'on se permet même de s'aimer et d'organiser des fêtes.
Quelques mois plus tard, le mariage de leurs amis Senad Zaimovic et Vesna Andree sera, de la même façon, médiatisé à l'étranger après avoir été couvert par une équipe de télévision américaine. Après la guerre, les deux couples créeront ensemble Fabrika, la principale agence de communication de Sarajevo, dont Senad est aujourd'hui le manageur et Bojan le directeur artistique.
Le jour du mariage, Bojan décide de tourner une vidéo amateur pour les amis sarajéviens partis au début de la guerre et réfugiés à l'étranger. On y retrouve des visages amaigris par des mois de privations mais ornés de sourires que Sarajevo n'avait plus l'habitude de voir. On y entend plaisanter, chanter, crier. " Des gens pauvres et affamés arrivaient avec une énergie folle et partageaient le meilleur moment de leur vie ", dit Bojan. Lorsqu'Ugljesa Uzelac, qui fut maire de Sarajevo à l'époque des Jeux olympiques de 1984, des années glorieuses et insouciantes d'avant l'effondrement de la Yougoslavie, fait un discours, un obus de mortier s'abat devant l'immeuble. En dépit des précautions, un minuscule bout de verre ou un éclat lui entaille le crâne. Un filet de sang coule sur son front. Impassible et souriant, porté par l'enthousiasme général et par la slibovic (l'alcool de prune), il poursuit son discours. Une scène incroyable pour quiconque l'aurait vue à l'étranger ; un comportement jugé normal, à la fois " cool " et élégant, par les Sarajéviens assiégés. S'indigner pour si peu serait faire trop d'honneur aux Serbes.
Tous les amours du siège de Sarajevo ne resteront pas dans les mémoires comme ce mariage précurseur et un peu dingue qui se termine bien à la fin : Bojan et Dada sortiront tous les deux de la guerre en vie ; ils auront, dans les années 2000, deux enfants, Dizi et Nusa ; et ils vivent toujours tous ensemble dans l'appartement de la rue Branislava Durdeva, dont les fenêtres donnent sur un joli parc ombragé où les amoureux d'aujourd'hui viennent se conter fleurette sur les bancs publics.
Il y a aussi, évidemment, des histoires terribles. Tant de couples séparés par la guerre, lorsque femmes et enfants ont pu prendre un convoi humanitaire et se réfugier à l'étranger. Tant d'amours définitivement perdus, lorsque l'un fut fauché par l'obus d'un artilleur ou la balle d'un sniper. Et puis il y a cette génération des 18-25 ans, celle née entre 1967 et 1974, la génération des combattants qui se sont sacrifiés pour sauver la ville : beaucoup ont laissé derrière eux des jeunes filles ayant perdu leur premier amour.
" Roméo et Juliette de Sarajevo "L'histoire tragique la plus célèbre reste celle des " amants du pont de Vrbanja ", aussi appelés les " Roméo et Juliette de Sarajevo " par le journaliste de Reuters Kurt Schork, qui les a découverts un matin gisant au bord de la rivière Miljacka. Bosko Brckic et Admira Ismic avaient décidé, après un an dans la ville assiégée, de fuir à Belgrade. Profitant de contacts personnels des deux côtés de la ligne de front – Bosko étant serbe et aussi l'un des meilleurs amis d'un commandant des forces bosniennes –, le jeune homme avait pris la décision tout à fait inhabituelle de tenter de négocier un cessez-le-feu de quelques minutes pour permettre leur passage. Il avait reçu des garanties et, de fait, les combats s'étaient interrompus. L'armée bosnienne les a laissés franchir le dernier check point mais, quand ils ont atteint le milieu du pont, un tireur anonyme les a abattus. Bosko est mort sur le coup ; Admira, blessée, a rampé jusqu'à lui, l'a enlacé et s'est éteinte à son tour. Les deux camps se sont toujours renvoyés la responsabilité de l'assassinat et l'affaire n'a jamais été éclaircie.
L'histoire de Bosko et Admira a donné lieu à des livres et des films sur Sarajevo. Emblématique de la ville multi-ethnique parce que lui était serbe et elle musulmane, elle est aussi restée gravée dans la mémoire de la ville comme le symbole de la tragédie, du fait qu'il n'y avait à l'époque guère d'autre échappatoire que la mort. Après la guerre, lorsque les corps ont été rapatriés du cimetière militaire de l'armée serbe où ils avaient été temporairement inhumés, Bosko et Admira ont été enterrés ensemble, dans une tombe unique, dans le cimetière du Lion de Sarajevo. Leur sépulture est encore aujourd'hui la plus célèbre de ce cimetière où gisent des Sarajéviens de toutes communautés et religions.
Qu'elles se terminent bien ou mal, les histoires d'amour ont rythmé la vie pendant le siège. " Davantage parfois, malheureusement, que dans la paix. Pendant la guerre, nous prenions vraiment soin les uns des autres… Le plus important était l'amour de nos conjoints, parents, amis, voisins, pense Bojan Hadzihalilovic. La guerre, finalement, ça se résume à deux choses : comment survivre, et comment s'aimer. "
Rémy Ourdan
© Le Monde

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