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dimanche 23 septembre 2018

Une ode au Brexit… et au Royaume-Uni


23 septembre 2018

Une ode au Brexit… et au Royaume-Uni

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Penser contre soi-même, argumenter contre ses propres convictions, relève de l'hygiène de base pour un journaliste. L'exercice peut s'avérer productif, voire délectable, pour le lecteur, surtout lorsqu'on est doté, comme Marc Roche, d'une plume malicieuse. L'ancien correspondant du Monde à Londres s'est attelé à cet exercice à propos du sujet qui monopolise depuis deux ans l'actualité britannique : le Brexit. Il a poussé si fort la logique de provocation que, prœuropéen de cœur, il avoue être devenu un " brexiter - partisan du Brexit - de raison ". " Le Brexit va réussir ", affirme-t-il, dans un essai bref et tranchant, qui a le mérite de dissiper une illusion  courante en France – non, les Britanniques n'ont pas changé d'avis et quittent l'Union européenne (UE) – et de balayer la fausse évidence, alimentée par un certain prêt-à-penser europhile et des siècles de rivalité franco-britannique : non, le Royaume-Uni n'est nullement en train de s'effondrer.
La thèse de Marc Roche est simple : après avoir subi des dégâts à court terme, le Royaume-Uni va sortir plus fort de l'épreuve et " reprendre sa course au grand large pour se forger un nouveau destin, à la fois plus britannique et plus planétaire ". Presque mot pour mot la promesse de Boris Johnson, chef de la campagne pro-Brexit pendant le référendum de juin  2016. Pour avoir eu la chance de succéder à Marc Roche et de couvrir le Brexit depuis quatre ans pour ce journal, je sais à quel point ce dessein grandiose non seulement se heurte aux réalités européennes, transatlantiques et mondiales, mais recouvre d'ambiguïtés et de faux-semblants, en raison notamment de la détestable rhétorique nationaliste qu'il flatte et attise. Cela n'empêche nullement d'écouter ce que ce livre nous révèle.
" Cynisme admirable "Quelle est la logique économique et politique du Brexit ? Bizarrement, aucun média britannique, même les plus europhobes, n'a osé suivre aussi méthodiquement le cheminement de Marc Roche pour répondre à cette question. La réponse est violente : " libéré " des règles européennes, " le Royaume-Uni va pouvoir devenir un Etat-voyou sans contrainte ni entrave ", poussant plus loin le dumping fiscal, la flexibilité du travail et la porosité aux pratiques financières douteuses. L'auteur n'est jamais plus convaincant que lorsqu'il décrit la City, transformée en " plate-forme offshore débridée ", experte dans l'art de contourner les obstacles mis par Bruxelles pour qu'elle cesse d'être – paradoxalement – la capitale financière de la zone euro après le Brexit.
La City, grâce à son réseau d'anciens territoires britanniques convertis en paradis fiscaux, grâce à son opportunisme à l'égard de la Chine et aussi grâce à la complicité de certains Etats européens, comme l'Irlande, le Luxembourg et les Pays-Bas, ne cessera pas de prospérer après le divorce avec l'UE. Marc Roche fait -confiance au " cynisme admirable " d'Albion, au " double langage " de ses responsables politiques – qui professent la vertu mais soutiennent les pratiques troubles – pour que l'économie britannique tire son épingle du jeu. Son admiration pour le pays dont il est en train d'acquérir la nationalité se traduit aussi en louanges pour la force du soft power – musique, télévision, universités – britannique et en digressions enamourées, savoureuses mais quelque peu décalées sur la reine Elizabeth, étrange fil conducteur de son récit.
Mais le Brexit n'est pas un conte de fées : la " réussite " de ce Brexit se paierait, admet l'auteur, par une destruction massive d'emplois et une " aggravation de la pauvreté ", dans un pays déjà champion de la précarité, de la faiblesse des garanties sociales et des inégalités. " Les Britanniques ont toujours été darwiniens ", assure Marc Roche, tenant pour acquis que le pays " accepte les inégalités ".
Même si le principe d'égalité n'a pas, au Royaume-Uni, le statut central qu'il occupe en France, aucun tenant du Brexit n'a jamais osé énoncer publiquement pareil projet ultralibéral, qui ferait frémir une grande partie de l'opinion et serait rejeté par les urnes. L'enthousiasme brexitien paraît également décalé en raison de l'incapacité, aujourd'hui patente, des europhobes les plus ardents à articuler un projet alternatif à celui de Theresa May, qui -consiste à coller aux règles de l'UE, à réclamer le maintien de ses bénéfices tout en proclamant sa volonté de rupture.
Deux années de négociations l'ont démontré : les liens entre Londres et l'UE sont si denses que, sous les apparences du divorce, les Britanniques cherchent à les recréer. Marc Roche néglige aussi les mauvaises nouvelles qui s'accumulent sur l'économie britannique et le sérieux risque de crash final des négociations, lié à la division des conservateurs entre ultralibéraux et modérés. Admiratif du système politique britannique, il oublie la moitié du pays qui refuse de quitter l'UE, et ne dit mot de l'affaiblissement du Parlement (majoritairement prœuropéen) qu'a provoqué le référendum.
Tout à son ode à son pays d'adoption et à la monarchie, Marc Roche passe à côté de l'ambiguïté fondamentale du vote pour le Brexit, qui a mêlé une très large protestation des laissés-pour-compte de la crise financière et de la mondialisation, plutôt demandeurs de la protection de l'Etat, à un vote diamétralement opposé, et nettement plus confidentiel, d'ultra-libéraux en quête d'une nouvelle révolution thatchérienne. N'y voir que la marque des seconds relève de l'illusion d'optique. Célébrer par avance leur victoire relève de l'acte de foi et dépasse largement le salutaire exercice du " penser contre soi-même ".
Philippe Bernard
© Le Monde

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