AParis, les cloches de la victoire sonnent à toute volée. A Vienne, au matin du 11 novembre, un silence lugubre pèse sur le château de Schönbrunn. L'empereur Charles sait que ses jours, ses heures même, sont comptés à la tête de la double monarchie d'Autriche-Hongrie. Dans la nuit du 9 au 10, il a appris l'abdication de son cousin Guillaume II d'Allemagne et la proclamation de la République à Berlin. Devant son secrétaire, Karl Werkmann, sa conclusion est immédiate et lucide : " L'exemple donné par la révolution allemande causera l'effondrement de l'Autriche. On imposera la République, on ne défendra pas la monarchie. " Jusqu'à la dernière minute, pourtant, Charles va refuser l'inéluctable. " Je n'abdiquerai pas, ni ne fuirai ", assure-t-il bravement à Werkmann.
Il est ainsi, à la fois obstiné et fataliste, ce jeune empereur couronné à 29 ans, le 30 décembre 1916. Un mois plus tôt, François-Joseph, son grand-oncle, est mort après soixante-huit ans de règne. Les aléas dynastiques ont fait de Charles son successeur. -Regard placide, moustache élégante, catholique fervent, fort simple de manières, il est très novice dans les affaires de l'Etat et son idéalisme confine à l'irréalisme. Deux ans durant, convaincu que cette guerre finira par miner l'unité de son empire, il a rêvé de s'émanciper de l'alliance avec l'Allemagne, voire de conclure une paix séparée avec la France et la Grande-Bretagne. Mais sans en avoir réellement ni la liberté ni l'audace, tant l'emprise économique et militaire de Berlin est implacable.
Depuis le début de l'automne 1918, Charles assiste, impuissant, à l'agonie de cet empire patiemment édifié par les Habsbourg depuis sept siècles et qui s'étendait encore, en 1914, de l'Italie à l'Ukraine et de la Pologne aux -Balkans. La guerre impose sa loi, le sens de l'Histoire la sienne. Fatidiques, les catastrophes s'enchaînent.
A la mi-septembre, les troupes franco-serbes de " l'armée d'Orient " commandée par le général Franchet d'Espèrey déclenchent une offensive audacieuse au cœur des montagnes macédoniennes, percent le front méridional, menacent de prendre les Bulgares à revers, acculent Sofia à capituler le 29 septembre et poussent leur avantage, en octobre, jusqu'aux rives du Danube et aux -frontières hongroises. Cette victoire éclair achève de déstabiliser un autre allié des puissances centrales, l'Empire ottoman, -attaqué en Palestine par les Anglais et désormais menacé à l'Ouest par la défection bulgare. Le 30 octobre, la Turquie, à son tour, -dépose les armes.
C'est en Italie que l'armée impériale reçoit le coup de grâce. Encore traumatisés par la déculottée que les Autrichiens leur ont infligée à Caporetto en 1917, les Italiens rechignent depuis des mois à repartir au combat. Mais le 24 octobre, vigoureusement encouragés et épaulés par les Français et les -Anglais, ils se décident enfin à passer à l'offensive. Il est plus que temps de participer à la victoire s'ils veulent en tirer les bénéfices promis par les Alliés – l'annexion de Trieste et du Trentin jusqu'au col du Brenner.
En quelques jours, minée par l'épuisement, le manque terrible de ravitaillement, les -désertions en masse et la défection des -divisions hongroises, l'armée autrichienne se désintègre. Le 3 novembre, Charles est -contraint à un armistice d'autant plus humiliant que les Alliés ont exigé le droit de passage en Autriche pour pouvoir attaquer l'Allemagne à revers, en Bavière.
Le dernier vestigeEn même temps que son armée – son creuset depuis des siècles –, c'est l'empire lui-même qui s'effondre comme un château de cartes. Charles a cru possible de sauver les meubles en promettant, le 17 octobre, de le transformer en une fédération. Trop tardive, cette proposition a l'effet inverse : elle accélère l'explosion de la mosaïque de nationalités (Allemands, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Polonais, Croates, Slovènes, Bosniaques, Italiens…) qui cœxistaient dans la -monarchie danubienne. Encouragé par les Alliés, président américain en tête, le mouvement centrifuge est vertigineux.
Le 21 octobre, 210 députés réunis à Vienne se constituent en assemblée nationale provisoire de l'Autriche allemande, et bon nombre d'entre eux réclament leur rattachement à l'Allemagne, l'Anschluss
- l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, en 1938 - avant l'heure. Le 24, un conseil national hongrois est instauré à Budapest. Le 28, les Tchèques en liesse annexent les Slovaques et proclament leur indépendance. Le 29, les Slovènes, les Croates et les Serbes annoncent leur sécession et leur union au sein de la Yougoslavie. Le 29 encore, un comité national est créé à Cracovie et prépare son rattachement à l'Etat polonais en voie de reconstitution. Le 30, la révolution éclate à Budapest, menace à Vienne, et l'Autriche allemande se dote d'un gouvernement.
En réalité, le 11 novembre, Charles n'est plus que le dernier vestige d'un empire englouti. A 11 heures du matin, à l'heure même où -Paris fête l'armistice signé par les Allemands, deux hommes se présentent au château de Schönbrunn. Quinze jours auparavant, Heinrich Lammasch et le chevalier de Gayer ont été nommés chancelier et ministre de l'intérieur du cabinet impérial. Leur mission est plus que délicate. Le gouvernement -concurrent de l'Autriche allemande réclame l'abdication de l'empereur, est favorable à l'instauration de la République et a convoqué l'Assemblée nationale le lendemain pour la proclamer. Le cabinet impérial n'a pas eu trop de deux réunions dans la nuit précédente pour trouver une porte de sortie un peu moins humiliante. Mais cela revient au même : ils viennent demander à Charles de signer un manifeste annonçant qu'il
- " renonce à toute participation aux affaires de l'Etat ". Au moins le mot abdication n'est-il pas formulé.
La menace de la révolution ouvrièreLe secrétaire Karl Werkmann raconte :
" Leur arrivée, leur mine, tout cela est resté gravé dans ma mémoire. Lammasch agité, défait, nerveux, n'arrivant pas à achever ses phrases. Le chevalier de Gayer, habituellement si calme, fort ému. " Le chevalier de Gayer se jette à l'eau :
" Si Votre Majesté tarde à -donner sa signature, la décision sera prise aujourd'hui et contre Votre Majesté. " Il y met les formes, mais la mise en garde est sans ambiguïté :
" Votre Majesté verra cet après-midi des masses d'ouvriers devant Schönbrunn. On n'abandonnera certes pas Votre Majesté. Mais les quelques personnes qui resteront auprès d'elle finiront par tomber et, avec Votre Majesté, la famille impériale. Il ne reste d'autre issue que le manifeste. Il nous le faut tout de suite, à l'instant même. Seule cette publication pourra encore arrêter ceux qui ne reculent devant rien. " Lammasch, ajoute Werkmann,
" paraissait avoir complètement perdu la tête, haletant : “
Oui, il le faut… il me faut ce papier… je vous en prie, signez-le.”
"
L'empereur demande qu'on le laisse seul un moment avec son secrétaire. Celui-ci le supplie à son tour de signer.
" Dans ce cas, je veux que l'impératrice vous entende aussi. " Zita, princesse de Bourbon-Parme, a épousé Charles le 21 octobre 1911. Dans la vie comme sur le trône, ils forment un couple très soudé, lié par leurs cinq enfants (les archiducs et duchesse Otto, Adélaïde, Robert, -Félix et Charles-Louis), mais aussi par leurs échanges constants sur la situation et l'avenir de l'empire. Toute la nuit, ils ont évalué la situation et prié ensemble. L'impératrice se présente donc. C'est une femme de tête. Mais l'heure est dramatique et, avant même d'avoir lu le texte du manifeste, elle s'emporte :
" Jamais ! Tu ne peux pas abdiquer. Un souverain peut être déposé, être déchu de ses droits. Mais abdiquer, jamais, jamais, -jamais ! J'aime mieux tomber avec toi ici. "
Ajoutant à la tension, un aide de camp frappe à la porte : les ministres sont dans l'antichambre et réclament une réponse.
" Qu'ils attendent ! ", s'agace l'empereur. Mais de Gayer n'en a cure et pousse la porte, obligeant Charles, son épouse et son secrétaire à se retirer dans la salle des Porcelaines pour réfléchir au calme. Werkmann plaide à nouveau.
" Majesté, la raison, la saine réflexion ne jouent aucun rôle en ce -moment. L'heure appartient à la passion, à la trahison, à la force. " Il insiste :
" Aujourd'hui, c'est le règne de la démence. Il n'y a pas de souverain dans une maison de fous. Que Votre Majesté attende la guérison des peuples. Le manifeste lui en ouvre les chemins… " Et à l'impératrice, ces mots terribles qui font mouche :
" Que Votre Majesté veuille bien ne pas perdre de vue certains faits : à cette heure, la monarchie a cessé d'exister. La Hongrie s'est détachée. Il en est de même de la Tchécoslovaquie, de la Croatie. On peut presque en dire autant de l'Autriche. "
L'empereur est ébranlé. Mais, un instant encore, il ne veut pas croire que le sol se -dérobe ainsi sous ses pieds :
" N'y a-t-il donc aucune force, si petite soit-elle, qui serait disposée à défendre la monarchie ? " -Werkmann balaye toute illusion : sans doute trouverait-on quelques centaines d'hommes pour protéger le palais, mais -sûrement pas pour remettre le pays sur pied et les chemins de fer en marche, pour -ravitailler une population affamée par le blocus, encore moins pour affronter la terrible épidémie de grippe espagnole qui fauche des centaines de vies chaque semaine dans la capitale.
L'empereur finit par céder.
" Dites au président du Conseil que le manifeste peut être livré à la publicité. " Trois heures plus tard, le chevalier de Gayer revient au palais avec un texte mis en forme, prêt à être placardé dans les rues de la ville. Dans son cabinet de travail, sans un mot, l'empereur signe le manifeste :
" Depuis mon arrivée au trône, je me suis efforcé sans cesse de faire sortir mes peuples des horreurs de la guerre, à la déclaration de laquelle je n'ai aucune responsabilité. J'ai ouvert à mes peuples la route pour leur évolution constitutionnelle indépendante. Toujours plein, avant comme après, d'un amour immuable pour mes peuples, je ne veux pas que ma personne soit un obstacle à leur libre développement. Je reconnais par avance les décisions que prendra l'Autriche allemande au sujet de sa forme constitutionnelle future. Le peuple a pris le pouvoir par l'intermédiaire de ses représentants. Je renonce à la part qui me revient dans la conduite des affaires de l'Etat (…)
Seule la paix intérieure peut guérir les blessures de cette guerre. " Cela ne manque pas d'allure. Mais c'est l'acte de décès de l'empire.
Grandeur et décadence
" A Schönbrunn régnait maintenant un silence qui faisait presque mal ", un silence de
" catastrophe ", note Werkmann, la gorge nouée. Les choses ne traînent pas. Le ministre de l'intérieur a informé l'empereur que les nouvelles autorités ont ordonné l'occupation de tous les bâtiments impériaux. Sauf à risquer d'en devenir l'otage, il faut partir. A 18 h 30, les derniers fidèles sont rassemblés, les larmes aux yeux, dans la grande salle de cérémonies. Charles et Zita leur serrent la main et les assurent de leur fidèle souvenir. Lentement, accompagnés de leurs enfants, ils descendent l'escalier jusqu'à la cour. Des voitures les attendent. A 19 heures, escorté par un camion transportant une vingtaine de soldats de ce qui reste des régiments de la garde, le convoi franchit la grille du palais et prend la direction du château d'Eckartsau, qui domine le Danube à vingt kilomètres à l'est de Vienne.
Grandeur et décadence ! Au soir du 11 novembre, le château n'est pas chauffé, l'électricité ne fonctionne pas faute de carburant pour le groupe électrogène, les cuisines sont vides, la suite impériale est réduite à quelques chambellans, aides de camp et dames d'honneur. Très vite, la République naissante s'agace, puis s'insurge contre la présence du couple impérial sur le sol autrichien et exige une abdication en bonne et due forme.
Refusant cette ultime humiliation, Charles et Zita se résignent à prendre le chemin de l'exil le 23 mars 1919. Vers la Suisse d'abord puis, en 1921, après deux tentatives rocambolesques et piteuses de restauration de la monarchie en Hongrie, vers l'île portugaise de Madère. C'est là que Charles de Habsbourg, dernier souverain d'un empire démembré par les traités de Versailles en 1919 et de Trianon en 1920, meurt le 1er avril 1922, foudroyé à 34 ans par une infection pulmonaire. Sa piété personnelle et ses efforts de paix lui vaudront, le 3 octobre 2004, d'être béatifié par le pape Jean Paul II.
Gérard Courtois
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