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dimanche 17 juin 2018

Syriens contre Syriens


16 juin 2018

Syriens contre Syriens

Depuis 2011, l'Allemagne a accueilli plus de 700 000 personnes qui ont fui le régime de Damas. Certaines d'entre elles traquent, parmi les réfugiés, d'éventuels criminels de guerre pour les dénoncer à la justice locale

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Bassam n'oubliera jamais le jour où une balle de gros calibre a traversé l'épaule de son frère. C'était en Syrie, en  2012. Le sniper s'était posté dans une -maison de leur quartier d'Alep.Près de six ans plus tard, Bassam vit en sécurité en Allemagne, mais l'émotion le gagne encore à la seule évocation de ce jour. Quand nous le retrouvons, dans un salon de thé de la région de Cologne, il raconte la scène à mots précipités, comme si son temps était compté. " Si je meurs ce n'est pas grave, prévient-il en esquissant un sourire forcé. Je m'inquiète -surtout pour mes enfants. " Ce -Palestinien de bientôt 40 ans, qui a grandi en Syrie, affirme connaître le commanditaire de cette tentative d'assassinat : il s'agirait de l'un de ses anciens voisins d'Alep, officiellement entrepreneur dans le bâtiment, en réalité responsable d'une milice pro-Assad. Et s'il y a aujourd'hui -urgence à le dénoncer, c'est qu'il est certain de l'avoir reconnu ici même, en Allemagne, dans le flot des réfugiés.
Ce " suspect " – appelons-le Omar, car il est présumé innocent – est devenu l'obsession de Bassam. Même s'il craint la réaction des partisans du régime, il veut pousser la police allemande à l'arrêter et rassemble donc les éléments à son encontre. Ainsi assure-t-il se souvenir d'une réunion publique dans la mosquée d'un camp de réfugiés palestiniens près d'Alep, fin 2012. Ce jour-là, Omar s'était exprimé devant des milliers de personnes. " Il disait pouvoir nous donner des armes pour nous défendre contre les combattants de l'Armée syrienne libre. Nous avons vite compris que le régime lui avait attribué un rôle militaire et qu'il était très dangereux. " D'après Bassam, des centaines de -kalachnikovs auraient été distribuées à des volontaires. Omar, qu'il considère comme le coordinateur des espions du régime dans le camp, organisait des tours de garde.
A l'époque, Bassam travaillait dans le -domaine médical, et cela explique en partie la tentative d'assassinat contre son frère, en pleine rue. " Vu l'angle de tir, cela ne pouvait venir que de trois maisons, dont une était occupée par un sniper proche d'Omar ",précise-t-il, smartphone en mains, en plaçant les lieux sur une carte interactive. D'après lui, ces deux hommes étaient les seuls du camp à posséder une arme de ce calibre. " Ils n'appréciaient pas que je soigne tout le monde sans distinction, même les rebelles ", affirme-t-il, jurant ne rien regretter. Peu de temps après, il a pris la fuite.
Pour démontrer la dangerosité du suspect, Bassam exhume un reportage d'avril  2017 de la chaîne libanaise Al-Mayadeen sur la reconquête d'Alep par le régime. Médaille russe à la poitrine, le fameux Omar est présenté comme le chef d'une milice loyaliste. Pointant un -endroit hors champ, il affirme : " Nous en avons tué un groupe - de rebelles - ici, après les combats. " La preuve, selon Bassam, qu'il s'est rendu coupable de crimes de guerre.Sur une autre vidéo, Omar apparaît -entouré de soldats réunis pour célébrer l'anniversaire de l'un d'eux, auquel il lance : " Aujourd'hui, nous -allons tuer 20 personnes en ton honneur. "
Parvenu en Allemagne en  2014, Bassam -obtient le statut de réfugié et, bien plus tard, le droit d'exercer comme médecin-assistant dans ce pays. En  2016, lorsqu'il apprend par une lointaine cousine qu'Omar tenterait de se rendre en Allemagne via le Liban pour -rejoindre son épouse et ses fils, le jeune homme alerte l'ambassade d'Allemagne à Beyrouth. Un mois plus tard, à la gare de -Cologne, il rencontre un homme qu'un ami lui présente comme un membre des services de renseignement allemands. Bassam l'informe et le supplie d'agir. " Il m'a juste dit qu'ils surveilleraient son activité sur Facebook ", se souvient-il, déçu par ce manque de réactivité. Son intuition était pourtant la bonne : une -vidéo, tournée fin décembre  2017, confirme la présence d'Omar en Allemagne. On le voit en compagnie de ses deux fils lors d'une manifestation propalestinienne à Osnabrück, une ville du nord du pays.
A des centaines de kilomètres de Cologne, nous rencontrons dans un café berlinois un réfugié syrien, journaliste de formation. Ce trentenaire à l'allemand impeccable est prêt à témoigner mais sous le couvert de l'anonymat, par crainte de représailles contre ses -proches qui vivent dans des villes syriennes contrôlées par la milice d'Omar. Hamid – c'est sous ce prénom qu'il souhaite être présenté – fait partie, comme Bassam, de l'une des cellules informelles d'" enquêteurs " syriens soucieux de collecter des éléments de preuve contre de supposés criminels de guerre établis en Europe. Son groupe compte une demi-douzaine de personnes, dont deux en Allemagne et quatre en Syrie. En  2017, l'un d'eux a -dénoncé aux autorités grecques trois compatriotes exilés, soupçonnés d'être membres de l'organisation Etat islamique.
Réseau atypiqueHamid accepte de dévoiler ses techniques de chasse. Utiliser un faux profil pour envoyer des messages sur des forums prorégime, -télécharger des copies de pièces d'identité d'un suspect, solliciter ses amis restés au pays pour vérifier une info… Le cas d'Omar lui tient particulièrement à cœur : voilà des -semaines qu'il est sans nouvelles d'un cousin disparu pendant l'offensive du régime dans la Ghouta orientale, près de Damas, une -bataille à laquelle les hommes d'Omar ont participé. " Depuis, je passe mes nuits à visionner des photos de victimes des combats, craignant de reconnaître mon cousin ", souffle Hamid. Après avoir identifié plusieurs profils sur les réseaux sociaux appartenant au milicien et à son entourage, il guette le moindre indice permettant de le localiser.
La nébuleuse de " chasseurs " de criminels à laquelle appartiennent Hamid et Bassam a déjà un succès à son actif. En  2017, en Suède, un ex-soldat syrien a été condamné à huit mois de prison ferme pour crimes de guerre. Une première en Europe. L'activiste chargé de ce dossier est un avocat syrien établi en Suède, Me Rami Hamido. Il affirme avoir signalé 25  autres cas similaires à des Etats européens, dont " six ou sept " en Allemagne.
La vocation de ces réfugiés-enquêteurs est née d'un constat : la justice internationale ne pouvant se saisir des crimes commis en -Syrie en l'absence de consensus au Conseil de sécurité de l'ONU, les juridictions nationales doivent le faire au nom du principe de -juridiction internationale. Celui-ci permet à tout Etat européen de juger les auteurs de crimes de guerre ou contre l'humanité, même si ces derniers n'ont pas été commis sur son territoire. C'est par ce biais que, en  2016, Obeida Dabbagh, un Franco-Syrien dont le frère et le neveu ont disparu dans les geôles damascènes, a pu porter plainte en France et obtenir l'ouverture d'une information judiciaire pour disparitions forcées, -torture et crimes contre l'humanité.
Si l'Allemagne s'est vite imposée comme tête de pont de ce réseau atypique, c'est avant tout pour une raison arithmétique : plus de 700 000 Syriens y sont arrivés depuis 2011, faisant de ce pays leur première terre d'accueil en Europe. La deuxième raison est historique : la police fédérale considère la poursuite des auteurs de crimes de guerre et contre l'humanité comme une mission d'intérêt national. L'unité spécialisée dans cette forme de criminalité est passée de 9 à 17 personnes en  2015, dont 3 se consacrent aux méfaits perpétrés en Syrie. De plus, chaque demandeur d'asile -syrien ou irakien est systématiquement interrogé par les auditeurs de l'Etat pour savoir s'il a été " témoin, victime ou auteur " de tels actes. Les déclarations sont ensuite classées selon leur degré d'urgence et de précision, puis transmises à l'unité spécialisée.
Quarante enquêtes ouvertesCette collaboration a contribué à faire exploser le nombre de signalements, passés de quelques centaines, entre 2011 et 2015, à plus de 4 300 depuis, dont la majorité pour des faits commis en Syrie. Sollicitée par Le Monde, la porte-parole de la police criminelle fédérale, Barbara Hübner, assure que chaque -indice rapporté par l'un de ces détectives autoproclamés est " pris très au sérieux et -examiné ", mais regrette que certains reprennent des rumeurs infondées ou mènent des actions quasi policières.
Pour rencontrer l'un des avocats qui veulent faire entendre les voix de ces lanceurs d'alerte et ouvrir la voie à des procédures -judiciaires, il faut se rendre au nord-est de Berlin, dans un ancien complexe industriel de briques rouges et beiges. Me Anouar Al-Bouni, vétéran de l'opposition au pouvoir en place à Damas, reçoit dans son petit bureau. Selon lui, le premier -témoin dans le dossier " Omar " a été auditionné, courant janvier, par la police, preuve que ce cas est jugé crédible par les autorités. Me Al-Bouni en sait quelque chose : c'est en lui que les trois témoins – dont Bassam – ont placé leurs espoirs pour obtenir gain de cause. " Au vu des nombreux éléments dont je dispose et en me fondant sur mon expérience, je suis certain qu'il s'agit bien d'un criminel de guerre ", affirme-t-il.
Depuis 2015, seulement 40 enquêtes ont été ouvertes par l'unité crimes de guerre à la suite de signalements, qu'ils soient issus d'entretiens avec des demandeurs d'asile, du travail d'activistes ou des réseaux -sociaux. Le rôle de Me Al-Bouni et de ses confrères est donc primordial : ils doivent séparer le vrai du faux, faire le tri parmi des milliers de -dénonciations. Depuis plusieurs années, l'avocat s'emploie à recueillir des -témoignages de compatriotes présents en Europe dans le but de constituer une " liste noire des suspects ". Subit-il des pressions ? " Je suis comme un chat, j'ai plusieurs vies ", élude-t-il en tirant sur sa cigarette électronique. A ce jour, il a transmis quatre dossiers de victimes de torture à la justice allemande, dont les auteurs se trouvent en -Syrie. Ces informations, alliées à d'autres -témoignages, ont -récemment conduit le procureur général -allemand à lancer un mandat d'arrêt contre Jamil Hassan, le -patron des services de renseignement de l'armée de l'air syrienne. Avec Omar, une nouvelle phase s'ouvre, celle de la traque des criminels de guerre syriens réfugiés en -Europe. Me Al-Bouni l'assure, il les pourchassera tous, sans distinction de camp : " Je pense qu'ils sont un millier en -Europe, dont au moins la moitié en Allemagne. "
En attendant d'être appelé par la police pour témoigner, Bassam vit dans la peur de -représailles, convaincu qu'Omar a été envoyé par le régime pour recueillir des informations au sujet des réfugiés. Selon lui, cet objectif -expliquerait son choix d'apparaître en public à Osnabrück, en  2017. Une manière d'afficher sa force face à ses compatriotes d'Allemagne. De fait, si Omar n'a pas répondu aux messages du Mondepour réagir aux accusations, il n'hésite pas à s'afficher sur les réseaux -sociaux. Le 2  mai, comme un pied de nez à ses accusateurs, il a publié, sur Facebook, une photo de lui tout sourire. Un cliché pris -devant un restaurant italien de la ville allemande où il résiderait, à moins de 100 mètres d'un commissariat de police.
Alexander Abdelilah

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