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mercredi 22 août 2018

Au Tibet, les éleveurs nomades assurent leurs yaks


19 août 2018

Au Tibet, les éleveurs nomades assurent leurs yaks

Quelque 700 000 bêtes bénéficient du système qui permet notamment de lutter contre le surpâturage

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LE CONTEXTE
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La préfecture de Ngawa, dans la province du Sichuan, fut l'un des principaux foyers de protestation tibétains en 2008. Une douzaine de manifestants auraient été tués par balles le 16 mars 2008 autour du monastère de Kirti, dans le chef-lieu du canton de Ngawa, dans la partie nord de la préfecture, sur les hauts plateaux tibétains. Des moines de Kirti ont été les premiers à s'immoler par le feu en 2009 et 2011. Plus de 60 des 153 immolations répertoriées depuis dans les régions tibétaines l'ont été dans la préfecture, régulièrement soumise à des mesures très restrictives de sécurité et de limitation de l'accès à Internet.
Les bonnes années, quand l'hiver est clément, Asan perd une dizaine de yaks. Les mauvaises, une vingtaine. A la belle saison, cet éleveur tibétain les mène à une centaine de kilomètres de son village, sur les pâturages d'été, où la famille s'installe pour de longs mois dans des tentes en poil de yak. " Le plus gros défi, ce sont les grands froids ", dit-il, assis dans la partie surélevée de sa maison où les invités prennent place sur de larges banquettes. Autour, à perte de vue, la plaine et ses marécages chatoient là où les nuages gonflés de pluie laissent percer la lumière.
Situé à 3 600 mètres d'altitude sur les plateaux tibétains de la province chinoise du Sichuan, le district de Hongyuan (Khyungchu en tibétain) est connu pour ses nomades. Les yaks ont beau être des animaux extrêmement résistants, les maladies, la foudre, les collisions avec un véhicule ou encore les loups prélèvent régulièrement leur dû sur les 200 têtes de bétail d'Asan.
Ses animaux morts lui sont remboursés grâce à une assurance contractée auprès de la filiale chinoise de Groupama. Le groupe français assure aujour-d'hui 700 000 yaks dans la " préfecture autonome tibétaine et qiang de Ngawa " (Aba en chinois), à environ 500  kilomètres au nord de la capitale provinciale, la mégapole de Chengdu.
Expérience unique en ChineL'éleveur reçoit 2 000 yuans (260  euros) par yak mort, contre 5 000  à 8 000 yuans pour la viande d'un yak vendue au prix du marché. La prime d'assurance de 130 yuans par tête est subventionnée à 80  % par le gouvernement local. En modernisant les pratiques agricoles des Tibétains, celui-ci espère les intégrer davantage au modèle économique chinois.
L'expérience, qui a débuté en  2013, est unique en Chine et sans doute au monde. Grande comme deux fois la Suisse et peuplée de moins d'un million de personnes, la préfecture de Ngawa est la seule région tibétaine dans laquelle cette assurance pour yak est largement répandue. La compagnie française et son partenaire chinois en cœntreprise, Avic, n'ont pas encore eu les autorisations pour s'implanter ailleurs.
Familier du monde agricole, l'assureur se retrouve à l'origine d'une nouvelle dynamique dans ces zones à l'écosystème fragile, dont il facilite du même coup les mutations. Les éleveurs assurés cherchent moins à accroître le nombre de leurs animaux par crainte de sinistre, ce qui soulage les efforts des autorités locales dans la lutte contre le surpâturage. Cette politique de longue date du gouvernement chinois est appelée tuimu huancao (" retirer les animaux et faire revenir l'herbe "). Elle est menée au nom du " développement durable ".
" En cinq ans, beaucoup de nomades se sont rendu compte qu'il fallait un équilibre entre le nombre de yaks et la capacité des pâturages ", déclare Liu Hua, le chef de l'antenne de Groupama dans la préfecture de Ngawa. Le surpâturage favorise la désertification quand les bêtes broutent jusqu'aux racines. Cependant, les spécialistes du Tibet l'attribuent à des facteurs divers et complexes – dont les politiques d'affectation des terres, souvent en conflit avec les traditions ancestrales des nomades.
Sédentarisation des nomadesLes questions d'environnement et de modes de vie sont ultrasensibles dans les zones tibétaines. La préfecture de Ngawa a été épisodiquement fermée aux étrangers dans les années qui ont suivi le soulèvement tibétain de 2008, dont elle fut l'un des foyers. Le gouvernement chinois y construit à tour de bras de nouvelles infrastructures – une voie de chemin de fer et plusieurs autoroutes sont en chantier – qui bouleversent le territoire et le rapport des Tibétains au monde chinois. D'ici quelques années, des milliers de Chinois de Chengdu prendront sans doute leur automobile le week-end pour une escapade sur des steppes jusqu'alors encore relativement isolées.
La politique de sédentarisation des nomades, menée dans toutes les régions tibétaines par les autorités communistes, continue d'être célébrée par celles-ci comme une avancée sociale. A l'inverse, les ONG à l'étranger, mais aussi des écologistes chinois, considèrent la tradition du pastoralisme nomade comme la plus adaptée à l'environnement local.
Selon eux, la sédentarisation est un moyen de fixer et d'enregistrer une population dont les autorités se méfient, ou encore de faciliter des préhensions de terres au profit de projets touristiques ou miniers.Des nomades de la préfecture tibétaine de Golog, au nord de Ngawa, dans la province voisine du Qinghai, ont ainsi manifesté à l'été 2017 contre la confiscation -arbitraire de leurs pâturages d'été.
A Ngawa, selon les chiffres officiels, la dernière initiative d'envergure de sédentarisation a -conduit, en  2010, à la relocalisation dans 608 " nouveaux villages " de 210 000 Tibétains. Dont 60 000 nomades et 150 000 semi-nomades – sous prétexte que leurs maisons étaient vétustes  aux yeux des autorités.
On ne doit d'ailleurs " plus parler de nomades à Hongyuan ", insiste Liu Xueliang, un représentant du service extérieur de l'administration du district : " Ils sont sédentarisés. Des terres leur ont été attribuées. Et quand ils ont besoin de plus de pâturages,ils les louent à d'autres éleveurs. " L'impact de cette politique est difficile à évaluer de manière indépendante – aucune ONG, chinoise ou étrangère, n'est autorisée à travailler sur ces questions et les journalistes sont surveillés de près.
Dans les faits, les nomades qui poursuivent leur transhumance saisonnière tirent parti, quand ils le peuvent, des subventions publiques pour les aider à construire une maison en dur. " Ce sont nos parents et nos enfants qui l'habitent ", confie l'un d'eux, Tserang Dongdrup, 31  ans. Ils sont sept adultes de sa famille à vivre dans un camp de tentes et de cabanes qui leur sert de domicile hivernal.
Dans ces régions élevées du Tibet, les herbages se renouvellent bien plus lentement qu'en plaine. " On peut faire paître les yaks destinés à la viande dans les marécages, mais il faut une herbe de meilleure qualité pour les femelles et leurs petits ", précise l'éleveur.
Comptabilisation des sinistresL'assureur français s'est installé à Ngawa en  2013, lorsque les autorités ont rouvert la région et qu'Internet est redevenu accessible. L'achèvement, cette année-là, de l'autoroute entre Chengdu et Wenchuan, la dernière grande ville avant les plateaux tibétains, a augmenté le flux de touristes chinois. " Cela a créé une demande de viande ou de produits liés aux yaks, considérés comme bio ", explique Ruan Jiang, le Chinois francophone qui supervise les activités d'assurance de la compagnie dans le Sichuan.
Les équipes ont dû travailler en coordination étroite avec le gouvernement, mais aussi se faire accepter des éleveurs ainsi que des autorités religieuses. Dans chaque localité, l'approbation du –monastère local incite les paysans à " se comporter de manière vertueuse ", selon le Tibétain Dangzhen Caiwan, chef du réseau de démarcheursd'assurance de Groupama à Hongyuan. Ainsi, " ils n'osent pas assurer un yak déjà malade ou trop vieux ".
Comment la compagnie a-t-elle -convaincu les autorités du Sichuan de la pertinence d'assurer les animaux ? En marquant les yaks avec des puces électroniques, elle aide les autorités locales à les recenser et à établir des statistiques. Elle comptabilise également les différents types de sinistres, comme les attaques de loup – en nette augmentation, signe que le prédateur, qu'il est strictement interdit d'abattre, est de retour. Il y a eu 926 attaques en  2017 et déjà 628 entre janvier et avril. Elles ne représentent toutefois qu'environ 4  % des sinistres.
En amont, l'assureur a œuvré pour dynamiser et encadrer le marché, en faisant émerger une association de producteurs de viande de yak et en faisant construire des incinérateurs pour les animaux morts. " L'éleveur ne reçoit de compensation de la part de l'assurance qu'avec une attestation prouvant l'incinération, sinon il y a un risque sanitaire si la viande d'une bête malade est donnée aux chiens ou vendue ", explique Ruan Jiang. Il ajoute : " Le meilleur accès au marché de la viande a raccourci le cycle de productionEt on offre aux assurés des compléments alimentaires pour leurs troupeaux – une herbe qui pousse très vite et qui est cultivée sur place – ainsi que des couvertures d'hiver pour les vieux yaks. "
L'assurance tendrait ainsi à favoriser le maintien des cheptels, sans favoriser un éventuel surpâturage. Sur les plateaux tibétains, l'heure est à la modernisation écologique au rythme chinois – pour le meilleur, ou peut-être pas.
Brice Pedroletti
© Le Monde

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