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mardi 31 juillet 2018

Nucléaire : la forge du Creusot réapprend la qualité


31 juillet 2018

Nucléaire : la forge du Creusot réapprend la qualité

Le site de Framatome (ex-Areva), qui fabrique des pièces pour les centrales, affirme avoir mis fin aux fraudes

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Cette usine a 200 ans et elle a toujours su apprendre de ses erreurs. " David Haguet, le directeur de l'usine du Creusot de Framatome (ex-Areva), en Saône-et-Loire, a une mission claire en tête : il veut convaincre que le temps des tricheries est fini. Ici, l'entreprise, désormais filiale d'EDF, fabrique des composants essentiels pour les réacteurs nucléaires.
Une forge titanesque d'une précision unique au monde. Une usine qui a sculpté, à plus de 1 300  degrés, les éléments-clés des centrales nucléaires françaises pendant les quarante dernières années.
C'est dans cette même usine que s'est joué l'un des épisodes les plus inquiétants de la filière nucléaire française : des falsifications de dossiers à grande échelle et la manipulation de données sur les composants qui sortaient des forges du Creusot.
" On a pris la décision de tout suspendre entre 2015 et 2017. Les dysfonctionnements, on les assume ", assure David Emond, vice-président de Framatome, responsable de la branche composants. C'est ici qu'a été forgée la cuve de l'EPR de Flamanville, qui comportait des anomalies dénoncées en  2014 par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN). C'est ici que l'on a découvert par la suite des pratiques frauduleuses sur des tests réalisés en laboratoires. Des tricheries qui ont obligé à une révision complète de 2 millions de pages et 4 000 dossiers pour remonter le temps et vérifier quels réacteurs étaient concernés.
Framatome assure que seules trois pièces ont réellement posé problème – mais omet de préciser que, sur les 42  réacteurs étudiés à ce jour, plusieurs centaines de questions de non-conformité ont été repérées par EDF. " On a relu tout ce qu'on a pu récupérer sur le parc nucléaire français depuis quarante ans ", indique ainsi M.  Emond. Un travail de fourmi qui doit se poursuivre jusqu'à la fin de l'année 2018.
Il faut dire que cette usine ne fabrique pas exactement du chocolat. Dans le gigantesque hangar, une immense presse de 9 000 tonnes écrase consciencieusement un morceau d'acier en fusion de 200 tonnes. Un " lingot " qui sera forgé pendant un mois, avant d'être retravaillé pendant plus d'un an, puis de partir pour le Royaume-Uni, et de devenir une pièce maîtresse du réacteur nucléaire de Hinkley Point, en cours de construction par EDF.
" Journées sûreté " organiséesDepuis 2017, les autorités britanniques ont donné leur feu vert à la forge du Creusot. L'ASN, elle, a attendu mars  2018 pour octroyer ce précieux sésame. Le laboratoire de tests à l'origine des fraudes, situé à quelques mètres de la forge, vient tout juste de recevoir l'agrément de l'autorité de sûreté pour reprendre les travaux.
" Ce sont des êtres humains qui ont pris de mauvaises décisions, pas une bande de brigands ", estime M. Haguet. Le nouveau patron du site depuis le mois de janvier, ancien de chez ArcelorMittal, reconnaît qu'il a fallu modifier beaucoup de choses dans l'usine après la découverte des falsifications. " Changer la culture et les valeurs, c'est ce qu'il y a de plus difficile dans une entreprise ", analyse M. Haguet. Le directeur du site a mis en place des visites de réacteurs nucléaires pour les salariés, " pour apprendre une meilleure culture de sûreté ". Il organise également des " journées sûreté " avec des " jeux participatifs ".
Comment transformer les pratiques culturelles dans une usine bien ancrée dans ses habitudes ? L'ASN avait mis en lumière des errements dans la " culture qualité " de l'usine dès 2006, mais il a fallu attendre un scandale national pour que la direction réagisse.
" Quand vous avez pris l'habitude pendant vingt  ans de travailler d'une certaine manière, on ne change pas du jour au lendemain ", reconnaît Alexandre Cretiaux, délégué syndical central CFDT, premier syndicat chez Framatome.
Le nouveau management de l'usine assure qu'il met moins la pression sur les délais, et plus sur la qualité. " On défend l'attitude interrogative, il y a un doute, je m'arrête. Dans le nucléaire, on ne peut pas se permettre d'être médiocre. Je répète aux opérateurs que c'est la qualité qui doit primer ", insiste M.  Haguet.
Soulagés de voir l'activité revenir au Creusot après un plan de départ volontaire qui a vu 60  personnes quitter le site, les syndicats restent néanmoins prudents. " On progresse, mais il ne faut pas crier victoire trop tôt ", prévient Jean-Luc Mercier, de la CGT. " Il y avait des pratiques inacceptables, maintenant c'est terminé. Si cela se reproduisait, ce serait repéré dans les quarante-huit  heures ", espère Alexandre Cretiaux, de la CFDT.
Dans le petit laboratoire logé dans des préfabriqués, il a fallu investir et transformer pour montrer patte blanche aux autorités de sûreté des différents pays et aux inspecteurs envoyés par les clients, qui ont multiplié les contrôles. " Le laboratoire a corrigé et est revenu au niveau ", assure la direction de l'usine. Marilou Lebeault, responsable qualité du site, note qu'il a aussi fallu changer les logiciels de tests. " Auparavant, les opérateurs pouvaient accéder aux données et faire des modifications ", reconnaît-elle.
L'entreprise explique avoir créé un statut de lanceur d'alerte, qui permet de remonter de manière anonyme tout dysfonctionnement. " Les problèmes qu'on ne connaît pas, on ne peut pas les régler ", explique David Emond. " On a mis en place une culture de bienveillance vis-à-vis de l'erreur. Une personne qui signale une erreur, on ne la condamne pas, on la félicite ", assure-t-il. Mais ces problèmes sont remontés en interne, à l'inspection générale de l'entreprise.
Une pratique qui ne rassure pas Charlotte Mijeon, du Réseau Sortir du nucléaire, qui note que " la vérification se fait toujours à l'intérieur de Framatome " et pas de manière indépendante : " Comment accorder la moindre confiance à des industriels qui ont menti pendant des années ? "
Au Creusot, tous les salariés transportent désormais sur eux une carte rappelant huit règles essentielles de sécurité. Après une discussion en interne, la direction du site vient d'en rajouter une neuvième : " Je ne négocie pas les règles. " Au cas où les choses ne seraient pas assez claires.
Nabil Wakim
© Le Monde

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