Translate

vendredi 10 août 2018

La vogue des amours multiples en Russie


9 août 2018

La vogue des amours multiples en Russie

Les nouveaux codes amoureux 3|6 Ces anarchistes de l'amour trouvent ici aussi, dans leur vie sentimentale, une façon de s'opposer au pouvoir russe

agrandir la taille du texte
diminuer la taille du texte
imprimer cet article
Au théâtre ce soir, une pièce étrange débute dans le décor épuré d'une chambre. Deux garçons et trois filles monologuent sur leurs états d'âme amoureux tout en se frôlant. Puis trois d'entre eux se dénudent entièrement et poursuivent leurs réflexions sur le seul accessoire présent, un lit. A Moscou, trois ou quatre fois par mois, sans relâche cet été, Teatr.doc – c'est son nom – met en scène les relations sentimentales et sexuelles librement consenties et assumées entre plusieurs partenaires. Rien à voir avec l'adultère, l'échangisme ou la polygamie. Il s'agit de polyamour, d'hommes et de femmes, hétéros, bi ou pansexuels qui, rejetant l'idée même d'exclusivité, aiment plus d'une personne à la fois sans se dissimuler.
Il faut une bonne dose d'audace pour s'exposer ainsi en public, dans un pays où le conservatisme social se fait chaque jour ressentir davantage, sous la pression de l'Eglise orthodoxe et du pouvoir. Interprété par le jeune et talentueux Nikolaï Moulakov, " Kolia ", l'amant débarqué de sa province qui voulait devenir espion, glisse au beau milieu du spectacle : " J'ai acheté Le FSB pour les Nuls. Dedans, ils disent “le corps, c'est l'ennemi, tu dois le maîtriser”. J'ai essayé, mais ça n'a pas marché. " La petite salle rit de bon cœur. Chacun aura reconnu, sous les traits du " mâle alpha ",l'homme fort du pays, Vladimir Poutine, ex-agent du KGB (aujourd'hui FSB), qui aime poser en photo torse nu.
Chassé à trois reprises de ses locaux depuis 2014, Teatr.doc se saisit de l'air du temps, sans se préoccuper des retombées, assurant sa promotion par le seul biais du bouche-à-oreille. " Le pouvoir ne peut rien contre nous, nous ne percevons aucune subvention, précise le metteur en scène Alexeï Jirakov. Quand il a promulgué la loi interdisant les gros mots, nous les avons conservés. On ne suit pas leurs -règles stupides. " Seule concession : la pièce n'est accessible qu'aux 18 ans et plus, sous le nom, volontairement décalé, de " 24 + ".
En Russie, l'amour au temps de Vladimir Poutine est libre. Fini l'époque soviétique où le simple fait de s'enlacer ou de s'embrasser dans la rue paraissait déplacé ! Aujourd'hui, les jeunes – et les moins jeunes – s'affichent sans complexe. A la condition, toutefois, de ne pas faire étalage d'une orientation " différente ". Aucune Gay Pride n'est autorisée. Depuis 2013, une loi assimile toute manifestation publique sur l'homosexualité à de la " propagande pour les relations sexuelles non traditionnelles devant mineur ", un délit passible d'amende ou de prison. Ostracisée, la communauté LGBT se voit le plus souvent accoler l'étiquette de pro-occidentaux " déviants ". Les polyamoureux sont encore plus marginalisés.
Ironie de l'histoire, c'est pourtant en Russie qu'est né l'amour pluriel. Promue commissaire du peuple sur les questions de santé en novembre  1917, après la révolution bolchevique, Alexandra Kollontaï vantait alors la liberté, l'absence de possessivité et la reconnaissance des droits de chacun dans le couple. Dans l'esprit de cette militante marxiste, première femme dans l'histoire contemporaine à avoir intégré un gouvernement, il s'agissait avant tout de tailler des croupières au mariage " petit-bourgeois ". L'initiative, toutefois, a fait long-feu. Dès 1935, Staline remettait au pas ces mœurs révolutionnaires.
Sous le vocable polyamory, importé des Etats-Unis, polyamoria en russe, l'union à trois, quatre ou cinq d'aujourd'hui n'a pas grand-chose à voir avec son ancêtre soviétique. " Polyamour est un mouvement spontané, venu d'en bas, tandis que, sous Kollontaï, c'était un ordre. L'Etat définissait comment il fallait vivre, y compris au niveau législatif, mais surtout idéologique. Il n'y avait aucun romantisme, rappelle la politologue Marina Simakova. Aujourd'hui, l'émancipation sexuelle est plus importante, mais l'un des grands tabous reste le nombre de partenaires. Tout comportement qui n'entre pas dans le schéma du “patinage à deux” devient objet d'une stigmatisation sociale. "
Sortis de l'ombre" Le pouvoir, poursuit cette universitaire, l'une des rares qui se soient penchées sur le phénomène polyamour en Russie, mène une politique très conservatrice, surtout au niveau rhétorique. Si, pour la communauté gay, le thème du “coming out” est important, ce n'est pas du tout la même chose pour les poly-amoureux, qui ne revendiquent pas une identité ou un genre. C'est un milieu fermé, plus intime encore. "
Où trouver alors ces polyamoureux ? Le Monde a lancé des appels à témoignages sur des groupes de discussions fermés, caractérisés par un sigle en forme de cœur entouré d'un huit horizontal. Depuis les années 2010, ces anarchistes de l'amour sont en effet peu à peu sortis de l'ombre grâce à l'Internet. Oumar est le premier à avoir répondu. Résidant au Tatarstan, un territoire situé sur la Volga, à 800 kM à l'est de Moscou, il a pu être joint par Skype. A 34 ans, ce maquettiste jovial, né en Ukraine, se présente avant tout comme un " nomade "" J'en suis à mon 30e déménagement, précise-t-il. Pour moi, la liberté et la diversité sont très importantes. " Une diversité qu'il applique aussi dans sa vie sentimentale. " Je connais le terme “polyamour” depuis deux ans seulement mais, de facto, je le pratique depuis 1991, depuis que j'ai 22 ans. "
De confession musulmane, Oumar tient à faire cette distinction. " La polygamie, dans l'islam, c'est un homme avec plusieurs femmes, mais là, c'est différent. Lors de mon premier mariage, j'avais une relation parallèle, mon ex-épouse aussi, chacun le savait et était d'accord. Ça, c'est obligatoire. "
Mariés ou non, les polyamoureux que nous avons rencontrés insistent tous sur cette notion d'honnêteté. " C'est une forme d'organisation romantique, fondée sur une décision consciente, éthique, et parfois même politique, insiste Marina Simakova. Et, bien sûr, ce type d'expériences apparaît plutôt dans le milieu bohème. " Un milieu urbain, plutôt jeune, qui trouve ici une autre façon de s'opposer aux restrictions des libertés. " Ça me fait plaisir d'aller, dans ce domaine aussi, contre l'Etat, surtout l'Etat russe ", admet Antonia, 18 ans, venue à notre rencontre dans un café de Moscou.
Artiste peintre, employée dans le design pour survivre, cette frêle jeune femme confesse " deux partenaires principaux, de 42 ans et de 34 ans, plus d'autres amants occasionnels "" Je vis, je partage mes ressources financières avec le no  1, mais tous seconnaissent, précise-t-elle. Parfois, je peux aller chez un autre et y rester quelque temps. Avec l'un, je peux avoir envie d'enfants, avec un autre d'aller boire un café et de regarder les étoiles. " La jalousie ? " Ça existe, c'est normal, mais il faut surmonter cette invalidité " – un autre polyamoureux nous dira à ce sujet que " dans ce cas, il vaut mieux aller voir un psychologue ".
Des relations protectricesBravache, Antonia reste cependant prudente. Il est plus facile, convient-elle, d'assumer ces relations dans les grandes villes modernes, comme Moscou et Saint-Pétersbourg. " En province, ça peut être mal compris. Moi, je ne l'ai jamais dit à mes parents. " Plus facile, aussi, d'assumer sa polysexualité quand on est un homme plutôt qu'une femme, " puisque c'est toujours valorisant pour un homme d'avoir plusieurs partenaires ".
Attablé à la terrasse d'un restaurant de la capitale, cheveux blonds tirés en arrière par un élastique, " Jœ ", 34 ans, affiche le sourire d'un convaincu. " C'est pas compliqué, d'être heureux !, lance-t-il. Depuis six ans, je le suis : je n'ai pas peur de décevoir quelqu'un, de cacher mes sentiments ou d'être sincère, et je sais que les autres non plus. " Animateur d'un chat suivi par 200 personnes, ce graphiste, qui se dit " féministe et pansexuel " entretient des relations avec quatre partenaires différentes de 32, 25, 24 et 17 ans – des femmes, en ce moment – dont trois qui ont, elles aussi, d'autres relations. " Le grand problème des polyamoureux, c'est le temps, pouffe-t-il. Certains ont un calendrier Google commun, moi j'y arrive encore sans. "
Jœ s'amuse aussi de cette anecdote qu'il rapporte. " Une de mes collègues m'a demandé un jour : “C'est qui ta copine ?” et j'ai répondu : “Laquelle ?” " Redevenu plus grave, il explique que l'amour conjugué au pluriel commence par l'amour de soi, condition indispensable pour nouer des relations dénuées des compromis " toxiques " auxquels seraient contraints, selon lui, les monogames avec amants et maîtresses – " ça, c'est du sexe "" Chez un couple marié, quand la femme veut divorcer parce qu'elle est fatiguée de son mari, toute sa famille lui tombe dessus. On place l'institution avant les personnes, assure-t-il. La plupart des polyamoureux sont des trentenaires qui ont surmonté l'étape de la monogamie. Les 18 ans y arrivent plus vite, car ils ont grandi dans un monde libre. " En partant, Jœ laisse sur la table un badge " Polyamoria Moskva ".
Certains ont des enfants. Evguenia, 42 ans, élève son fils de 12  ans. " Je suis devenue “polyamoria” en  1992-1993. Ça a correspondu à une liberté, à un moment où tout était permis, où les gens n'avaient plus de limites. Certains se rappellent cette période avec honte, moi avec plaisir. " Depuis, cette chef d'entreprise au caractère bien trempé n'a jamais conçu les relations autrement. " Mon amoureux a dix ans de plus que moi. Il avait une vision traditionnelle, comme sa famille. Quand on s'est rencontrés il y a trois ans, je lui ai expliqué et il a changé. Je peux rester avec lui toute ma vie et avoir, comme lui, des aventures ou des partenaires stables. En ce moment, ils sont trois, uniquement des hommes, mais j'ai aussi fréquenté des femmes. Je fais partie d'une communauté où il n'y a pas de dominants ni de faibles. "
Les polyamoureux revendiquent des relations dans la durée. Et protectrices. " On se sent mieux. La distance est saine, pas fusionnelle comme dans un couple, ça, c'est dangereux ", glisse Antonia. " Il y a trop de problèmes liés aux mensonges, souligne de son côté Evguenia. La meilleure façon d'éviter ça, c'est l'absence de propriété par rapport à son partenaire. Il n'est pas nécessaire d'en avoir plusieurs d'ailleurs, il suffit d'en avoir le droit. " Et tant pis si le prix à payer, conclut-elle dans un éclat de rire, est d'être vus " comme des extraterrestres ", dans une société de plus en plus abreuvée de discours sur l'ordre moral.
Isabelle Mandraud
© Le Monde

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire