Le 28 mars, sous les ors de la -République, Emmanuel Macron recevait le gratin de l'intelligence artificielle mondiale. Parmi les -convives, Fei-Fei Li, ingénieure chez Google et professeure à l'université Stanford, en Californie, Yann LeCun, chef d'un laboratoire de Facebook, Demis Hassabis, cofondateur de Deepmind (Google), ou Noriko Arai, roboticienne de l'université de Tokyo. Loin de se laisser démonter, le président a impressionné son auditoire. Les échanges ont duré trois heures. " Ses interventions n'étaient pas prémâchées par ses conseillers. Il avait des opinions. Les débats ont été passionnants ", s'enthousiasme Justine Cassell, professeure à l'université Carnegie Mellon. Cette habituée de Davos, le sommet des puissants, a même trouvé au chef de l'Etat français une " ouverture d'esprit " proche de celle de Barack Obama.
N'en jetez plus ! En France ou aux Etats-Unis, les acteurs de la technologie évoquent un
" moment Macron ". Depuis son élection, M. Macron n'a pas ménagé sa peine pour mettre en scène son implication dans le domaine, avec plusieurs sommets aux noms anglais dans l'air du temps : Choose France, le 22 janvier, organisé dans le faste du château de Versailles pour attirer les investissements des grands groupes étrangers – dont Facebook, Google ou SAP ; AI for Humanity, le 29 mars au Collège de France, pour mettre Paris sur la carte de l'intelligence artificielle mondiale ; Tech for Good, le 23 mai, à Matignon, pour faire plancher les " chief executive officers " (CEO)
– comme Mark Zuckerberg, de Facebook, ou Satya Nadella, de -Microsoft – sur des projets à visée sociale.
Une part d'opportunisme
" Macron se positionne en CEO de la maison France. Au déjeuner de Tech for Good, on sentait une proximité culturelle entre l'Elysée et les patrons de la tech ", raconte Alex Dayon, chargé de la stratégie du groupe de logiciels américain Salesforce. Celui qui figure parmi les Français haut placés dans la Silicon Valley mesure le chemin parcouru depuis le voyage du président François Hollande en Californie en 2014 :
" Aujourd'hui, on communique avec l'administration de Macron comme avec une boîte privée. "" Ces derniers mois, nous avons noté une volonté forte de redonner à la France une place qui compte sur le numérique ", renchérit Anne-Gabrielle Dauba-Pantanacce, porte-parole de Google France.
L'inclination " tech " d'Emmanuel Macron ne date pas de son élection. Mais c'est un converti, précise Benoît Thieulin, codoyen de l'école du management et de l'innovation de Sciences Po.
" En économie, c'était un classique. Il s'intéressait peu au numérique. Entre 2014 et 2016, je l'ai vu profondément changer. " L'Elysée le reconnaît, le président de la République n'a pas inventé la French Tech, mouvement monté par l'ex-ministre du numérique, Fleur Pellerin. Mais il a vite sauté sur ce sujet porteur et consensuel.
Ce n'est pas un hasard s'il a choisi le Consumer Electronics Show (CES), grand-messe de l'électronique de Las Vegas, le 6 janvier 2016, pour tester sa stature présidentielle. Lors d'une soirée désormais célèbre – l'actuelle ministre du travail avait échappé de peu à une mise en examen pour favoritisme : ce déplacement avait été organisé par Business France, dont Muriel Pénicaud était alors directrice générale, sans avoir eu recours à une mise en concurrence –, l'ancien banquier d'affaires, alors ministre de l'économie, qui n'avait pas encore dévoilé son ambition, a prononcé devant un parterre d'entrepreneurs de la French Tech un discours respirant les promesses de campagne.
" Macron président ! ", a applaudi la salle…
" Macron ose plus que ses prédécesseurs : il reprend le slogan “start-up nation”, pourtant forgé par et pour Israël ", ironise un observateur. Il y a une part d'opportunisme assumé de l'Elysée, qui cherche à profiter du froid de la Silicon Valley avec le président américain Donald Trump et l'exécutif britannique après le vote du Brexit.
" Le secteur de la tech a besoin d'interlocuteurs dans les gouvernements. Il y en a peu avec qui il est possible de discuter. Macron en est un ", salue-t-on chez Facebook.
Dans le logiciel macronien, la France doit faire naître un
" modèle européen, qui réconcilie l'innovation et le bien commun " : " Le modèle américain n'est pas régulé(…).
Il n'est plus tenable, car il n'offre pas de responsabilité politique. Le modèle chinois, surcentralisé, est très efficace, mais nous n'avons pas les mêmes valeurs ", a disserté M. Macron au salon -VivaTech, à Paris, le 24 mai. Dans les futures batailles sur la régulation, l'Elysée espère pratiquer une
" diplomatie de la norme ", afin que l'approche française et européenne -s'impose au niveau mondial, comme avec le règlement général européen sur les données personnelles (RGPD).
Mais l'offensive de M. Macron est politi-quement sensible. La relation aux GAFA – cet acronyme mal aimé des entreprises qu'il désigne : Google, Apple, Facebook et Amazon – est un sujet délicat. Ainsi, des groupes français comme Orange, BNP Paribas ou Sanofi ont été invités à Tech for Good, mais certains ont eu l'impression de faire tapisserie, quand, au même moment, on demandait à l'américain Uber, controversé pour la gestion de ses chauffeurs, de diriger le débat sur l'avenir du travail. D'autres soulignent le paradoxe de
" dérouler le tapis rouge " à des géants qui sont, comme Facebook, touchés par le scandale Cambridge Analytica, ou sommés de payer plus d'impôts en Europe.
" Faire venir les meilleurs "C'est la version numérique du
" en même temps " macronien, assume l'Elysée : le président entend courtiser Google ou Facebook tout en voulant imposer une taxe européenne sur leur chiffre d'affaires et une régulation de leurs contenus. Un moment a résumé cette dualité : à Tech for Good, avant la photo de groupe sur le perron de l'Elysée, M. Macron a sermonné les cinquante PDG de la tech mondiale : il n'y a
" rien de gratuit, pas même ce déjeuner ", leur a-t-il dit, les appelant à se réformer. Avec cette mise en scène diffusée en vidéo par l'Elysée, le président voulait donner des gages à son opinion, pour ne pas paraître servir la soupe aux géants américains, analysent des témoins.
Au-delà des discours, quelle est la réalité de l'action du président Macron ? Des critiques commencent à poindre. Ainsi, pour convaincre les fonds d'investissement américains étrangers de s'installer dans l'Hexagone, l'Elysée compte organiser des
" learning -expeditions " : au programme, visites de l'Institut national de recherche en informatique et en automatique, de l'incubateur Station F (dont le fondateur, Xavier Niel, est actionnaire du
Monde), et dîner avec M. Macron. Cela sera-t-il suffisant pour les convaincre ? Plus offensif, Israël avait choisi d'aider financièrement les fonds de capital-risque à s'implanter dans le pays.
Du côté français, les acteurs de la tech ont été déçus par le recul gouvernemental sur la loi Pacte.
" Nous avons proposé de rediriger une partie de l'assurance-vie vers les technologies, mais le gouvernement a refusé, alors que Macron et Bruno Le Maire - le ministre de l'économie -
avaient soutenu cette idée ", regrette Bertrand Diard, fondateur de Talend, start-up française cotée à New York, et président de la fédération Tech in France.
" C'est bien d'attirer des étrangers. Mais, en cas de retournement de cycle, ces gens partiront et les start-up ne pourront pas se refinancer localement ", explique Jean-David Chamboredon, coprésident du fonds ISAI.
Autre critique : malgré des discours inspirants, M. Macron semble avoir du mal à s'extraire de la technocratie de l'Etat. Ainsi, pour faire émerger des " technologies de rupture ", le gouvernement a lancé un nouveau fonds de
" 10 milliards d'euros ", qui va saupoudrer entre 200 et 300 millions d'euros par an dans des jeunes pousses. Or, il existe déjà des dispositifs similaires, sans qu'aucun Google local ait émergé.
Même dans l'intelligence artificielle, les vieilles recettes priment, selon Nicolas Colin, cofondateur de The Family :
" On a commandé un rapport, qui a proposé de mettre de l'argent dans l'université, et de retisser les liens avec les entreprises. On aurait pu le faire il y a vingt ou trente ans. Cela n'a jamais marché. " Pour l'ancien inspecteur des finances,
" les centres de recherche et développement installés en France sont offshore et ne contribuent pas à l'écosystème. Leurs ingénieurs n'investissent pas dans l'Hexagone ". De fait, Google a ouvert un centre de recherche à Paris fin 2011, mais son fonds d'investissement européen installé à Londres a fermé en 2015, après seulement un an d'activité.
" Les labos d'intelligence artificielle de Google et Facebook pourraient aussi servir à siphonner les talents français. C'est une question difficile à trancher ", s'interroge Stuart Russell, professeur en intelligence artificielle à l'université de Berkeley (Californie). Le risque est une forme de
" cybercolonisation ", a résumé le député En marche ! de l'Essonne Cédric Villani, cité par Reuters. L'exécutif défend, lui, l'idée que
" faire venir les meilleurs " bénéficiera à la France et que, dans la recherche,
" le privé finance aussi le public ".
L'Elysée sait que la partie est loin d'être -gagnée. Mais, au Château, on espère
" utiliser l'effet Macron comme levier " pour -permettre à la France de devenir la deuxième
" start-up nation " mondiale – sans fixer de calendrier. Il y a urgence. Outre les GAFA, la Chine, longtemps discrète, est désormais en embuscade.
Sandrine Cassini, et Alexandre Piquard
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