Les chiffres, enfin, sont tombés, vendredi 3 août aux petites heures. Ils viennent de donner raison aux pessimistes. Ce n'est pas en raison du fait qu'Emmerson Mnangagwa, le candidat de la ZANU-PF, le parti au pouvoir au Zimbabwe depuis l'indépendance (1980), est déclaré vainqueur de l'élection présidentielle du 30 juillet avec 50,8 % des voix, et devient le premier président élu du pays après Robert Mugabe. Mais en raison des conditions de cette victoire.
Avant même que le résultat final soit donné par la Commission électorale du Zimbabwe (ZEC), Norman Komichi, le chef des élections pour le parti d'opposition, le MDC (Mouvement pour le changement démocratique), s'est interposé. Debout sur l'estrade où les commissaires de l'organisme électoral – dont l'indépendance est sujette à caution – étaient en train d'égrener les résultats pour tout le pays, il a affirmé, haut et fort, que ces chiffres étaient des
" faux " et que son parti n'accepterait pas ce résultat. Le candidat du MDC, Nelson Chamisa, obtient, selon la ZEC, 44,3 % des voix.
A Harare, il est à peu près 1 heure du matin. C'est très tard dans cette ville couche-tôt, et plus encore dans le centre commercial et administratif de la capitale, vidé de toute sa population au cours de la journée, et où les seuls passants portent ce soir des uni-formes, des barres de fer, des armes automatiques et surtout des fouets en peau d'hippopotame : les sjamboks, ceux qui font particulièrement mal.
Emmerson Mnangagwa, qui a été chargé des renseignements, de la justice, des élections, au cours de sa longue carrière auprès de Robert Mugabe – dont il a été aussi, à la fin, le vice-président –, était arrivé au pouvoir en novembre 2017, à la suite du coup d'Etat contre le père de la nation. Une lutte de pouvoir féroce entre plusieurs factions de la ZANU-PF était alors en cours. Mugabe n'en finissait plus d'entraîner le Zimbabwe avec lui vers le tombeau. Le monde avait donc fermé les yeux sur le parricide, et les Zimbabwéens étaient entrés dans une phase d'allégresse.
" ED ", comme on appelle le nouveau président – ses deux prénoms sont Emmerson et Dambudzo –, autrefois surnommé " le crocodile ", promettait d'instaurer un
" nouveau régime ", qu'il décrivait comme
" business friendly ". Il courait le monde avec son écharpe aux couleurs du Zimbabwe pour convaincre les investisseurs qu'ils étaient attendus de pied ferme dans ce pays prometteur, tout juste tiré du formol des années Mugabe, ce vieillard âgé alors de 93 ans qui semblait ne pas avoir perçu que le XXe siècle avait finalement pris fin.
Ce soir, " ED " gagne l'élection. Il va donc pouvoir mettre, en théorie, son plan en action, puisqu'il lui fallait la validation de ce scrutin pour pouvoir relancer le Zimbabwe, réparer la confiance en ses institutions, régler la question de la dette. Ce qu'il en coûte de se laisser enfermer dans le rôle d'Etat paria… Pourquoi, alors, cette victoire apparaît-elle comme un naufrage ? Pourquoi ces élections générales donnent-elles l'impression d'avoir noyé lentement tous les espoirs de novembre, lorsque Robert Mugabe, le vieux tyran, a été renversé ?
La confiance. Elle est rompue. La confiance à l'égard du processus électoral. La confiance d'un pays envers la réforme de ses institutions. La confiance des citoyens en ses forces de sécurité, qui, mercredi, se sont déchaînées contre les passants dans les rues d'Harare, après qu'une manifestation de l'opposition contre les résultats électoraux a dégénéré en mini-émeute, rappel que la brutalité faisait partie des codicilles du nouveau contrat social d'" ED ".
Masque déchiréAlors que les chiffres de la présidentielle, selon nos informations, étaient en sa possession depuis au moins vingt-quatre heures, la ZEC n'a eu le feu vert pour les communiquer que tard, et dans la nuit. L'annonce a eu lieu dans un centre de conférence bunkérisé, autour duquel avaient pris position des militaires en tenue de combat avec, sous la main, des véhicules antiémeute. Une ceinture de fer dérisoire au milieu d'une ville morte, vidée de toute présence humaine.
Dans l'immeuble voisin du parti, la ZANU-PF, de petites célébrations discrètes ont sans doute eu lieu, mais sont demeurées invisibles. Après les six morts de la veille, lors de la répression par l'armée de la manifestation des militants du MDC qui avait débuté, exactement, devant ces bâtiments massifs, il n'aurait plus manqué qu'une explosion de joie pour sceller les divisions du Zimbabwe.
Pendant toute une ultime journée d'attente, jeudi, alors que continuaient à se faire attendre les résultats de la présidentielle, il était possible de deviner le résultat en contemplant le spectacle de la rue. Depuis le matin, dans Harare, la police et l'armée voyaient leur effectif augmenter. Les vendeurs de rue étaient priés de s'en aller. Les stations-service fermaient les unes après les autres, puis les magasins, comme par enchantement. Les employés avaient du mal à trouver des kombis (taxis collectifs) pour rentrer chez eux, la plupart ayant déserté Harare, échaudés par les tabassages au sjambok de mercredi, dont les images tournent sur tous les téléphones de la nation.
Cette bouffée de violence a eu pour effet secondaire de déchirer le masque souriant du pouvoir post-Mugabe. Pourquoi un dirigeant qui cherche à convaincre de ses bonnes intentions et de sa volonté de rupture avec trente-sept ans d'un pouvoir à la main dure, acharné à gagner par tous les moyens, y compris les plus violents, aurait-il changé ? C'est ce que répétaient les pessimistes avant le scrutin. Le déploiement de soldats ouvrant le feu sur les passants, mercredi 1er août, a -semblé leur donner raison une première fois. La perte de confiance dans les résultats est venue tout confirmer. Il y a, désormais, du souci à se faire pour le climat général au Zimbabwe.
" Cailloux "L'opposition avait menacé de rendre le pays
" ingouvernable " en cas de victoire contestée de la ZANU-PF. Les neuf principales missions d'observateurs électoraux déployées dans le pays ont exprimé jeudi leur
" grave préoccupation au sujet des épisodes de violences postélectorales ", et dénoncé
" l'usage excessif de la force pour mettre fin aux manifes-tations ", demandant
" instamment à la police et l'armée de faire preuve de retenue ".
Emmerson Mnangagwa a semblé prendre acte de ces demandes, annonçant que les coupables des agissements de la veille seraient identifiés et sanctionnés. Il ne faudra pas nécessairement aller très loin. L'un des militaires suspectés d'avoir tiré dans le dos d'une femme qui fermait son magasin appartient à la garde présidentielle.
Le spectacle d'Harare, dans les heures qui ont précédé la victoire gâchée d'" ED ", était aussi marqué par le siège du quartier général de l'opposition. L'immeuble Harvest House de l'avenue Mandela, depuis la veille, était sous surveillance. Dans la journée, un cordon de policiers et de soldats empêchait tout regroupement de militants. Cet encerclement répondait à un second objectif : les forces de sécurité voulaient obtenir l'accès aux bureaux pour y mener une perquisition. A l'intérieur, une quinzaine de personnes faisaient de la résistance et refusaient d'ouvrir les grilles.
Le bras de fer a duré plusieurs heures, avant que se matérialise un mandat permettant de pénétrer dans les locaux. Ce document portait les deux motifs de la perquisition : d'abord, saisir les
" ordinateurs, accessoires ou tout autre matériel subversif ". Selon le MDC, le pouvoir espérait en réalité saisir les éléments matériels permettant à l'opposition de contester les résultats des élections, à commencer par la copie des procès-verbaux exposés sur la porte des bureaux de vote.
La seconde raison invoquée pour la perquisition tient à la -présence supposée d'un petit arsenal :
" armes à feu, munitions, grenades, cailloux ". Peut-être les forces de l'ordre ont-elles trouvé des cailloux. Ce qui a été emporté, ce sont les ordinateurs, ce qui donne au candidat de l'opposition, Nelson Chamisa, le prétexte d'un rire amer :
" Vous voyez, le système de la ZANU-PF d'aujourd'hui est le même que celui de la ZANU-PF d'hier. "
Jean-Philippe Rémy
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