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jeudi 2 août 2018

En Californie, les bouteilles amères de Nestlé


1er août 2018

En Californie, les bouteilles amères de Nestlé

Les guerres de l'eau aux États-Unis 2I6Le géant suisse est accusé de s'accaparer des millions de litres de la précieuse ressource

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Avant de descendre dans le Strawberry Canyon, Gary Earney a réuni la troupe pour les consignes de sécurité. Principal danger, les serpents à sonnette. En cas de rencontre avec un Southern Pacific rattlesnake, explique-t-il, " s'immobiliser, et s'il ne cède pas le passage, taper du pied pour le réveiller ". Vêtu de cuissardes antimorsures, le forestier passe en tête.
Gary Earney est à son affaire. Pendant plus de trente ans, il a travaillé au National Forest Service, l'agence fédérale chargée de la gestion des forêts. Il a été responsable des permis d'exploiter les ressources naturelles de la forêt nationale de San Bernardino, dans le sud de la Californie. Aujourd'hui il est un lanceur d'alerte. Grâce à son petit groupe de militants, nul n'ignore plus en Californie que Nestlé, le numéro un mondial de l'alimentation, collecte – pour trois fois rien – des millions de litres d'eau dans cette forêt qui surplombe Los Angeles, alors que l'Etat fait face à une sécheresse endémique et que le gouverneur a signé, le 31 mai, une loi qui instaure à partir de 2022 un rationnement permanent pour les habitants : pas plus de 55 gallons (208 litres) par personne et par jour.
Fleuron de la productionDerrière lui, Amanda Frye, diplômée de sciences de l'alimentation, une mère de trois enfants dont le travail d'investigation a mis le géant de l'eau en bouteille sur la défensive. Elle a délaissé les archives du comté pour se joindre à l'expédition. Le troisième membre du groupe, le biologiste Steve Lœ, est lui aussi un ancien du service des forêts. C'est " pour ses petits-enfants ", explique-t-il, qu'il a décidé, une fois à la retraite, de se lancer dans la défense de la forêt de San Bernardino, oasis de verdure et de – relative – fraîcheur, à l'est de la mégapole.
Les ennuis de Nestlé ont commencé en  2015 quand, en pleine sécheresse historique, Steve Lœ s'est demandé si l'eau que la compagnie continuait à collecter dans le Strawberry Canyon n'était pas en fait celle de la nappe phréatique, plutôt que celle des sources Arrowhead, qui donnent leur nom à l'un des fleurons de la production de Nestlé aux Etats-Unis. Amanda Frye a fouillé les archives du comté, celles du State Water Board de Californie, l'agence chargée de la gestion de l'eau, et elle a fini par découvrir que le permis accordé à Nestlé avait expiré en  1988.
Depuis vingt-sept ans, la compagnie opérait en dehors de toute supervision environnementale ! Grâce à ses relations dans le comté, Amanda Frye a alerté les élus démocrates et le secrétaire à l'agriculture de Barack Obama. Comme nombre de militants, elle ne verrait aucun inconvénient à la suspension des activités de Nestlé dans la forêt de San Bernardino. " Une multinationale suisse pompe l'eau des contribuables américains, s'insurge-t-elle. Alors que cette forêt a été établie pour nous, les citoyens de la région. "
Gary Earney, lui, est plus nuancé. Pendant plus de vingt ans, il était aux premières loges. C'est lui qui dirigeait le service chargé des permis d'opérer dans la forêt. Pourquoi l'agence n'a-t-elle pas trouvé le temps de réexaminer celui de Nestlé ? Comme souvent, tout est parti du président républicain Ronald Reagan, le grand dérégulateur des années 1980. " Le budget du National Forest Service a été amputé de 46  % ",rappelle le forestier. L'eau n'était pas une priorité. " J'avais 11 autres projets à examiner. Vingt kilomètres de nouvelle voie ferrée, un projet de tunnel de 13  km pour 5  millions de dollars - 4,3  millions d'euros - … ", indique-t-il. Les autorités ont alors laissé les détenteurs de permis opérer sans renouvellement.
En  2015, les associations de défense de l'environnement Story of Stuff Project, Courage Campaign et Center for Biological Diversity ont porté plainte contre le service des forêts pour avoir laissé Nestlé collecter l'eau, certes légalement, mais sans étude d'impact sur l'environnement, et notamment les grenouilles de montagne à pattes jaunes (Rana muscosa) qui vivent dans le canyon.
En même temps, les associations ont ouvert un deuxième front contre la compagnie. Dans une requête déposée devant le State Water Board, elles contestent l'origine de l'eau recueillie par Nestlé. Selon elles, celle-ci provient de la nappe phréatique, et elles en veulent pour preuve la longueur des tuyaux déployés sous terre et percés de trous pour récolter l'eau. Nestlé réfute : " L'eau que nous collectons est celle qui coule naturellement ", affirme Larry Lawrence, le responsable des ressources naturelles pour Nestlé Waters North America. Foutaise, rétorque Gary Earney. Ils pompent avec des tuyaux horizontaux qui s'avancent à 100 mètres sous la montagne. "
Strawberry Canyon ne paie pas de mine. Difficile à croire que ce confetti de forêt (100  m de large sur 5  km de haut) soit aussi stratégique pour Nestlé, le premier producteur d'eau en bouteille aux Etats-Unis (avec des marques comme Arrowhead, Poland Springs, Deer Park et aussi des internationales, comme Perrier ou San Pellegrino). A flanc de montagne, on aperçoit la formation rocheuse en forme de pointe de flèche (ou " Arrowhead ") qui, selon une légende indienne, signale l'emplacement d'une source thermale. Le canyon se trouve, il est vrai, sur la faille sismique de San Andreas, qui s'étend sur des centaines de kilomètres du nord au sud de la Californie.
Gary Earney dégage le chemin au sécateur, l'air légèrement perdu. Quelqu'un – qui d'autre, sinon les employés de Nestlé ? – a fait disparaître les repères colorés qu'il avait placés aux endroits stratégiques. La compagnie a installé des caméras aux abords de ses 11 puits, des capteurs. Le groupe vient régulièrement inspecter les lieux. Devant le puits n°8, enchâssé dans un cadre de béton cadenassé, Amanda tend l'oreille. On entend le ruissellement de l'eau, un bruit de torrent de montagne, alors que le ruisseau est à sec – preuve, selon les militants, que Nestlé cause du tort à l'écosystème.
Larry Lawrence est en quelque sorte l'alter ego de Gary. Lui aussi est un homme de l'Ouest, fin connaisseur de la forêt, même s'il s'y déplace plutôt en hélicoptère. Les deux hommes ont travaillé ensemble lorsque Nestlé a dû reconstruire les infrastructures, détruites par un incendie de 2003. Aujourd'hui, ils se trouvent dans des camps opposés. " Nous opérons ici depuis les années 1880, avant même l'établissement de la forêt nationale, en  1893 ", souligne Larry Lawrence, en rappelant que Arrowhead Springs fut une villégiature thermale où se pressaient des célébrités de Hollywood. Si nous le faisions de manière non durable, l'environnement ne serait pas ce qu'il est. L'eau est une ressource renouvelable. Nous ne causons pas de tort à l'environnement. "
Amadouer le service des forêtsL'ingénieur ne ménage pas sa peine pour montrer que Nestlé cherche à bien faire. La compagnie ne collecte plus que 32 millions de gallons d'eau (selon le chiffre de 2016) contre 135 millions avant la sécheresse (1 gallon =  3,78 litres). Elle a proposé un " plan de gestion adaptée " pour amadouer le service des forêts.
Il ne faudrait pas pousser beaucoup l'homme de Nestlé pour qu'il tombe d'accord avec Gary – le lanceur d'alerte – sur la question financière. Pour le droit de mettre en bouteille des millions de litres d'eau, Nestlé s'acquitte de la somme dérisoire de 624 dollars par an. La compagnie n'y est pour rien : le montant de l'indemnité est fixé par le National Forest Service. Là encore, Gary Earney remonte aux origines. " Sous Ronald Reagan, le nombre de pages de notre code réglementaire a été réduit de moitié. On a dû laisser tomber deux des cinq critères de fixation de la redevance. Dont le prix du produit que les compagnies fabriquaient. On l'a remplacé par un tarif basé sur la superficie de terrain utilisée. " Pour le géant suisse, collecter l'eau sur les terres fédérales est une manne. Les tarifs imposés par les comtés ou les municipalités sont beaucoup plus importants.
Avec le changement d'administration à Washington, les environnementalistes ont peu d'espoir de limiter l'accès de Nestlé à la forêt de San Bernardino. " L'administration Trump a une approche différente de celle d'Obama ", dit pudiquement Steve Lœ. Le 27 juin, le Forest Service a confirmé leurs craintes. Il a renouvelé le permis de Nestlé, expiré en  1988. " Pour trois ans seulement, se console Gary Earney. Généralement, c'est pour dix ans. " Larry Lawrence préfère, lui, retenir la durée de cinq ans, incluant un renouvellement possible de deux ans. Pour les plaignants, c'est en tout cas une déception, même si l'indemnité a été portée à 2 050  dollars par an.
Dernier recours : à l'échelon du gouvernement – démocrate – de la Californie, où le State Water Board doit encore statuer sur les water rights, les droits d'exploitation de l'eau consentis à Nestlé et ses prédécesseurs depuis plus de cent ans. Dans un premier avis, en décembre  2017, l'agence a estimé que Nestlé n'avait pas fait la preuve de ses droits sur près des trois quarts de l'eau qu'elle collecte dans la forêt de San Bernardino. Une victoire temporaire : Nestlé conteste et a fait appel. " La question, c'est : à qui appartient l'eau ", estime Gary Earney.
La bataille de Strawberry Canyon n'est qu'un des contentieux auxquels font face Nestlé et d'autres compagnies d'eau en bouteille aux Etats-Unis. Du Michigan au Maine, de l'Oregon à la Californie du Nord, un nombre grandissant de citoyens s'opposent à ce que leurs précieuses ressources en eau soient accaparées par des compagnies privées. Ils mettent en avant la quantité de plastique utilisée, le transport. " On prend l'eau du désert californien pour la transporter en camions à des milliers de kilomètres et la vendre dans des bouteilles de plastique qui vont mettre un siècle à se décomposer ", résume Gary Earney.
Pour Miranda Fox, qui suit l'affaire Nestlé pour le Story of Stuff Project, ces conflits sont le reflet de l'appétit grandissant des compagnies. A un moment où les informations se multiplient sur la raréfaction des ressources, les intérêts privés s'efforcent de se procurer des titres de propriété sur les terres et sur l'eau. " Le changement climatique, le délitement des infrastructures, les faibles protections de l'environnement, l'agro-industrie et la croissance démographique exercent une pression grandissante sur l'approvisionnement en eau douce ", analyse-t-elle. Dans la Californie assoiffée, la ruée sur l'eau est le nouveau gold rush.
Corine Lesnes
© Le Monde

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