Il n'a rien su, rien entendu. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères entre 2012 et 2016, affirme n'avoir jamais été informé des mésaventures de Lafarge en Syrie durant cette période, et a fortiori des petits arrangements du cimentier avec des groupes terroristes. Aujourd'hui président du Conseil constitu-tionnel, l'ancien ministre a été entendu comme témoin, vendredi 20 juillet, par les juges d'instruction Charlotte Bilger et David de Pas, dans l'enquête pour " financement d'une entreprise terroriste " visant l'ancien fleuron du CAC 40.
Son audition, révélée par
Le Monde, ne laisse pas d'interroger sur l'absence totale d'informations qui seraient remontées jusqu'au ministre, et ce alors que plusieurs de ses collaborateurs au Quai d'Orsay suivaient le dossier Lafarge, dont l'usine était même devenue un sujet de discussion entre Paris et Washington. Afin de mettre en perspective les réponses faites par M. Fabius aux -magistrats, nous avons choisi de les présenter en regard du contexte et des éléments factuels versés à l'instruction.
Entre 2012 et 2015, le cimentier Lafarge – devenu LafargeHolcim après sa fusion avec le groupe suisse – est la dernière entreprise française présente en Syrie, tandis que le pays sombre dans le chaos. La diplomatie française est alors en première ligne pour faire tomber le régime de Bachar Al-Assad : au cours de l'été 2013, Laurent Fabius multiplie les échanges avec son homologue américain, John Kerry, pour monter une -interven-tion militaire contre -Damas, qui ne verra finalement pas le jour après la volte-face de Washington.
Le ministre des affaires étrangères savait-il que Lafarge possédait alors la seule usine française encore en activité dans le pays ?
" Je n'en ai pas de souvenir précis ", -assure Laurent Fabius. Etait-il informé des déboires du cimentier, contraint de composer avec -différents groupes armés, dont les forces kurdes et l'organisation Etat islamique (EI) ?
" Je n'ai jamais été saisi d'une question concernant Lafarge, je suis catégorique. " A-t-il eu vent de la prise de l'usine par les troupes de l'EI, en septembre 2014 ?
" Non, je n'ai pas souvenir d'avoir été informé de l'attaque de cette usine. "
Cette audition était attendue de longue date par l'organisation Sherpa, partie civile dans ce dossier. L'association de protection et de défense des victimes de crimes économiques en avait fait la demande, le 11 octobre 2017, par l'intermédiaire de son avocate Me Marie Dosé, afin de déterminer
" de quelles informations -disposait le Quai d'Orsay à -l'époque des faits sur les activités de -Lafarge en Syrie et, surtout, quelles directives ont été données par le Quai d'Orsay, visiblement enclin à ce que les activités de l'entreprise se poursuivent ".
Les interrogations autour du rôle de la diplomatie française planent sur cette affaire depuis le début de l'enquête. Les premiers soupçons ont été distillés par Christian Herrault, ex-directeur général adjoint des opérations de Lafarge, et Jean-Claude Veillard, l'ex-directeur de la sûreté, qui ont -affirmé aux enquêteurs avoir
-" régulièrement tenu informé " de la situation l'ambassadeur de France chargé de la Syrie au Quai d'Orsay, Eric Chevallier, et que ce dernier les aurait
" toujours encouragés à rester ".
" Au courant du racket "M. Herrault avait apporté quelques précisions lors d'une confrontation face à M. Chevallier en janvier 2018. Il affirmait avoir rencontré le diplomate au Quai d'Orsay en compagnie de M. Veillard à l'été 2012, puis à trois reprises jusqu'à l'hiver 2013 :
" Il était au courant de la situation de l'usine, et il comprenait parfaitement l'intérêt de maintenir l'usine pour le développement de la région. Il nous a toujours soutenus sans nous faire la moindre observation. (…)
Il était au courant du racket. "
Après avoir affirmé lors de cette confrontation n'avoir aucun
" souvenir de ces rencontres ", M. Chevallier a fini par admettre, dans une lettre envoyée aux -magistrats quelques jours plus tard, avoir retrouvé la trace d'un de ces entretiens. Le ministre des affaires étrangères a-t-il pu ignorer la tenue de ces
" rencontres " au Quai d'Orsay ?
" Je n'ai jamais été informé de ces réunions, assure Laurent Fabius.
– Au regard de l'ensemble de ces éléments, ne peut-on considérer que le ministère des affaires étrangères a accompagné, voire protégé, les choix effectués par Lafarge en Syrie ?, insistent les juges
.
– En tant que le ministère est -dirigé par le ministre, ma réponse est clairement non. Si des fonctionnaires ont pu donner ce sentiment, c'est à tort. "
Au-delà de ces quelques entretiens
de routine
entre Lafarge et le Quai d'Orsay, les contacts entre le cimentier et Paris ont été réguliers durant cette période, mais par un tout autre canal. Des notes déclassifiées montrent que M. Veillard faisait remonter des informations sur la situation autour de l'usine à la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), qui dépend du ministère de la défense.
" Je ne faisais aucun tri dans les infor-mations que je donnais aux services de renseignement ", a-t-il précisé devant le juge.
Là encore, M. Fabius assure n'avoir jamais été destinataire de ces renseignements. Il explique que les informations de terrain ne remontent à son cabinet que
" lorsque cela est jugé nécessaire ".
" Aucune information, y compris venant de la DGSE ou de la DGSI, organes qui ne relèvent pas du -ministère, n'atteint le ministre tant qu'elle n'est pas filtrée par le -directeur de cabinet ", insiste-t-il.
La diplomatie française a pourtant été sollicitée par Lafarge dans des circonstances particulièrement critiques, qui auraient peut-être pu justifier que le ministre soit informé. Le 19 septembre 2014, la cimenterie est prise d'assaut par l'EI. Le jour même, Christian Herrault et Jean-Claude Veillard sont reçus par le successeur de M. Chevallier au Quai d'Orsay, Franck Gellet, pour lui -demander d'intercéder auprès de Washington afin que l'usine ne soit pas bombardée par l'aviation américaine.
Selon le compte rendu qu'ont fait de cet entretien les services diplomatiques, les responsables de Lafarge auraient à cette occasion assuré n'avoir aucun contact avec les Kurdes ni avec l'EI. Face au
" jeu d'équilibriste entre les différents belligérants auquel Lafarge se prête pour protéger son site ", Franck Gellet les met tout de même
" en garde contre la -tentation de dialoguer avec Daech ". Il relaie enfin leur requête de -demander aux Etats-Unis
" de nous consulter avant toute frappe -visant ce site ".
" Sur la liste appropriée "Dans un mail envoyé le jour même au directeur adjoint du cabinet de Laurent Fabius, ainsi qu'à la conseillère Proche-Orient du ministre, M. Gellet écrit :
" Il convient de protéger cet investissement français pour le cas où, Daech en faisant une possible base ou une source de lucre, les Américains envisageraient de le bombarder. Il me paraîtrait légitime que nous demandions à Washington de ne rien faire à propos de ce site sans nous consulter. " L'ambassadeur transmet les coordonnées GPS du site
" en vue des messages appropriés à faire passer aux Américains ".
Réponse du directeur adjoint du cabinet de Laurent Fabius :
" Merci. Je passe ça à la défense, qu'il puisse en parler aux Américains. " Selon les éléments transmis à la justice par le ministère des affaires étrangères, l'ambassadeur Gellet se rend dix jours plus tard en mission à Washington, où il évoque
" le site de -Lafarge avec le Pentagone ". La demande est directement transmise à Derek Chollet, conseiller du secrétaire à la défense américain. La réponse tombe le 2 octobre : les
" militaires " français ont bien transmis le message à leurs
" collègues américains ", et le site de Lafarge
" est inscrit désormais sur la liste appropriée ".
Est-il envisageable que ces échanges hautement sensibles et la mission de l'ambassadeur de France pour la Syrie à Washington ne soient pas remontés jusqu'au ministre des affaires étrangères ? A en croire Laurent Fabius, oui.
" Que savez-vous de ces échanges entre des responsables de Lafarge et un ambassadeur de France ?, lui demandent les juges.
– Rien. Vous me demandez s'il est normal que je ne sois pas au courant, c'est toujours la même question : si un problème est jugé important, très important, il doit être signalé. S'il n'est pas jugé comme tel, cela ne remonte pas ", répond l'ancien ministre.
A l'automne 2014, M. Veillard prend contact avec le cabinet -militaire du président François Hollande, afin de suggérer que l'usine soit
" utilisée comme base dans le cadre de déploiement des forces militaires françaises ". Les forces spéciales américaines seront finalement les premières à s'y installer, en décembre 2015, après la reprise du site par les forces kurdes. Une semaine plus tard, le 28 décembre, M. Veillard transmet l'information à M. Gellet et sollicite un nouveau rendez-vous. Il précise avoir "
informé " de la situation
" le directeur de la DRM ", la
direction du renseignement militaire, et le chef de l'état-major particulier du
" PR ", le
président de la République
.
La cimenterie de Lafarge est devenue un enjeu stratégique et militaire pour la coalition (les forces spéciales britanniques et françaises s'y installeront quelques semaines plus tard). M. Fabius assure pourtant n'avoir
" jamais évoqué " cette question avec le président, pas plus qu'avec le ministre de la défense.
" Je suis désolé d'insister, mais l'ensemble de ce qui est communément appelé l'affaire Lafarge ne m'est jamais remonté ", insiste-t-il, sans s'étonner d'avoir été tenu à l'écart de ce dossier.
" Avec le recul, considérez-vous que vos services auraient dû vous informer du maintien de cette usine ?, s'enquièrent les magistrats.
– Tout dépend de savoir ce que savaient mes services. Si c'est juste la présence d'une usine dans une région qui ne pose pas de problème, non. En revanche, s'ils sont informés qu'il y a des trafics, évidemment ils doivent m'informer. Mais de ce que j'ai lu dans les journaux, car c'est ma source d'information dans cette affaire, mes services ne disent pas qu'ils ont été informés des trafics. "
Diplomatie économiqueAu début de son mandat, Laurent Fabius avait ouvert un chantier qui lui tenait à cœur, la diplomatie économique, afin de soutenir les entreprises françaises sur les marchés extérieurs et de les aider, depuis le Quai d'Orsay, à résoudre leurs problèmes. Au-delà des soupçons de
" trafics " visant -Lafarge, les difficultés rencontrées par le cimentier pour se maintenir en Syrie n'étaient-elles pas susceptibles d'intéresser le ministre ?
" Cette affaire n'a rien à voir avec la diplomatie économique ", tranche M. Fabius.
Seule concession faite aux juges : l'ancien ministre reconnaît avoir rencontré Bruno Lafont, PDG de Lafarge à l'époque des faits, en sa qualité de responsable du pôle développement durable au Medef :
" Je l'ai rencontré quatre ou cinq fois au moment de la préparation de la COP21 entre 2013 et décembre 2015. Etait-il lui-même au courant ? Je l'ignore. En tout cas, il ne m'a jamais saisi de cette question. "
Soren Seelow
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire