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samedi 4 août 2018

Au Zimbabwe, la victoire ensanglantée de Mnangagwa

4 août 2018

Au Zimbabwe, la victoire ensanglantée de Mnangagwa

L'opposition rejette la victoire dès le premier tour de l'ancien vice-président de Robert Mugabe, au lendemain d'une journée de violences à Harare

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LE PROFIL
Emmerson Mnangagwa
Le nouveau président du Zimbabwe, 75 ans, fut pendant plus de trente ans au service de Robert Mugabe. Limogé en novembre 2017 de la vice-présidence, il a conquis le pouvoir sur un coup de force de l'armée. Les conditions de sa victoire à la présidentielle rappellent que le " crocodile " dirigea, en 1983, une brutale répression, puis fut, en 2008, chargé d'assurer la réélection de M. Mugabe par la fraude et la violence. M. Mnangagwa a écrit sur son compte Twitter que sa victoire constitue " un nouveau départ " pour le pays.
Les chiffres, enfin, sont tombés, vendredi 3  août aux petites heures. Ils viennent de donner raison aux pessimistes. Ce n'est pas en raison du fait qu'Emmerson Mnangagwa, le candidat de la ZANU-PF, le parti au pouvoir au Zimbabwe depuis l'indépendance (1980), est déclaré vainqueur de l'élection présidentielle du 30  juillet avec 50,8  % des voix, et devient le premier président élu du pays après Robert Mugabe. Mais en raison des conditions de cette victoire.
Avant même que le résultat final soit donné par la Commission électorale du Zimbabwe (ZEC), Norman Komichi, le chef des élections pour le parti d'opposition, le MDC (Mouvement pour le changement démocratique), s'est interposé. Debout sur l'estrade où les commissaires de l'organisme électoral – dont l'indépendance est sujette à caution – étaient en train d'égrener les résultats pour tout le pays, il a affirmé, haut et fort, que ces chiffres étaient des " faux " et que son parti n'accepterait pas ce résultat. Le candidat du MDC, Nelson Chamisa, obtient, selon la ZEC, 44,3  % des voix.
A Harare, il est à peu près 1 heure du matin. C'est très tard dans cette ville couche-tôt, et plus encore dans le centre commercial et administratif de la capitale, vidé de toute sa population au cours de la journée, et où les seuls passants portent ce soir des uni-formes, des barres de fer, des armes automatiques et surtout des fouets en peau d'hippopotame : les sjamboks, ceux qui font particulièrement mal.
Emmerson Mnangagwa, qui a été chargé des renseignements, de la justice, des élections, au cours de sa longue carrière auprès de Robert Mugabe – dont il a été aussi, à la fin, le vice-président –, était arrivé au pouvoir en novembre  2017, à la suite du coup d'Etat contre le père de la nation. Une lutte de pouvoir féroce entre plusieurs factions de la ZANU-PF était alors en cours. Mugabe n'en finissait plus d'entraîner le Zimbabwe avec lui vers le tombeau. Le monde avait donc fermé les yeux sur le parricide, et les Zimbabwéens étaient entrés dans une phase d'allégresse.
" ED ", comme on appelle le nouveau président – ses deux prénoms sont Emmerson et Dambudzo –, autrefois surnommé " le crocodile ", promettait d'instaurer un " nouveau régime ", qu'il décrivait comme " business friendly ". Il courait le monde avec son écharpe aux couleurs du Zimbabwe pour convaincre les investisseurs qu'ils étaient attendus de pied ferme dans ce pays prometteur, tout juste tiré du formol des années Mugabe, ce vieillard âgé alors de 93 ans qui semblait ne pas avoir perçu que le XXe  siècle avait finalement pris fin.
Ce soir, " ED " gagne l'élection. Il va donc pouvoir mettre, en théorie, son plan en action, puisqu'il lui fallait la validation de ce scrutin pour pouvoir relancer le Zimbabwe, réparer la confiance en ses institutions, régler la question de la dette. Ce qu'il en coûte de se laisser enfermer dans le rôle d'Etat paria… Pourquoi, alors, cette victoire apparaît-elle comme un naufrage ? Pourquoi ces élections générales donnent-elles l'impression d'avoir noyé lentement tous les espoirs de novembre, lorsque Robert Mugabe, le vieux tyran, a été renversé ?
La confiance. Elle est rompue. La confiance à l'égard du processus électoral. La confiance d'un pays envers la réforme de ses institutions. La confiance des citoyens en ses forces de sécurité, qui, mercredi, se sont déchaînées contre les passants dans les rues d'Harare, après qu'une manifestation de l'opposition contre les résultats électoraux a dégénéré en mini-émeute, rappel que la brutalité faisait partie des codicilles du nouveau contrat social d'" ED ".
Masque déchiréAlors que les chiffres de la présidentielle, selon nos informations, étaient en sa possession depuis au moins vingt-quatre heures, la ZEC n'a eu le feu vert pour les communiquer que tard, et dans la nuit. L'annonce a eu lieu dans un centre de conférence bunkérisé, autour duquel avaient pris position des militaires en tenue de combat avec, sous la main, des véhicules antiémeute. Une ceinture de fer dérisoire au milieu d'une ville morte, vidée de toute présence humaine.
Dans l'immeuble voisin du parti, la ZANU-PF, de petites célébrations discrètes ont sans doute eu lieu, mais sont demeurées invisibles. Après les six morts de la veille, lors de la répression par l'armée de la manifestation des militants du MDC qui avait débuté, exactement, devant ces bâtiments massifs, il n'aurait plus manqué qu'une explosion de joie pour sceller les divisions du Zimbabwe.
Pendant toute une ultime journée d'attente, jeudi, alors que continuaient à se faire attendre les résultats de la présidentielle, il était possible de deviner le résultat en contemplant le spectacle de la rue. Depuis le matin, dans Harare, la police et l'armée voyaient leur effectif augmenter. Les vendeurs de rue étaient priés de s'en aller. Les stations-service fermaient les unes après les autres, puis les magasins, comme par enchantement. Les employés avaient du mal à trouver des kombis (taxis collectifs) pour rentrer chez eux, la plupart ayant déserté Harare, échaudés par les tabassages au sjambok de mercredi, dont les images tournent sur tous les téléphones de la nation.
Cette bouffée de violence a eu pour effet secondaire de déchirer le masque souriant du pouvoir post-Mugabe. Pourquoi un dirigeant qui cherche à convaincre de ses bonnes intentions et de sa volonté de rupture avec trente-sept ans d'un pouvoir à la main dure, acharné à gagner par tous les moyens, y compris les plus violents, aurait-il changé ? C'est ce que répétaient les pessimistes avant le scrutin. Le déploiement de soldats ouvrant le feu sur les passants, mercredi 1er  août, a -semblé leur donner raison une première fois. La perte de confiance dans les résultats est venue tout confirmer. Il y a, désormais, du souci à se faire pour le climat général au Zimbabwe.
" Cailloux "L'opposition avait menacé de rendre le pays " ingouvernable " en cas de victoire contestée de la ZANU-PF. Les neuf principales missions d'observateurs électoraux déployées dans le pays ont exprimé jeudi leur " grave préoccupation au sujet des épisodes de violences postélectorales ", et dénoncé " l'usage excessif de la force pour mettre fin aux manifes-tations ", demandant " instamment à la police et l'armée de faire preuve de retenue ".
Emmerson Mnangagwa a semblé prendre acte de ces demandes, annonçant que les coupables des agissements de la veille seraient identifiés et sanctionnés. Il ne faudra pas nécessairement aller très loin. L'un des militaires suspectés d'avoir tiré dans le dos d'une femme qui fermait son magasin appartient à la garde présidentielle.
Le spectacle d'Harare, dans les heures qui ont précédé la victoire gâchée d'" ED ", était aussi marqué par le siège du quartier général de l'opposition. L'immeuble Harvest House de l'avenue Mandela, depuis la veille, était sous surveillance. Dans la journée, un cordon de policiers et de soldats empêchait tout regroupement de militants. Cet encerclement répondait à un second objectif : les forces de sécurité voulaient obtenir l'accès aux bureaux pour y mener une perquisition. A l'intérieur, une quinzaine de personnes faisaient de la résistance et refusaient d'ouvrir les grilles.
Le bras de fer a duré plusieurs heures, avant que se matérialise un mandat permettant de pénétrer dans les locaux. Ce document portait les deux motifs de la perquisition : d'abord, saisir les " ordinateurs, accessoires ou tout autre matériel subversif ". Selon le MDC, le pouvoir espérait en réalité saisir les éléments matériels permettant à l'opposition de contester les résultats des élections, à commencer par la copie des procès-verbaux exposés sur la porte des bureaux de vote.
La seconde raison invoquée pour la perquisition tient à la -présence supposée d'un petit arsenal : " armes à feu, munitions, grenades, cailloux ". Peut-être les forces de l'ordre ont-elles trouvé des cailloux. Ce qui a été emporté, ce sont les ordinateurs, ce qui donne au candidat de l'opposition, Nelson Chamisa, le prétexte d'un rire amer : " Vous voyez, le système de la ZANU-PF d'aujourd'hui est le même que celui de la ZANU-PF d'hier. "
Jean-Philippe Rémy
© Le Monde

4 août 2018

Le bilan de l'intervention de l'armée s'élève à six morts

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Au lendemain de l'intervention de l'armée dans le centre d'Harare, le 1er  août, les conséquences du déploiement de soldats face à des manifestants de l'opposition s'éclaircissent, et la tache sur la réputation du pouvoir zimbabwéen s'étend. Jeudi, le bilan s'est alourdi à six morts, alors que trois personnes ont péri de leurs blessures. Le nombre de blessés est estimé à " plus de vingt-cinq " par un collectif d'ONG zimbabwéennes, le Zimbabwe Human Rights NGO Forum, dont l'une des animatrices, Jestina Mukoko, déclare : " Le Forum est scandalisé par le comportement du gouvernement du Zimbabwe, qui a pris la liberté de déployer de manière illégale les militaires dans Harare, conduisant à la mort extrajudiciaire " de plusieurs civils. Tous ne sont pas des militants du MDC, le parti d'opposition.
Pourtant, le gouvernement a tenté de faire porter la responsabilité des morts aux cadres de l'opposition, les accusant d'avoir été à l'origine des troubles. Selon la version officielle, le fait d'avoir déployé des blindés dans les rues et des soldats tirant à vue se justifiait – il était même impossible de faire autrement. Douglas Mahiya, porte-parole de l'Association des vétérans de la guerre de libération nationale du Zimbabwe, une -formation proche du président récemment élu Emmerson Mnangagwa, accuse même le MDC d'avoir organisé les violences.
Balle dans le dos" Nous soupçonnons qu'il y a des militaires derrière, dit-il. Ils ont eu recours, selon nos informations, à des Selous Scouts - une unité de l'ex-pouvoir blanc, impliquée dans la sale guerre de Rhodésie, qui a cessé d'exister -depuis l'indépendance - (…). L'objectif est de renverser le nouveau pouvoir. "
Des détails ont aussi émergé sur les personnes tuées par les tirs des soldats dans le centre des affaires et du commerce, à Harare. L'une des victimes, une commerçante, était en train de fermer son magasin pour fuir le chaos, lorsqu'une balle l'a atteinte dans le dos. Difficile de prétendre qu'elle constituait une menace. Un autre témoignage recueilli par les organisations de défense des droits de l'homme fait état d'un coup de feu tiré à bout portant dans le pied d'un passant, sans raison apparente. La photo, le nom, et même le numéro de téléphone de plusieurs militaires soupçonnés d'être responsables de ces exactions ont été diffusés sur les réseaux sociaux.
Après les rapports, quelques heures plus tôt, d'observateurs qui avaient exprimé prématurément leur satisfaction de voir que l'élection s'était déroulée dans la sérénité, certaines capitales se montrent plus prudentes. Le Royaume-Uni, soutien affirmé d'Emmerson Mnangagwa, a demandé au pouvoir de retirer l'armée des rues.
J.-P. Ry
© Le Monde
4 août 2018

Une économie sinistrée, héritage de l'ère Mugabe

M. Mnangagwa était une pièce centrale du système

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La tâche du nouveau président sera herculéenne. Doté d'immenses terres fertiles, de vastes réserves de platine, d'or et de lithium, et d'une population parmi les plus éduquées du continent africain, le Zimbabwe et son économie ont été ravagés par deux décennies de corruption et de déprédations. -Jadis grenier à céréales de l'Afrique australe, le Zimbabwe peine aujourd'hui à nourrir sa population. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant – environ 1 000  dollars (856  euros) – est cinq fois inférieur à celui de l'Afrique du Sud voisine.
Des millions de personnes ont déjà émigré, à la recherche d'une vie meilleure. Le taux de chômage est vertigineux – 90  % – et, selon le Fonds monétaire international (FMI), l'économie informelle est la deuxième plus importante au monde. Les infrastructures sont sinistrées. Surtout, le pays est plongé dans une crise monétaire aiguë.
La devise nationale, le " zimdollar ", a été tuée en  2009 par l'hyperinflation. Le dollar américain s'est depuis imposé comme la nouvelle référence monétaire. Mais s'il a permis un temps de stabiliser la situation, celle-ci s'est détériorée du fait de la gabegie de l'Etat. Le déficit budgétaire s'élève à près de 13  % du PIB, gonflé par les dépenses somptuaires de l'ère Mugabe et le poids d'un secteur public pléthorique.
La pénurie de billets verts a -conduit à la création, en  2016, de " bond notes ", sorte de mini-obligations sans aucune valeur hors des frontières. Mais même elles font défaut. Une monnaie électronique a été mise en place. Officiellement indexés sur le dollar, ces deux systèmes ne cessent de se déprécier au marché noir.
Rien d'étonnant, puisque les réserves de la Banque centrale sont vides. Symbole de ce cauchemar, les retraits aux guichets sont strictement limités, obligeant les Zimbabwéens à patienter de longues heures devant les agences bancaires dans l'espoir d'obtenir quelques dollars.
Loi d'indigénisationA l'origine de ces dysfonctionnements, l'héritage économique de M. Mugabe pèse lourd. Autrefois, le Zimbabwe tirait le gros de ses revenus de ses exportations agricoles. Tout a changé après la réforme agraire de 2000, qui a essentiellement consisté à saisir les exploitations détenues par des fermiers blancs pour les remettre entre les mains de proches du régime inexpérimentés. La production s'est effondrée et, avec elle, les recettes de l'Etat, ainsi que toute l'économie.
L'appropriation des terres, suivie d'une loi d'indigénisation imposant une majorité zimbabwéenne au sein du capital des sociétés établies dans le pays, a durablement refroidi les investisseurs étrangers. En même temps, privé de devises, le gouvernement a contraint la Banque centrale à faire tourner la planche à billets, déclenchant la première hyperinflation du XXIe  siècle. Un choc violent dont l'économie ne s'est jamais vraiment remise.
Lesté de ce passé, le Zimbabwe peut-il croire en des lendemains qui chantent ? Emmerson Mnangagwa, qui fut une pièce centrale du système Mugabe, a promis de relancer l'exploitation minière, l'agriculture et l'industrie, de maîtriser les dépenses et de contrôler la dette. Pour y parvenir et créer un cadre propice aux investissements étrangers, le pays aura sans doute besoin d'une assistance financière du FMI. Encore faudra-t-il qu'il règle le problème de ses arriérés de paiements vis-à-vis d'autres créanciers multilatéraux tels que la Banque mondiale – une enveloppe estimée à plus de 1,7  milliard de dollars.
" Le nouveau gouvernement va faire face à une myriade de problèmes, entre les pénuries de devises, les contraintes budgétaires, les faibles prévisions de croissance et les attentes élevées de la population d'une amélioration spectaculaire de la situation ", reconnaît Gary van Staden, chez NKC African Economics. Mais le plus important, jugeait l'analyste installé en Afrique du Sud, avant la proclamation des résultats, sera l'impression laissée par ce premier scrutin depuis la chute de Robert Mugabe, en novembre  2017, qui doit apparaître " libre et équitable ".
La victoire d'Emmerson Mnangagwa, prononcée, dans la nuit de jeudi à vendredi, aussitôt rejetée par l'opposition, ne répond manifestement pas à ces critères.
Marie de Vergès
© Le Monde

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