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samedi 21 juillet 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Ray Charles, cagade à Marciac

HISTOIRE et MEMOIRE


20 juillet 2018

Ray Charles, cagade à Marciac

passion jazz 4|6 Francis Marmande a partagé l'intimité des plus grands musiciens d'un genre en perpétuelle révolution. Aujourd'hui, " The Genius " et ses " Géants ", à l'affiche du festival gersois, en 1997

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Lundi 11  août 1997. Un couple de randonneurs australiens, équipés pour franchir l'Himalaya, sac à dos, short, bob Ricard sur la tête (des vieux restes du Tour de France), fait son entrée dans la petite ville d'Auch (Gers). Les cloches de la cathédrale sonnent 18  heures. Canicule, ruelles muettes, les deux oiseaux ignorent qu'ils sont à 48  kilomètres de Marciac : quelque 1 200  âmes en hiver, dix fois plus le 11  août. Un des plus grands festivals de jazz du monde, Jazz in Marciac. Une mine de grandioses souvenirs, qu'on s'en veut un peu de flétrir par la scène qui va suivre. Pur signe d'une authentique vitalité. That's all jazz.
Nos deux tourtereaux exsangues s'engagent dans la minuscule rue Edgar-Quinet. Rien ne peut leur indiquer qu'au milieu, ce mur blanc avec une immense porte-fenêtre en hauteur, c'est le fond de scène du théâtre municipal. La porte des décors est ouverte dans l'espoir d'un courant d'air. Hagards, venant de couvrir 20  kilomètres dans l'un des plus beaux paysages du monde grillé par le feu du ciel, ils entendent et reconnaissent de loin quelques échos de What'd I Say… Douze mesures, coupures, reprises, une voix qui ressemble à Ray Charles… Quelque répétition d'amateurs locaux ? Une surboum de campagne ?
Le son grandit, rue Edgar-Quinet. Les deux têtes arrivent à peine à la hauteur de la porte-fenêtre. Les deux bobs Ricard tendent le cou, reconnaissent Ray Charles en personne. Lunettes noires, sourire éclatant, devant son clavier Yamaha KX88. Plus six nuques de souffleurs assis sur des chaises rouges, une rythmique dans l'ombre, et, face à leurs quatre yeux incrédules, tout ce petit théâtre vide, ses sièges pourpres, son balcon, la loge du préfet… Cette vision les achève. Ils récapitulent. Champignons, moustaches de maïs qu'ils ont eu la curiosité de fumer, datura que l'on trouve en veux-tu en voilà, au pied de la grotte de Lourdes, les raisons ne manquent pas. Peine perdue. L'hallucinogène, c'est Ray Charles, " The Genius ", et ses " Giants du jazz ".
L'orchestre siffle du champagne. Répétition très cool. On leur a prêté le théâtre. Les Giants le sont vraiment : Johnny Griffin, le ténor qu'on appelle " Little Giant ", Phil Woods, Leroy Cooper et David Newman, vieux complice du " Genius " ; plus, aux trompettes, un gros et un ludion, Nicholas Payton et Roy Hargrove (en maillot des Girondins de Bordeaux !) ; un batteur, un guitariste et le magnifique Niels-Henning Orsted Pedersen à la contrebasse.
Ray Charles invité à retrouver son passé de jazzman (notamment à l'alto) est une idée à la fois généreuse, audacieuse, habile du festival de Marciac. Une idée hautement explosive. Pourtant, à la fin de la répétition, Ray Charles, dont on sait l'exigence et l'oreille intraitables, se déclare content : " Messieurs, j'ai vraiment une immense joie de jouer avec vous. Pour terminer, nous jouerons Straight, No Chaser, et là, j'aimerais que chacun de vous prenne deux chorus pour moi, en y pensant, thank you, gentlemen, one-two and one-and-two… " Ils prennent Straight, No Chaser, la composition de Thelonious Sphere Monk, au cordeau. Prévu pour le lendemain, 12  août, sous l'immense chapiteau de Marciac planté au milieu du terrain de rugby, le concert s'annonce grandiose.
micmacs de droits télévisésIl n'est pas fréquent que Jazz in Marciac, le festival villageois promu référence internationale, rate une marche. Mais tant que cette musique reste à vif, pas systématiquement formatée, tout arrive. Les " festivalsdejazz ", mascottes festives des étés français depuis la fin des années 1970, jusqu'à 365 au milieu des années 1990, autant que de fromages, ont tous leur personnalité. Ils en auront connu de toutes les couleurs.
Ou l'on joue le jeu à fond, relax, comme en répétition. Ou l'on découvre, au moment de monter en scène, des micmacs de droits télévisés, de cachets cachés, et pas mal de blessures, ravivées par la cœxistence moins pacifique qu'il n'y paraît la veille. Ray Charles est connu pour ne pas faire de cadeaux. Les géants ne le voient pas forcément de la même oreille. Le très inspiré fondateur de Jazz in Marciac, Jean-Louis Guilhaumon, aurait-il joué avec le feu ? Je ne lui ai jamais demandé.
Sous la houlette de Guy Lafitte (1927-1998) et Bill Coleman (1904-1981), qui repose dans le Gers, à Cadeillan, Marciac avait débuté dans un esprit à dominante traditionaliste. Ce qui oblige à un flash-back d'une trentaine d'années autour du tremblement de terre Ray Charles en France, et particulièrement dans le Sud-Ouest. A la toute fin des années 1950, l'irruption de Ray Charles est un coup de tonnerre, une explosion de joie :plus R'n'B que rock, pas yé-yé pour un sou, ni vraiment " jazz ", pourtant reconnaissable par tous. Changement d'échelle, de public, de profanation, d'inversion des codes, on écoute I Got A Woman à Atlanta (Géorgie), devant un auditoire afro-américain (1954), comme une nouvelle révélation.
Là-bas, tous les ans, au Musée basque, à Bayonne (Pyrénées-Atlantiques), dans une salle avec armoiries et armes, Hugues Panassié, " le pape du jazz ", venait dire la messe (1960-1962). Comme je n'allais pas à la messe, j'allais à celle-là. Dans les travées, nous étions immuablement 21. Six archiprêtres du Hot Club local, au premier rang, entourant Madeleine Gautier dans son rôle d'égérie pomponnée ; douze médecins et pharmaciens, ceux-ci se sachant méprisés par ceux-là ; plus le professeur de philosophie du lycée de Biarritz et nous deux en style de passagers clandestins, ma sœur Anne-Marie et moi, 16 et 15  ans.
En dehors des trois derniers mentionnés, la tonalité générale tournait autour de ce que nous appellerons poliment un puissant conservatisme assez ferme sur les prix. La guerre d'Algérie n'est pas finie. Je ne connaissais pas le prof de philo, j'étais dans les classes scientifiques du lycée de Bayonne. Prof de philo de province à l'époque, c'était quelque chose. Ils avaient tous les droits : s'habiller en guignol, vivre avec leur gouvernante, écouter Charlie Parker, lire Sartre, se laisser pousser les ongles, et parfois les cheveux.
De Panassié et Madame, je savais tout. Nous avions très peu de disques. Vraiment très peu. Et pas de télévision. La Rhune n'était pas encore équipée en son sommet de 905 mètres de l'antenne-relais nécessaire. A onze exceptions près (dont Jacques Acarregui), tous les gars du lycée détestaient le jazz. Ils ne savaient pas beaucoup plus que nous de quoi ça parlait, mais ils détestaient. Je savais " tout " par les livres, les bons, les mauvais, les revues, les pages spéciales des journaux et magazines – drogue, scandales, prison et compagnie, tout. Je savais qu'aimer, c'est savoir.
ça, " c'est de vrai jazz "De Panassié, je savais l'intelligence, l'érudition, l'aficion, la passion, le prosélytisme, son rôle historique de découvreur, son imprenable amour, son conservatisme abruti, la secte qu'il avait fondée avec la Madeleine après schisme dans " son " Hot Club de France à la Libération, les bulles qu'il lançait depuis Montauban, sa bêtise crasse, tout. Que c'est complexe un être humain ! Un passionné de jazz, je ne vous dis pas. Un fondateur, alors…
Car Panassié – si l'on ne se met pas cette idée simple en tête, on rate l'essentiel – aura, avec d'autres, fondé l'idée de possibilité d'une " critique de jazz ". Critique qui saurait proposer ses axes et ses définitions. Où commence le jazz et ce qui n'en est pas. Et là, comme dépassé par son titanesque effort, Panassié s'arrête. Décrète que le jazz s'arrête avec lui, excommunie à tout-va, dit des gros mots, vire fascisant, ce qu'il n'avait cessé d'être, et se fait déborder, soit en théorie (Charles Delaunay, André Hodeir, Lucien Malson, Frank Ténot, etc.), soit avec une drôlerie, une impertinence qui font encore rire (Boris Vian). La scission concerne aussi bien les Etats-Unis et les mondes habités. Musiciens, public, elle engage la survie de cet art que tout menace : industrie, inertie, routine, rentabilité.
Les " Raisins verts " s'emballent pour les révolutionnaires (harmonie, mélodie, rythme), " Bird ", Bud, Gillespie, Miles, Monk… Panassié les traite de marxistes – il y a du vrai, mais sans plus. D'intellectuels aussi – ce n'est pas encore une insulte. De pédérastes – qui n'était qu'une insulte (et un délit). A quoi Vian répondit dans son courrier de la revue Jazz Hot : " Quant à l'imputation de pédéraste, je dois vous dire que je n'en suis pas et que je le regrette – il paraît que c'est formidable. "
Pour en revenir au Musée basque, -Panassié nous faisait entendre des trésors. Des merveilles. Des fables inouïes. Des sons insensés. Il démarrait avec le Reverend Kelsey,preaching au début vite changé en incantation, en transe, et là, pardonnez-moi, je l'ai vécu dans ma chair, le Musée basque partait en orbite et son public en vrille.
Fixé à son fauteuil roulant, Panassié mimait la musique. Armstrong et Mezz Mezzrow étaient ses amis. Inspiré, comique autant qu'exact, il mimait. Il mimait les entrées de trombones, les pêches sur la cymbale de Sonny Payne, le phrasé d'Erroll Garner, le pavillon de " Satchmo ". Nous, on voyait la musique. Bouleversant. Il nous donnait à voir la musique. Ainsi font les musiciens. Puis, rituellement, pour la route : " Avez-vous des questions ? " Suivaient quelques remerciements mouillés des archiprêtres.
Le philosophe biarrot entrait alors en piste. D'une voix très pondérée, jeune, une écharpe blanche en écharpe " Que pensez-vous de Charlie Parker ? " Saut de tension cul sec, de 15,5 à 28, Panassié éructait, vermillonnait, s'étouffait. Passait, non pas par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, mais juste par celles en bout de spectre, à droite, vers l'indigo, pour finir au violet. On le croyait perdu. Apoplectique, il bafouillait que Charlie Parker, " c'était pas du jazz ". Il perdait sa syntaxe. Il perdait les pédales. Tapait avec sa canne. Un comparse, alors, lançait à point nommé : " Et Ray Charles… "
Au seul nom de Ray Charles, le " Genius " d'Albany (Géorgie), tout rentrait dans l'ordre. Nous fondions en larmes. De vieux apothicaires décatis embrassaient leurs docteurs sur la bouche. Panassié hurlait oui, ça, " c'est de vrai jazz ". Il ne disait pas " du vrai jazz ". Il savait les méandres de la grammaire et ceux du saxophone. Car il nous rappelait (nous faisions comme si nous l'ignorions) que Ray Charles jouait aussi de l'alto. Sacré Panassié, il avait failli nous claquer dans les doigts…
Le concert de Marciac du 12  août 1997 ? Cette fable en tête et tout ce qui s'ensuit. Sinon, on va au concert comme d'autres à la station d'essence. Floués par de sombres histoires de droits, les modestes mais véridiques " géants du jazz " sabotent savamment le concert du " Genius ". C'est très facile, pour des musiciens, de ne pas jouer le jeu. Encore plus pour de grands musiciens. Même le public s'en aperçoit. Wynton Marsalis, ange tutélaire de Marciac, tente à l'amiable de rattraper le coup. Deux jeunes Australiens se font placer en maison de repos, pour désordres mentaux. On dit qu'ils y seraient encore.
Francis Marmande
© Le Monde

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