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samedi 21 juillet 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - L'agonie des Habsbourg

HISTOIRE et MEMOIRE


20 juillet 2018

L'agonie des Habsbourg

1918, le dernier jour 4|6A Vienne, le jeune empereur Charles, dont les troupes sont en déroute depuis un mois, ne peut se résoudre à quitter le pouvoir. " Abdiquer, jamais, jamais, jamais ! ", tempête l'impératrice Zita. Pressé par ses ministres et son secrétaire, Karl Werkmann, Charles finit par céder. Vieux de sept siècles, l'Empire austro-hongrois s'effondre

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AParis, les cloches de la victoire sonnent à toute volée. A Vienne, au matin du 11 novembre, un silence lugubre pèse sur le château de Schönbrunn. L'empereur Charles sait que ses jours, ses heures même, sont comptés à la tête de la double monarchie d'Autriche-Hongrie. Dans la nuit du 9 au 10, il a appris l'abdication de son cousin Guillaume II d'Allemagne et la proclamation de la République à Berlin. Devant son secrétaire, Karl Werkmann, sa conclusion est immédiate et lucide : " L'exemple donné par la révolution allemande causera l'effondrement de l'Autriche. On imposera la République, on ne défendra pas la monarchie. " Jusqu'à la dernière minute, pourtant, Charles va refuser l'inéluctable. " Je n'abdiquerai pas, ni ne fuirai ", assure-t-il bravement à Werkmann.
Il est ainsi, à la fois obstiné et fataliste, ce jeune empereur couronné à 29 ans, le 30 décembre 1916. Un mois plus tôt, François-Joseph, son grand-oncle, est mort après soixante-huit ans de règne. Les aléas dynastiques ont fait de Charles son successeur. -Regard placide, moustache élégante, catholique fervent, fort simple de manières, il est très novice dans les affaires de l'Etat et son idéalisme confine à l'irréalisme. Deux ans durant, convaincu que cette guerre finira par miner l'unité de son empire, il a rêvé de s'émanciper de l'alliance avec l'Allemagne, voire de conclure une paix séparée avec la France et la Grande-Bretagne. Mais sans en avoir réellement ni la liberté ni l'audace, tant l'emprise économique et militaire de Berlin est implacable.
Depuis le début de l'automne 1918, Charles assiste, impuissant, à l'agonie de cet empire patiemment édifié par les Habsbourg depuis sept siècles et qui s'étendait encore, en 1914, de l'Italie à l'Ukraine et de la Pologne aux -Balkans. La guerre impose sa loi, le sens de l'Histoire la sienne. Fatidiques, les catastrophes s'enchaînent.
A la mi-septembre, les troupes franco-serbes de " l'armée d'Orient " commandée par le général Franchet d'Espèrey déclenchent une offensive audacieuse au cœur des montagnes macédoniennes, percent le front méridional, menacent de prendre les Bulgares à revers, acculent Sofia à capituler le 29 septembre et poussent leur avantage, en octobre, jusqu'aux rives du Danube et aux -frontières hongroises. Cette victoire éclair achève de déstabiliser un autre allié des puissances centrales, l'Empire ottoman, -attaqué en Palestine par les Anglais et désormais menacé à l'Ouest par la défection bulgare. Le 30 octobre, la Turquie, à son tour, -dépose les armes.
C'est en Italie que l'armée impériale reçoit le coup de grâce. Encore traumatisés par la déculottée que les Autrichiens leur ont infligée à Caporetto en 1917, les Italiens rechignent depuis des mois à repartir au combat. Mais le 24 octobre, vigoureusement encouragés et épaulés par les Français et les -Anglais, ils se décident enfin à passer à l'offensive. Il est plus que temps de participer à la victoire s'ils veulent en tirer les bénéfices promis par les Alliés – l'annexion de Trieste et du Trentin jusqu'au col du Brenner.
En quelques jours, minée par l'épuisement, le manque terrible de ravitaillement, les -désertions en masse et la défection des -divisions hongroises, l'armée autrichienne se désintègre. Le 3 novembre, Charles est -contraint à un armistice d'autant plus humiliant que les Alliés ont exigé le droit de passage en Autriche pour pouvoir attaquer l'Allemagne à revers, en Bavière.
Le dernier vestigeEn même temps que son armée – son creuset depuis des siècles –, c'est l'empire lui-même qui s'effondre comme un château de cartes. Charles a cru possible de sauver les meubles en promettant, le 17 octobre, de le transformer en une fédération. Trop tardive, cette proposition a l'effet inverse : elle accélère l'explosion de la mosaïque de nationalités (Allemands, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Polonais, Croates, Slovènes, Bosniaques, Italiens…) qui cœxistaient dans la -monarchie danubienne. Encouragé par les Alliés, président américain en tête, le mouvement centrifuge est vertigineux.
Le 21 octobre, 210 députés réunis à Vienne se constituent en assemblée nationale provisoire de l'Autriche allemande, et bon nombre d'entre eux réclament leur rattachement à l'Allemagne, l'Anschluss - l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie, en 1938 - avant l'heure. Le 24, un conseil national hongrois est instauré à Budapest. Le 28, les Tchèques en liesse annexent les Slovaques et proclament leur indépendance. Le 29, les Slovènes, les Croates et les Serbes annoncent leur sécession et leur union au sein de la Yougoslavie. Le 29 encore, un comité national est créé à Cracovie et prépare son rattachement à l'Etat polonais en voie de reconstitution. Le 30, la révolution éclate à Budapest, menace à Vienne, et l'Autriche allemande se dote d'un gouvernement.
En réalité, le 11 novembre, Charles n'est plus que le dernier vestige d'un empire englouti. A 11 heures du matin, à l'heure même où -Paris fête l'armistice signé par les Allemands, deux hommes se présentent au château de Schönbrunn. Quinze jours auparavant, Heinrich Lammasch et le chevalier de Gayer ont été nommés chancelier et ministre de l'intérieur du cabinet impérial. Leur mission est plus que délicate. Le gouvernement -concurrent de l'Autriche allemande réclame l'abdication de l'empereur, est favorable à l'instauration de la République et a convoqué l'Assemblée nationale le lendemain pour la proclamer. Le cabinet impérial n'a pas eu trop de deux réunions dans la nuit précédente pour trouver une porte de sortie un peu moins humiliante. Mais cela revient au même : ils viennent demander à Charles de signer un manifeste annonçant qu'il - " renonce à toute participation aux affaires de l'Etat ". Au moins le mot abdication n'est-il pas formulé.
La menace de la révolution ouvrièreLe secrétaire Karl Werkmann raconte : " Leur arrivée, leur mine, tout cela est resté gravé dans ma mémoire. Lammasch agité, défait, nerveux, n'arrivant pas à achever ses phrases. Le chevalier de Gayer, habituellement si calme, fort ému. " Le chevalier de Gayer se jette à l'eau : " Si Votre Majesté tarde à -donner sa signature, la décision sera prise aujourd'hui et contre Votre Majesté. " Il y met les formes, mais la mise en garde est sans ambiguïté : " Votre Majesté verra cet après-midi des masses d'ouvriers devant Schönbrunn. On n'abandonnera certes pas Votre Majesté. Mais les quelques personnes qui resteront auprès d'elle finiront par tomber et, avec Votre Majesté, la famille impériale. Il ne reste d'autre issue que le manifeste. Il nous le faut tout de suite, à l'instant même. Seule cette publication pourra encore arrêter ceux qui ne reculent devant rien. " Lammasch, ajoute Werkmann, " paraissait avoir complètement perdu la tête, haletant : Oui, il le faut… il me faut ce papier… je vous en prie, signez-le. "
L'empereur demande qu'on le laisse seul un moment avec son secrétaire. Celui-ci le supplie à son tour de signer. " Dans ce cas, je veux que l'impératrice vous entende aussi. " Zita, princesse de Bourbon-Parme, a épousé Charles le 21 octobre 1911. Dans la vie comme sur le trône, ils forment un couple très soudé, lié par leurs cinq enfants (les archiducs et duchesse Otto, Adélaïde, Robert, -Félix et Charles-Louis), mais aussi par leurs échanges constants sur la situation et l'avenir de l'empire. Toute la nuit, ils ont évalué la situation et prié ensemble. L'impératrice se présente donc. C'est une femme de tête. Mais l'heure est dramatique et, avant même d'avoir lu le texte du manifeste, elle s'emporte : " Jamais ! Tu ne peux pas abdiquer. Un souverain peut être déposé, être déchu de ses droits. Mais abdiquer, jamais, jamais, -jamais ! J'aime mieux tomber avec toi ici. "
Ajoutant à la tension, un aide de camp frappe à la porte : les ministres sont dans l'antichambre et réclament une réponse. " Qu'ils attendent ! ", s'agace l'empereur. Mais de Gayer n'en a cure et pousse la porte, obligeant Charles, son épouse et son secrétaire à se retirer dans la salle des Porcelaines pour réfléchir au calme. Werkmann plaide à nouveau. " Majesté, la raison, la saine réflexion ne jouent aucun rôle en ce -moment. L'heure appartient à la passion, à la trahison, à la force. " Il insiste : " Aujourd'hui, c'est le règne de la démence. Il n'y a pas de souverain dans une maison de fous. Que Votre Majesté attende la guérison des peuples. Le manifeste lui en ouvre les chemins… " Et à l'impératrice, ces mots terribles qui font mouche : " Que Votre Majesté veuille bien ne pas perdre de vue certains faits : à cette heure, la monarchie a cessé d'exister. La Hongrie s'est détachée. Il en est de même de la Tchécoslovaquie, de la Croatie. On peut presque en dire autant de l'Autriche. "
L'empereur est ébranlé. Mais, un instant encore, il ne veut pas croire que le sol se -dérobe ainsi sous ses pieds : " N'y a-t-il donc aucune force, si petite soit-elle, qui serait disposée à défendre la monarchie ? " -Werkmann balaye toute illusion : sans doute trouverait-on quelques centaines d'hommes pour protéger le palais, mais -sûrement pas pour remettre le pays sur pied et les chemins de fer en marche, pour -ravitailler une population affamée par le blocus, encore moins pour affronter la terrible épidémie de grippe espagnole qui fauche des centaines de vies chaque semaine dans la capitale.
L'empereur finit par céder. " Dites au président du Conseil que le manifeste peut être livré à la publicité. " Trois heures plus tard, le chevalier de Gayer revient au palais avec un texte mis en forme, prêt à être placardé dans les rues de la ville. Dans son cabinet de travail, sans un mot, l'empereur signe le manifeste : " Depuis mon arrivée au trône, je me suis efforcé sans cesse de faire sortir mes peuples des horreurs de la guerre, à la déclaration de laquelle je n'ai aucune responsabilité. J'ai ouvert à mes peuples la route pour leur évolution constitutionnelle indépendante. Toujours plein, avant comme après, d'un amour immuable pour mes peuples, je ne veux pas que ma personne soit un obstacle à leur libre développement. Je reconnais par avance les décisions que prendra l'Autriche allemande au sujet de sa forme constitutionnelle future. Le peuple a pris le pouvoir par l'intermédiaire de ses représentants. Je renonce à la part qui me revient dans la conduite des affaires de l'Etat (…) Seule la paix intérieure peut guérir les blessures de cette guerre. " Cela ne manque pas d'allure. Mais c'est l'acte de décès de l'empire.
Grandeur et décadence" A Schönbrunn régnait maintenant un silence qui faisait presque mal ", un silence de " catastrophe ", note Werkmann, la gorge nouée. Les choses ne traînent pas. Le ministre de l'intérieur a informé l'empereur que les nouvelles autorités ont ordonné l'occupation de tous les bâtiments impériaux. Sauf à risquer d'en devenir l'otage, il faut partir. A 18 h 30, les derniers fidèles sont rassemblés, les larmes aux yeux, dans la grande salle de cérémonies. Charles et Zita leur serrent la main et les assurent de leur fidèle souvenir. Lentement, accompagnés de leurs enfants, ils descendent l'escalier jusqu'à la cour. Des voitures les attendent. A 19 heures, escorté par un camion transportant une vingtaine de soldats de ce qui reste des régiments de la garde, le convoi franchit la grille du palais et prend la direction du château d'Eckartsau, qui domine le Danube à vingt kilomètres à l'est de Vienne.
Grandeur et décadence ! Au soir du 11 novembre, le château n'est pas chauffé, l'électricité ne fonctionne pas faute de carburant pour le groupe électrogène, les cuisines sont vides, la suite impériale est réduite à quelques chambellans, aides de camp et dames d'honneur. Très vite, la République naissante s'agace, puis s'insurge contre la présence du couple impérial sur le sol autrichien et exige une abdication en bonne et due forme.
Refusant cette ultime humiliation, Charles et Zita se résignent à prendre le chemin de l'exil le 23 mars 1919. Vers la Suisse d'abord puis, en 1921, après deux tentatives rocambolesques et piteuses de restauration de la monarchie en Hongrie, vers l'île portugaise de Madère. C'est là que Charles de Habsbourg, dernier souverain d'un empire démembré par les traités de Versailles en 1919 et de Trianon en 1920, meurt le 1er avril 1922, foudroyé à 34 ans par une infection pulmonaire. Sa piété personnelle et ses efforts de paix lui vaudront, le 3 octobre 2004, d'être béatifié par le pape Jean Paul II.
Gérard Courtois
© Le Monde


20 juillet 2018

" Que nous apportait l'Armistice, à la frontière bulgare ? Rien "

Récit, inédit, du lieutenant de la 17e division d'infanterie coloniale Jean Alloitteau, depuis le front de l'Est

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Le 11 novembre 1918, le lieutenant Jean Alloitteau, 25  ans, instituteur, est à Zaïtchar, petite ville de Serbie proche de la frontière bulgare, avec la 17e  division d'infanterie -coloniale à laquelle il appartient. Sur le front depuis quatre ans, à Verdun notamment, il a rejoint l'armée d'Orient et participé, en octobre, à l'offensive victorieuse contre les Austro-Hongrois, les Allemands et les Bulgares dans les Balkans. En novembre et décembre, avec son régiment, il remonte la vallée de la Morava, atteint le Danube, dépasse Belgrade et progresse vers Vienne, avant d'être arrêté par les communistes hongrois de Bela Kun. En janvier 1919, il bénéficiera d'une permission de soixante-quinze jours et sera démobilisé. Récit, inédit, du 11 novembre à Zaïtchar, extrait de ses carnets.
"Les Bulgares, durant leur occupation et en se retirant, avaient tout emporté : vivres, vêtements, mobilier. Le typhus décimait notre division et, dans le grand hôpital tout neuf, soldats et officiers mouraient en quelques heures, couchés sur la paille grouillante de vermine. Des tombes creusées à la hâte, une bouteille avec un nom, et c'était tout… La mort fauchait. On s'interrogeait de l'œil avec angoisse : qui, demain, du petit cercle d'amis, laisserait vide sa place ? Point de remèdes, boire du raki, disait-on. Il y en avait, on en buvait, trop peut-être. Une morne tristesse gagnait les plus vaillants.
L'hiver était venu. Autour de la ville boueuse, muette et à demi déserte (les Serbes n'étaient pas encore rentrés chez eux), les montagnes se couvrirent de neige. Pour alimenter les hauts poêles de faïence, point de bois ni de charbon, seulement des épis de maïs égrenés, et pas à volonté bien sûr. Du moins étions-nous bien vêtus ? Fallait voir comment ! En qualité de lieutenant, j'étais certes des mieux pourvus.
Ma culotte kaki, avec laquelle j'étais parti de la frontière grecque le 15 septembre, avait été remplacée par un magnifique pantalon que mon ordonnance avait taillé dans une couverture de cheval. Malheureusement, il n'était pas un artiste, le pauvre homme, et il l'avait fait trop juste. Mais j'avais une belle veste. C'était une peau de mouton achetée en passant à Koumanovo. L'artisan n'avait pas eu le temps de la façonner à la mode du pays. Elle avait des manches, mais pas de boutons. Je la fermais par trois ficelles et des petits bouts de bois passés dans des trous : ça faisait genre hussard. Beaucoup me l'enviaient.
Mes hommes ? Ils s'étaient débrouillés au fur et à mesure que le froid grandissait. La plupart avaient déshabillé les cadavres des Bulgares et Austro-Allemands trouvés encore chauds sur notre chemin. Nous avions tous l'inévitable ceinture de flanelle des troupes coloniales, et qui était “habitée” ! Eh bien, nul ne songeait à s'en défaire.
" Nous avions faim "Si encore la nourriture avait pu nous ragaillardir. Hélas, nous -avions faim. Rien dans le pays. Les subsistances nous venaient chichement par d'antiques chariots à quatre roues que tiraient des bœufs à longues cornes. Fantastiques convois ! La nuit venue, sur la place derrière l'hôtel de ville, les chariots se formaient en carré, bœufs et hommes à l'intérieur. Des feux de tiges de maïs s'allumaient, projetant des lueurs et des ombres sinistres. Eclairés par ces feux, les conducteurs, hirsutes, vêtus de peaux de mouton et coiffés de bonnets de fourrure, étaient effrayants à voir. Bêtes et gens se reposaient là, par tas, dans la boue, et repartaient le lendemain matin.
C'est dans cette ambiance funèbre créée par la neige, la boue, la faim, le manque absolu de courrier, le typhus, que nous apprîmes l'armistice du 11 novembre. Ce ne fut pas une explosion de joie. Que nous apportait-il à nous, loqueteux, à la frontière bulgare, perdus dans un cercle de montagnes couvertes de neige ? Rien. Absolument rien que la nostalgie de notre pays où les cœurs devaient bondir d'allégresse.
Je lisais avec orgueil les conditions de cet armistice affichées sur la façade de l'hôtel de ville. Un commandant d'infanterie vint se planter à mon côté et, après avoir lu quelques lignes, il dit soudain, courroucé, tapant sur sa manche avec quatre doigts écartés : “Si c'est pas malheureux ! Je -finirai la guerre avec mes quatre -ficelles !” Et il partit à grandes enjambées coléreuses sans que j'aie eu le temps de lui demander s'il fallait continuer la guerre pour lui faire obtenir son cinquième galon !
Pour fêter cet armistice de France qui nous touchait si peu, notre général, le général Pruneau, commanda pour le lendemain une parade militaire sur la grande place. Un autel en planches avait été dressé. A ses pieds, tous les prêtres-soldats qu'on avait pu trouver dans la division. La troupe en haillons encadrait la place, baïonnette au canon. Derrière, toute la population de Zaïtchar : des jeunes filles, des femmes, des vieillards, des enfants.
" Quelques secondes de vide "Le général Pruneau nous harangua, à la manière de Bonaparte à l'armée d'Italie : “Vous êtes là, le cul tout nu, mes pauvres gars mais héroïsme, privations Vous avez vaincu, et c'est vous les premiers qui avez obligé l'ennemi à mettre bas les armes, etc., boum, badaboum, boum boum…” Puis, tirant son épée : “Au dieu des armées qui nous a donné la victoire, chantons un Te Deum.”
Quelques secondes de silence, de vide. Le Te Deumn'éclata pas comme il s'y attendait. Un petit homme gravit l'estrade. Large front, yeux clairs, quelques cheveux frisottants sur sa tête nue, croix sur la poitrine : c'était le pasteur protestant Escande qui, d'une voix claire, lut et commenta un passage de la Bible, plein de sens et bien adapté, bref ainsi qu'il convenait. Mais on n'eut pas le temps d'y réfléchir. A peine avait-il achevé que le Te Deums'élevait, grave, majestueux, ses ondes passant par-dessus les soldats et la foule pour aller mourir dans les rues boueuses et l'air glacé. Morne et triste, malgré les chants, l'office religieux se déroula.
Un commandement : “Arme sur l'épaule droite !”, et la troupe regagna ses cantonnements. Et ce fut tout ! Les Serbes ahuris, qui cachaient des bouquets de fleurs artificielles et de verdure (tout ce qu'ils avaient pu trouver et confectionner), toutes les jeunes filles qui pensaient danser, les enfants prêts à toutes les joies, tous restèrent fixés d'étonnement, ne comprenant pas. Et vous, soldats mes frères, qui étiez ce 12  novembre sur la place de Zaïtchar, aviez-vous besoin de cette corvée militaire ? On pouvait trouver autre chose. Il suffisait de laisser le peuple serbe, au cœur si fraternel, se mêler aux soldats pour se réjouir. Et, malgré la lointaine patrie et la funèbre atmosphère, avec des danses et du raki, il y aurait eu de la joie.
“Et maintenant, mon lieutenant, qu'est-ce qu'on va faire de nous ?”“Je pense, mes amis, que nous allons attendre ici bien tranquillement que la voie ferrée soit rétablie et qu'ensuite nous serons rapatriés”. Quelle erreur ! Si j'avais pu me douter des épreuves qui nous attendaient ! "
G. C.
© Le Monde

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