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vendredi 10 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE- L'instrument de propagande de Staline


HISTOIRE et MEMOIRE



9 août 2018

L'instrument de propagande de Staline

Jardins de dictateurs 3|6 Près de Moscou, les centaines d'hectares du " VSKhV " ont accueilli à partir de 1939 l'Exposition agricole de toute l'Union, un vaste ensemble de pavillons censés montrer " de quoi est capable le peuple soviétique ". Les restaurations successives, sous Khrouchtchev et Poutine, ont servi le même objectif, à leur manière

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On y a dansé durant de folles nuits comme pour exorciser le passé, en poussant les bustes et les maquettes de fusées soviétiquesdans un coin. Deux semaines après la chute de l'URSS ratifiée à Minsk, la première -" Gagarin Party ", une gigantesque rave déjantée, s'est tenue ici, au nord de Moscou, à bonne -distance (huit kilomètres) du Kremlin, le samedi 14  décembre 1991Ici, c'estle pavillon Kosmos, l'installation la plus symbolique de ce qui fut, avant d'être -remodelé par Khrouchtchev, le parc triomphant de Staline.
Mieux vaut se munir d'une paire de baskets confortables pour parcourir les centaines d'hectares du site, actuellement en cours de rénovation, qui -portait alors le nom long comme un jour sans pain de Vsessoïouznaïa Selskokhoziaïtsvennaïa vystavka(VSKhV) : " l'exposition agricole de toute l'Union ".
A l'époque, le visiteur y pénétrait par une porte placée sous l'ombre écrasante de l'ouvrier et de la kolkhozienne – la statue du réalisme soviétique reproduite sur les affiches de propagande dans le monde entier – avec faucille et marteau tendus à bout de bras vers le ciel. De nos jours, l'accès principal se fait sous l'œil d'un autre couple brandissant vers le ciel une énorme gerbe de blé.
La diversité de l'URSSPrésentée à l'Exposition uni-verselle de Paris en  1937 – face au pavillon nazi –, la célèbre statue monumentale de l'ouvrier et de la kolkhozienne, avec ses 80 tonnes et ses 25 mètres de haut, toujours visible en bordure du parc, avait été rapatriée à temps pour l'inauguration, le 1er  août 1939. Ce jour-là, la Pravda salue sur une pleine page " la -glorieuse victoire du socialisme "" Aujour-d'hui, à 2 heures de l'après-midi (…), les drapeaux rouges seront -hissés, annonce le journal officiel du régime, pour -montrer au monde entier de quoi est capable le peuple soviétique -libre, dirigé par le Parti communiste et son dirigeant, Staline. "
En réalité, le dictateur, qui a horreur des foules, n'est pas présent. Sa réplique en béton, drapée dans un manteau qui descend jusqu'aux pieds et toisant l'assistance, suffit. Nul ne sait alors ce que contient le monument, grand comme un immeuble de cinq étages. Affolé, n'osant pas détruire la maquette plus petite qui a servi de modèle, l'ingénieur chargé de concevoir les plans a fini par la glisser à l'intérieur, comme une poupée matriochka.
Staline a-t-il seulement visité ce parc, considéré alors comme la réalisation publique la plus importante après l'ouverture du métro de Moscou en  1935 ? Hormis quelques légendes, aucun document ne l'atteste. " Il ne s'est pas occupé personnellement du projet, mais il a signé tous les documents, souligne l'historien Pavel Nefiodov.N'importe quel détail se réglait au plus haut niveau, commela fourniture de cinq voitures. "
C'est donc le " camarade Molotov "Viatcheslav Molotov, alors chef du gouvernement, qui préside la cérémonie d'inauguration, rapporte la Pravda, en présence de " 155 821 participants " soucieux de prouver " aux Etats capitalistes et pays coloniaux qu'il n'y a qu'un moyen de se -libérer de la pauvreté et de la -destruction, la voie que la paysannerie soviétique a choisie ". Les -concours se succèdent dans ce parc, les records et le travail sont récompensés par des prix et des médailles. Un système efficace : chacun, en rentrant dans sa région,vante la puissance de Moscou, l'accueil chaleureux reçu, et la nécessité de travailler dur. -Rebaptisé dans les années 1950 " VDNKh " – l'auteure de ces lignes fait grâce au lecteur du nom complet –, le lieu n'a rien d'un -jardin bucolique.
Quoique. " Une bonne partie des Moscovites achetaient des billets pour s'y promener, corrige le -passionnant spécialiste Pavel Nefiodov. Ici, tout était beau et propre, il y avait de l'asphalte, alors que la ville, beaucoup plus chao-tique avec ses chevaux, n'en possédait pas. En arrivant ici, on se retrouvait dans un autre monde. " -L'ensemble architectural mélange des éléments d'avant-garde, le genre " empire stalinien " et même des détails Art déco, style pourtant considéré comme " petit-bourgeois ".
Deux mille guides sont alors chargés de faire visiter 52 pavillons représentant toutes les -régions, et d'autres, comme le -pavillon des Graines, qui abrite une fontaine d'où jaillit la semence. Les statues sont recouvertes de gypse et de poudre de marbre pour mieux briller au soleil. Il y a aussi, derrière le pavillon n°  26, le jardin Mitchourine, du nom du légendaire pépiniériste soviétique Ivan Mitchourine, père de dizaines de variétés de pommes, de poires ou de cerises.
Intenses travauxEn  1939, l'URSS émerge à peine des terribles famines provoquées par la collectivisation forcée de l'agriculture. La mécanisation se développe, ce qui améliore quelque peu la distribution du pain dans les villes. " L'expo-sition a été créée comme une -vitrine dans l'esprit de dire : Tout ça, c'était pas pour rien, on a travaillé”, souligne Pavel Nefiodov. L'autre butétait de montrer la diversité de l'URSS. A l'époque, il n'y avait pas la télé, et les Moscovites découvraient les gens de Sibérie ou d'Asie centrale vêtus de leurs costumes traditionnels. "
Plusieurs des concepteurs de ce véritable temple soviétique verdoyant n'assistent même pas à sa naissance, le 1er  août 1939. A l'origine du projet, Mikhaïl Tchernov, commissaire du peuple à l'agriculture, a été arrêté le 7  novembre 1937 et fusillé le 15  mars 1938. Son successeur, Robert Eike, lui-même bourreau en Sibérie occidentale, suit le même chemin : -arrêté le 29  avril 1938, fusillé le 2  février 1940. Seul l'architecte en chef Viatcheslav Oltarjevski, expédié dans l'un des pires goulags, surnommé la " guillotine blanche ", à Vorkouta, dans le nord de la Russie, a survécu.
Mais, déjà, la guerre plane sur le centre des expositions. Une -vingtaine de jours après l'ou-verture de VDNKh,Molotovsigne le pacte germano-soviétique de non-agression, qui permet à l'URSS d'envahir la Pologne. La " vitrine " de Staline s'éteint deux ans plus tard lorsque les troupes d'Hitler finissent à leur tour par envahir la Russie. A l'été 1941, VDNKh ferme. Il ne rouvre ses portes que le 1er  août 1954, après la mort de son mentor.
La fameuse statue de Staline, -déplacée pour restauration, ne reviendra plus hanter les lieux. A sa place, une fusée Vostok est érigée. Le nouveau secrétaire du Parti communiste de l'Union soviétique (PCUS), Nikita Khrouchtchev, est aux commandes et, sous son impulsion, le parc change de -visage. Il n'est plus question d'agriculture, mais de sciences et de conquête de l'espace, devenue objet de fierté nationale en même temps qu'un enjeu majeur dans la guerre froide qui se développe avec les Etats-Unis.
Les pavillons des Républiques " sœurs " disparaissent : celui de l'Azerbaïdjan fait place au calcul informatique, celui des trois Etats baltes – Lettonie, Lituanie et Estonie –, cédé à l'Académie des sciences, est consacré à la physique, à la chimie et à la biologie. Et ainsi de suite.
Mais, plus encore, c'est toute la culture diverse de l'URSS qui est gommée. " En  1963, un ordre spécial est pris pour que les Républiques n'aient plus d'expositions particulières, précise Pavel Nefiodov. La politique du Parti est alors de dire qu'il n'y a plus qu'une seule nation, le communisme, comme cela figure explicitement dans le programme du Parti en  1961. " Dans les allées de bitume tirées au cordeau, il ne reste plus qu'un peu de folklore et une Fontaine de l'amitié entre les peuples, installée au centre.
L'entrée principale, telle qu'elle figure encore aujourd'hui, est modifiée avec l'instauration d'un porche ressemblant beaucoup à la porte de Brandebourg, symbole de Berlin, de sa défaite, puis de la division de la ville -entre l'Est et l'Ouest. " Le parc devenait le symbole du triomphe, alors que, de nouveau, l'URSS -sortait d'une période très dure ", explique l'historien.
La dislocation de l'URSS, en  1991, lui porte cependant un rude coup et marque la troisième étape de son histoire. Les pavillons sont loués aux marchands du Temple. Un concessionnaire de voitures américaines s'installe dans le -Kosmos tandis que les raves electro des " Gagarin Parties " font vibrer les nuits. Des nouveaux riches s'emparent de bouts de terrain qu'ils privatisent pour y construire de faux palaces. On trouve de tout, dans le parc de l'ancienne gloire soviétique.
Sa réhabilitation viendra avec Poutine. Repris à 100  % par la mairie de Moscou, le parc s'est modernisé, en accueillant, l'hiver, la plus grande patinoire d'Europe. Il fait surtout l'objet d'intenses travaux destinés à lui " redonner sa grandeur du passé ", selon l'expression de la direction. Le pavillon Kosmos a rouvert ses portes dans un superbe décor. Et, petit à petit, l'empire d'hier reprend des couleurs, moyennant quelques ajustements. L'Arménie s'est installée à la place, autrefois, de la Sibérie. La maison Biélorussie est terminée. Le Kazakhstan et l'Azerbaïdjan achèvent la leur.
Mais toutes les Républiques " sœurs " ne sont pas revenues. L'Ukraine, qui possédait le plus imposant pavillon, reste absente, les pays baltes et la Géorgie, terre natale de Staline, aussi. C'est ainsi : de tout temps, -VDNKh a subi le chemin dessiné par le pouvoir.
Isabelle Mandraud
© Le Monde

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