Les difficultés de la France seraient dues à la prise de pouvoir par les hommes qui ont fait Mai 68. Cinquante ans après, la commémoration laisse ce mythe intact. En 2007, Sarkozy appelait à liquider un héritage qui aurait imposé le " relativisme intellectuel et moral " et Ferry dénonçait l'arrivisme des gauchistes repentis qui ont su accéder aux postes stratégiques du pouvoir. Ils seraient partout, contrôlant médias et mentalités ; leurs idées auraient triomphé, et eux auraient bien profité du système. Voilà la thèse qu'on voudrait nous faire avaler. De fait, les vainqueurs de 68 ne sont pas ceux que l'on croit !
Serge July a bien dirigé
Libération pendant plus de trente ans, mais a été remercié par les investisseurs qui ont renfloué le journal. Faut-il considérer comme des hommes installés au cœur du pouvoir un Alain Geismar, un Jacques Sauvageot ou encore Philippe Barret, fonctionnaires ou membres de cabinets ministériels ? De fait, ils sont toujours restés aux portes du véritable pouvoir.
Est-ce la constance de leurs idéaux qui les a marginalisés ou la volonté de la classe politique de droite comme de gauche d'exclure systématiquement les anciens " de 68 " ? La majorité présidentielle issue du " vote de la peur " de juin 1968 n'a jamais voulu faire la moindre place aux héros des barricades. A gauche, François Mitterrand a toujours manifesté une solide aversion pour les idées libertaires. Prudemment, il n'a gardé de Mai qu'un slogan, celui de sa campagne de 1981 : " Changer la vie ". Hédonisme et individualisme, seules survivances d'une époque !
Un rideau de fuméeMais pourquoi les idéologues du libéralisme tiennent-ils alors tant à présenter les soixante-huitards comme des nantis aujourd'hui au service d'un pouvoir qu'ils ont jadis contesté ? Il s'agit là de fabriquer un rideau de fumée, qui masque une autre réalité plutôt embarrassante. C'est à l'extrême droite qu'ont été recrutés ceux qui ont modernisé la vie politique. Occident, Ordre nouveau puis GUD, ils se sont affrontés à l'extrême gauche dès 1965. Alain Madelin, leader d'Occident, convainc en juin 1968 plusieurs de ses amis de rejoindre les militants anti-chienlit menés par un homme de l'ombre, Georges Albertini : ancien dirigeant en 1942 du parti pronazi RNP, il anime dans les années 1960 une série d'officines financées par le CNPF (ex-Medef) assurant la propagande de l'anticommunisme et le versement de fonds secrets du patronat aux " partis d'ordre ". Albertini va servir de trait d'union entre les jeunes nationalistes d'extrême droite et les partis traditionnels. Il bénéficie du prestige d'ancien du national-socialisme et comprend la fascination de ces jeunes exaltés pour le IIIe Reich. Il va, dès juin 1968, leur faire jouer un rôle de premier plan dans la lutte contre leurs ennemis gauchistes. De hauts fonctionnaires de la police, ayant fait leurs classes à Vichy, coordonnent la lutte contre la contestation.
A l'extrême droite, on remise au vestiaire les imperméables verts rembourrés et on range les disques
Chants de guerre de l'armée allemande édités par Jean-Marie Le Pen. Un homme providentiel séduit cette mouvance, c'est Giscard d'Estaing. Hubert Bassot, ancien de l'Algérie française, bat le rappel pour le compte du candidat libéral. Répondront présent Patrick Devedjian, Claude Goasguen et bien d'autres. Dans la tour Montparnasse où se prépare la campagne présidentielle de 1974 se croisent des anciens de l'OAS et d'Occident. L'hebdomadaire d'extrême droite
Minute appelle à voter Giscard, Michel Poniatowski et -Roger Chinaud, lieutenant de Giscard, recrutent à la droite de la droite. Le CNPF finance largement ces efforts.
Lobbying, communication : ils sont plusieurs à l'extrême droite à investir avec enthousiasme un secteur dont l'importance ne fait que s'affirmer. La plus connue est Anne Méaux, qui, adolescente, a rejoint Occident, organisé d'une main de fer le groupuscule avant de diriger le GUD à Assas et d'être nommée au comité central du Parti des forces nouvelles. Elle participe à la campagne de Valéry Giscard d'Estaing, puis le suit à l'Elysée. Son entreprise, Image 7, devient ensuite un cabinet de communication et de lobbying important. Parmi ses clients : la Société générale, Areva, LVMH, François Fillon et… le dirigeant tunisien Zine el-Abidine Ben Ali,
Patrick Buisson, l'homme qui ferraillait contre les gauchistes à Nanterre et dirigeait
Minute sous Giscard, un maurassien admirateur de l'OAS, est devenu l'un des principaux conseillers de Nicolas Sarkozy et dirige aujourd'hui la chaîne de télévision Histoire, glissant désormais ses conseils à l'oreille de Marion Maréchal-Le Pen.
Tous ces ralliements, ces reclassements passent aujourd'hui encore relativement inaperçus. Seul Jean-Pierre Chevènement s'indigne en 1980, dans
Le Monde, de la
" véritable osmose qui s'est créée entre une partie du personnel giscardien et l'extrême droite française, de Vichy au Club de l'horloge en passant par l'OAS ".
Sitôt intégrés à la droite traditionnelle, les leaders de l'extrême droite voient s'ouvrir devant eux un avenir radieux. Gérard Longuet rejoint l'UDF, est nommé ministre des PTT par Chirac, puis président du conseil régional de Lorraine et ministre de la défense en 2010. Alain Madelin, rallié à Giscard, est ministre de l'industrie en 1986, ministre de l'économie en 1995, président du Parti républicain en 1996. Patrick Devedjian, député RPR en 1986, est nommé ministre de l'industrie en 2005. Hervé Novelli, député UDF en 1993, est secrétaire d'Etat aux entreprises en 2007. Claude Goasguen, député en 1993, est ministre de la réforme de l'Etat en 1995.
Avec l'élection d'Emmanuel Macron et la vague La République en marche, c'est une longue séquence politique qui se termine. Quelques survivants de 1968 voient dans la victoire de cet ovni politique qui se veut
" hors système " le moment tant espéré de
" servir " la France. Daniel Cohn-Bendit devient un interlocuteur du jeune président. Roland Castro, ex-maoïste et architecte des banlieues, espère jouer un rôle sur le projet Grand Paris. Las, pour penser le
" nouveau monde ", autour de lui, il ne fait confiance qu'à des fidèles de son âge, taillables et corvéables à merci !
Cohn-Bendit se fait discret, Kouchner se plaint publiquement qu'on ne réponde pas à ses offres de bons services ! Si Macron n'a pas besoin d'eux, c'est d'abord qu'il est conseillé par sa femme, qui est aussi sa mémoire, l'intelligence du contexte de ces cinquante dernières années. Brigitte, parcourant en 1968 Amiens sur sa mobylette, a vécu l'agitation qui a secoué la ville très conformiste. La soixante-huitarde qui a réussi, c'est elle !
Antoine Lefébure
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