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mardi 31 juillet 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - Charles de Gaulle, le chagrin

HISTOIRE et MEMOIRE



31 juillet 2018

Charles de Gaulle, le chagrin

Président, la vie d'après 1|6 Dans les heures qui suivent la victoire du non au référendum qu'il a convoqué, le général démissionne et se retire, meurtri, à Colombey-les-Deux-Eglises. Ecriture, voyages. Et l'attente…

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Qu'advient-il des dieux contraints de quitter l'Olympe ? Tombent-ils foudroyés, mornes, silencieux, tel l'ange déchu de Victor Hugo ? S'éloignent-ils pleins de rancœur et de rancune ? Quand son tour est venu, le plus grand d'entre eux a tracé dans l'espaceun orbe brillant et bref, quasi invisible aux yeux des Français. Puis de Gaulle a rejoint le tombeau, où l'attendait " le tout-petit ", sa fille Anne, morte à 20  ans. Cette enfant trisomique, lourdement handicapée et tant aimée, fut l'un de ses grands chagrins.
Lorsqu'il disparaît, Charles de Gaulle a quitté le pouvoir depuis un peu plus de dix-huit mois, 563  jours exactement. Une rupture brutale, pensée, voulue, minutée, trois jours avant le résultat du référendum qu'il a soumis aux Français, le 27  avril 1969, sur " la création des régions et la rénovation du Sénat ". Il sait que tout est perdu. Et, lorsqu'il fait mine de montrer quelque optimisme, il arrive que, derrière lui, à sa modeste place, Yvonne de Gaulle secoue la tête en signe de dénégation. Ces 52,41  % de " non " ne vont guère étonner la femme du président. Personne ne se méprend sur ce résultat. Ses compatriotes ont " congédié " son mari.
" Il faut avoir du chagrin au sujet de la France. Elle en vaut la peine ", confiait-il au terme de sa traversée du désert, ces douze longues années de 1946 à 1958. Quand il s'en va pour la première fois, il a 56  ans. Lorsqu'il revient, il en aura bientôt 68, avec le sentiment, déjà, qu'il est bien tard. C'est encore un colosse, doué d'une capacité de travail phénoménale, mais il confie à sa nièce, Geneviève de Gaulle : " J'ai dix ans de trop. "
Et puis, il plane sur lui une ombre inquiétante. Le 11  mars 1955, après une opération de la cataracte, il a fait un malaise, lié à une brutale chute de tension artérielle. André Lichtwitz, son médecin, est injoignable. C'est le professeur Paul Milliez, appelé à la rescousse en urgence, qui le soigne et le sauve.
La suite, racontée dans la postface de Lettres, notes et portraits, de Georges Pompidou (Robert Laffont, 2012), par le fils de ce dernier, est proprement incroyable. Milliez, spécialiste reconnu de l'hypertension, découvre un anévrisme (une dilatation locale) de l'aorte. C'est un risque vital. Il s'en ouvre aussitôt à Lichtwitz et lui laisse la responsabilité d'en avertir son patient. Mais le médecin décide de se taire. Et le professeur se plie à son exigence. L'information ne sera révélée que des années après le décès du général, qui n'aurait donc jamais pris connaissance de la réalité de cette menace. Cet anévrisme se rompt le 9  novembre 1970, provoquant sa mort, à treize jours de son quatre-vingtième anniversaire.
Jean Mauriac, fils de François Mauriac, décrit avec un talent d'auteur et une minutie d'agencier – il a suivi de Gaulle pour l'AFP de la Libération à son départ de l'Elysée – ces derniers mois de la vie du Connétable dans Mort du général de Gaulle (Grasset, 1972). Le départ a lieu le vendredi précédant le scrutin, comme pour un week-end ordinaire à la  Boisserie, dirait-on. Le matin, il a enregistré sa dernière allocution, sans illusions. Un rapide déjeuner, et à peine Le  Monde est-il arrivé que le couple s'engouffre dans la DS noire, en direction de Colombey-les-Deux-Eglises (Haute-Marne), pour la dernière fois.
Le dimanche à 22  heures, jour du vote, de Gaulle appelle Bernard Tricot, le secrétaire général de l'Elysée, depuis le téléphone de la  Boisserie, caché sous l'escalier : le communiqué lapidaire annonçant qu'il cessera ses fonctions le lendemain à midi, et qui devait être envoyé à l'AFP une heure avant cette échéance, doit être transmis le soir même, à minuit, à l'agence de presse. Il paraît à 0 h 10. Pas de discours, pas de -conseil des ministres extraordinaire, pas d'adieux. Stupeur. Tout est resté secret, comme une opération militaire.
" Je n'interviendrai plus "Dans la nuit, les archives personnelles du chef de l'Etat ont été transférées dans ses anciens bureaux, rue de Solférino. Le lundi, la ligne directe qui relie le palais présidentiel à la  Boisserie est coupée. Le mardi, le service de la sécurité présidentielle est retiré. Le mercredi, le général indique à Xavier de La  Chevalerie, son directeur de cabinet venu à Colombey, qu'il refuse sa dotation annuelle d'ancien président de la République et son traitement de membre du Conseil constitutionnel.
" Il vit de son travail, c'est-à-dire de sa plume. Pour la Sécurité sociale, il est inscrit à la caisse des gens de lettres ", précise, dans De Gaulle au soir de sa vie (Fayard, 1990), Pierre-Louis Blanc, le diplomate qui l'aide pour les Mémoires d'espoir" Il faut bien faire partie de quelque chose. Eh bien, de Gaulle, il est avec les travailleurs indépendants ", a-t-il -confié à l'ancien chef du service de presse de l'Elysée, parlant de lui-même à la troisième personne, sa petite manie.
Il fait savoir aux uns et aux autres : " Je me retire totalement. Je n'interviendrai plus en rien. " Aux yeux de tous, il apparaît impassible, mais en revenant de Colombey, La  Chevalerie, qui l'avait rejoint à Londres en  1940, s'afflige : " La blessure ne se refermera jamais. " Une urgence l'habite, liée aux affres de l'âge, au chagrin dont il sent bien qu'il le ralentit pour écrire. " Si Dieu me prête vie… ", répète-t-il, guettant chez lui le moindre signe d'essoufflement intellectuel.
Treize jours après le référendum, les de  Gaulle s'envolent pour l'Irlande. Le général ne veut à aucun prix être en France pendant la campagne présidentielle, ni pour la cérémonie du 18  juin au Mont-Valérien, à laquelle il a décidé de ne plus jamais assister. Ils rentreront le 19  juin.
De ce voyage de quarante jours – au cours duquel il écrira le premier chapitre desMémoires d'espoir –, il restera de célèbres photos de l'exilé volontaire, dans ce grand manteau de drap sombre, marchant avec sa canne sur les plages ou dans la lande, accompagné de sa femme et de son aide de camp, le capitaine de vaisseau François Flohic. On trouve que le général a l'air triste ? " Les journalistes ne voudraient tout de même pas que je danse la java parce que j'ai perdu le référendum ! ", s'exclame de  Gaulle devant son fils Philippe (De Gaulle, mon père, entretiens avec Michel Tauriac, Plon, 2003)Il a dit aussi : " En mai  1968 j'ai été blessé. Et maintenant ils m'ont achevé. Et maintenant je suis mort. "
En Irlande, il rencontre le clan Mac Cartan, berceau de son arrière-grand-mère maternelle, et Eamon de Valera, le fondateur de la République d'Irlande, 87 ans et aveugle, en présence duquel il porte un toast intime et inhabituel : " J'ai trouvé ici ce que je cherchais : être en face de moi-même. L'Irlande me l'a offert de la façon la plus délicate, la plus amicale. " Le 18  juin, à l'ambassade de France, où Emmanuel d'Harcourt, l'ambassadeur, grand blessé de guerre et gaulliste de toujours, lui demande une dédicace sur un tome des Mémoires de guerre, il écrit : " Moult a appris qui bien connut ahan " (" A beaucoup appris celui qui a connu la peine ").
Le second voyage du général, l'année suivante, sera plus controversé. Il rêve de connaître l'Espagne, celle de Charles Quint, bien sûr. Le couple, leurs chauffeurs et l'aide de camp, Emmanuel Desgrées du Loû, parcourent en vingt-cinq jours plus de 10 000  kilomètres. Mais c'est un repas avec Franco que les gaullistes, les adversaires du général et un certain nombre de Français et d'Espagnols, auront du mal à digérer. Des protestations s'élèvent ? " Qu'ils jasent ! ", répond l'ex-président. Le Caudillo, lui, s'en réjouit beaucoup.
Solitude voulue et choisieEn rentrant, les de Gaulle racontent à leur fils que leur hôte est vraiment vieux. " En le voyant, je me suis dit que j'avais bien fait de quitter le pouvoir à temps ! ", souligne le général. Il assure avoir voulu entendre de la bouche du militaire le récit de cet épisode de 1940 où il avait refoulé Hitler et la division Das Reich à la frontière espagnole. Quand la lettre de château de l'ancien chef d'Etat à Madrid fut connue, certains manquèrent de s'étrangler. De Gaulle se disait " heureux " d'avoir fait la connaissance de" l'homme qui assume, au plan le plus illustre, l'unité, le progrès et la grandeur de l'Espagne ". Qu'aurait-il écrit à Mao, si le voyage envisagé en Chine s'était réalisé ?
Avec le retour à Colombey reviennent la monotonie des jours et la lutte contre le temps : l'écriture, pendant environ quatre heures, ou la relecture, puisqu'il publie chez Plon, durant l'année 1970, les cinq volumes de ses Discours et messages, dont le vif succès l'encourage pour les Mémoires d'espoir. Cet ouvrage sort le 7  octobre. Quelque 120 000  exemplaires du livre sont distribués dans la France entière et, dès 8 h 30, les files s'allongent devant les librairies. Les Français n'ont pas oublié le général. Quand Pierre-Louis Blanc vient le voir, trois jours plus tard, il n'en croit pas ses oreilles : tout bas, l'auteur sifflote !
Les visiteurs se succèdent, aussi, pour rompre cette solitude voulue et choisie. Le 11  décembre 1969, c'est Malraux qui a surgi, " front balayé d'une mèche folle, visage de plâtre, le geste prophétique, le pas incertain, la voix venue d'une caverne d'avant l'histoire ", comme le dépeint Jean Lacouture (De Gaulle, Seuil, tome  3, 1986). De cette visite, l'ancien ministre de la culture tirera un livre, Les chênes qu'on abat (Gallimard, 1971), tantôt soliloque, tantôt dialogue savant et décousu.Il neige sans cesse dans ce livre, où Malraux note avec justesse : " Dans la solitude de Colombey, ces Mémoires sont sans doute écrits en marge d'un dialogue distrait avec la mort. " L'ancien président murmure : " Les hommes ne savent guère quand ils meurent. "
L'angélus n'a pas encore sonné, ce 9  novembre 1970, que le général, assis comme d'habitude avant le dîner à sa table de bridge pour une réussite, sept colonnes de sept cartes comme toujours, éprouve une très vive douleur dans le dos. Sa tête s'affaisse, ses lunettes tombent à terre. Il ne tarde pas à sombrer dans le coma. Il est un peu plus de 19 h 30 quand le docteur Lacheny fait comprendre d'un regard à Mme  de Gaulle que tout est fini.
Le vendredi 13  novembre 1970, France Soir a barré sa " une " de six lettres majuscules : L'adieu. Une photo ouvre le quotidien de Pierre Lazareff – qui a déjà vendu 2 264 000  exemplaires pour l'annonce de la mort du général : celle du char portant le cercueil recouvert du drapeau, alors qu'il franchit dans un grondement les grilles de la  Boisserie. Des dizaines de photos, en noir et blanc, et de nombreux reportages, dont un de Lucien Bodard, témoignent de la foule nombreuse et recueillie, où l'arrivée de Malraux et de Romain Gary en uniforme a fait sensation.
La famille a eu toutes les peines du monde à faire respecter à la lettre le testament du général, qui ne voulait pas être récupéré par le pouvoir qu'il avait si nettement quitté. Une grande messe a eu lieu le matin même à Notre-Dame, en présence de tout ce que la France et le monde comptaient de dignitaires, de têtes couronnées et de chefs d'Etat. Sans le corps du roi.
Béatrice Gurrey
© Le Monde

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