La visite de Matteo Salvini en Libye, rendue publique lundi 25 juin au matin par un selfie posté sur les réseaux sociaux, n'a duré que quelques heures, soit à peine le temps de rencontrer, à Tripoli, son homologue, le ministre de l'intérieur du gouvernement d'" union nationale ", Abdulsalam Ashour, et le vice-premier ministre, Ahmed Miitig. Annoncée depuis des semaines, elle était tout sauf une surprise : la coopération entre l'Italie et le pouvoir libyen est au cœur de la stratégie méditerranéenne impulsée par le prédécesseur de M. Salvini, Marco Minniti, qui a permis une baisse de 75 % des arrivées de migrants sur les côtes italiennes depuis l'été 2017. Le nouveau gouvernement italien entend bien la poursuivre.
Dans un entretien publié lundi dans le quotidien
La Repubblica, Ahmed Miitig avait souligné l'identité de vues entre Rome et Tripoli, notant que l'arrivée de migrants était également
" un problème important "pour son pays.
" Les trafiquants qui font venir les migrants en Italie sont pour nous des bandes criminelles dangereuses, qui ne permettent pas à la Libye de faire des pas en avant en direction d'une difficile normalisation ", a-t-il affirmé. A Tripoli, lors d'un point presse conjoint avec Matteo Salvini, il a en revanche rejeté catégoriquement l'idée italienne d'installer sur le sol libyen des centres fermés pour les demandeurs d'asile, qui ne seraient
" pas conformes - aux -
lois "libyennes. Le ministre de l'intérieur italien a par la suite rectifié le tir, affirmant tabler sur l'installation de " hot spots " à la frontière libyenne, côté nigérien.
" Port sûr "L'autre volet de l'action italienne dans les prochaines semaines sera le renforcement des gardes-côtes libyens, qui devraient recevoir une vingtaine de nouvelles vedettes afin de pouvoir poursuivre plus efficacement leurs opérations. Avec le projet, à moyen terme, de leur confier l'ensemble des opérations en mer. Selon les dispositions du droit de la mer, les membres d'un navire en détresse doivent, une fois secourus, être ramenés dans un " port sûr ", et nul n'oserait dire que la capture en haute mer de migrants fuyant l'enfer libyen correspond à cette définition. Le gouvernement italien (pas plus d'ailleurs que son prédécesseur) n'entend toutefois pas s'embarrasser de ces subtilités. De retour à Rome, Matteo Salvini a déclaré à la presse qu'à ses yeux, les gardes-côtes italiens
" ne devraient plus répondre aux demandes d'aide des navires de migrants ".
La visite de M. Salvini à Tripoli visait à consolider le tarissement du flux migratoire vers l'Italie en provenance de Libye. Le programme de soutien – européen et italien – aux gardes-côtes de Tripoli n'explique pas, à lui seul, le retournement de la courbe. Des accords occultes passés entre Rome et des milices locales – officiellement démentis mais jugés crédibles par de nombreuses sources indépendantes – en sont une autre raison.
C'est à Sabratha, l'ancienne " capitale " des passeurs – située à 70 km à l'ouest de Tripoli –, que l'expérience avait connu son plus grand retentissement. A la mi-juillet 2017, l'un des plus gros parrains des réseaux de trafiquants de la Tripolitaine, un certain -Ahmed Al-Dabbashi – surnommé " Al-Ammu " (" L'Oncle ") – avait soudain fermé ses plates-formes de départs de Sabratha et prêté son concours à la répression des autres trafiquants de la zone. Le subit revirement de " L'Oncle " avait dégénéré en véritable guerre civile à Sabratha à la mi-septembre. Défait, il s'est réfugié dans la commune voisine de Zaouïa, à 50 km à l'ouest de Tripoli.
Depuis lors, Sabratha cherche à se faire oublier, sensible à la pression internationale. " L'Oncle ", ainsi que son principal rival, Mossab Abou Grein (dit le " Docteur "), celui-là même qui l'a bouté hors de la cité, font partie de la liste de huit gros passeurs visés, le 7 juin, par des sanctions des Nations unies. A leurs côtés figurent deux acteurs-clés de la cité voisine de Zaouïa : Mohamed Kochlaf, chef d'une milice contrôlant une raffinerie de pétrole, et Abdelrahman Milad, qui dirige la branche locale des gardes-côtes. Selon des sources locales, ce dernier était passé maître dans l'art d'opérer des interceptions sélectives, fermant les yeux sur les bateaux de migrants relevant de réseaux amis et arrêtant les autres.
La mise en sommeil des passeurs de Sabratha et, dans une moindre mesure, de Zaouïa, a eu pour effet un redéploiement des réseaux vers d'autres plates-formes de la Tripolitaine. C'est ce qui explique que le flux de départs de migrants vers l'Italie, bien qu'en baisse nette par rapport à 2017, demeure néanmoins soutenu : environ 26 000 tentatives de départs du 1er janvier au 20 juin, si l'on additionne les arrivées en Italie, les interceptions par les gardes-côtes libyens et les noyades en mer (623).
" Hommes masqués "Dans cette recomposition géographique, deux bases nouvelles émergent de façon ostensible : le secteur de Garabulli-Khoms, situé à moins de 100 km à l'est de Tripoli, qui concentre désormais l'essentiel des départs, et Zouara, la ville amazigh (berbère) située à une cinquantaine de kilomètres de la frontière tunisienne. Le cas de Zouara est emblématique de la fluidité de la géopolitique migratoire en Tripolitaine. La cité était le principal point de départ de migrants jusqu'en 2015 quand, à la suite d'un naufrage qui avait traumatisé la population, le conseil municipal avait décidé de réprimer le trafic. Une milice d'hommes encagoulés – surnommés les
" hommes masqués " – avait été chargée de traquer les contrebandiers. Nombre de ces derniers ont dû fuir, mettant leur savoir-faire au service des réseaux de Sabratha, qui a ainsi ravi à Zouara le titre de " capitale " migratoire de la Libye.
Or, voici que Zouara réapparaît sur la carte des départs. Les passeurs opèrent plus précisément vers Abou Kammesh, une zone de la commune située à quelques encablures de la frontière tunisienne. Une source de Zouara, jointe au téléphone, confirme ce retour de la ville comme plate-forme de départs.
" Les départs reprennent, même s'ils n'atteignent pas le niveau de 2015, dit-elle.
Ces trois dernières années, les “hommes masqués” ont tenu dans leur chasse aux passeurs, mais il leur est de plus en plus difficile de résister à la pression. Le problème vient de leur manque de moyens. L'aide promise par les Italiens et les Européens n'arrive pas sur le terrain. " Le cas de Zouara montre que les acquis en Libye demeurent fragiles et réversibles.
Frédéric Bobin, et Jérôme Gautheret
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