Dans la petite cabane attenante au débit de boissons, les boules du billard claquent sec et il flotte une solide odeur de bière, mais l'enthousiasme électoral est la seule ivresse du jour. A Mufakose, comme ailleurs dans tout le Zimbabwe, lundi 30 juillet, on vote, on a voté, on s'apprête à voter. Avec un enthousiasme et un espoir qui justifient d'attendre des heures pour élire le premier président zimbabwéen de toute l'histoire du pays qui ne se nomme pas Robert Mugabe.
En soi, l'absence sur les bulletins de vote portant le nom de cet homme de 94 ans, qui a dirigé le pays depuis l'indépendance avant d'être renversé par l'armée en novembre 2017, est exceptionnelle. Or, le coup d'Etat d'il y a huit mois, s'il a permis à son parti, l'Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (ZANU-PF), de se maintenir au pouvoir, a aussi enclenché des phénomènes profonds. Une forme de peur s'est en partie effondrée. L'espoir d'un changement est devenu plus tangible.
Emmerson Mnangagwa, le proche de Mugabe tombé en disgrâce et qui a pris le pouvoir avec l'appui des militaires, promet de réformer le pays de fond en comble. Son principal rival, l'opposant Nelson Chamisa, dit à peu près la même chose. Dans un pays où le chômage atteint 90 %, on attend beaucoup de cette nouvelle façon de parler de politique.
D'autant que, pour la première fois, une campagne électorale au Zimbabwe s'est déroulée sans violences massives détectables. Le principal parti d'opposition, le Mouvement pour le changement démocratique (MDC), a pu organiser des meetings, de plus en plus importants à mesure que passaient les semaines. Il y a finalement 23 candidats à la présidentielle, et plus de cent formations qui prennent part aux législatives.
" Le diable est dans l'histoire "Certes, la libéralisation a des limites. Des témoignages compilés par
Le Monde font état, dans les régions éloignées des grands centres urbains où sont stationnés des militaires qui conduisent l'opération
" Command Agriculture " (" maîtriser l'agriculture ") sous la responsabilité d'Emmerson Mnangagwa, de campagnes de porte-à-porte pour pousser les électeurs à rester fidèles à la ZANU-PF. On y distribue de la nourriture. On y achète la production – exceptionnelle – de l'année au-dessus des cours mondiaux, dans un pays où les devises manquent.
Mufakose, à 20 kilomètres de la capitale, Harare, est une ville qui souffre à la fois des maux de la ville et de ceux de la campagne du Zimbabwe. Cela signifie : chômage vertigineux, systèmes d'eau, d'égouts et d'électricité sinistrés. Et pas d'agriculture. De plus, traditionnellement, une forte présence des services de sécurité en cas d'élections. Cette fois, la pression s'est relâchée. Emmerson Mnangagwa a besoin de la légitimation d'une élection à peu près acceptable pour faire oublier les conditions de son accession au pouvoir.
Et, en ce jour de scrutin, tout semble possible. Tafadzwa Sigauke, qui a interrompu son activité de changeur d'argent au noir, veut croire à une lame de fond du MDC, mais ajoute :
" Je me méfie. Chez nous, on ne dit pas : “Le diable est dans les détails”, mais : “Le diable est dans l'histoire.” En matière d'élections, nous avons une histoire traumatique. Les bulletins trafiqués, les urnes bourrées, etc. Ces gens ont trente-huit ans d'entraînement derrière eux. " Il définit son espérance en termes simples :
" J'espère que ce pays va réellement changer. Sinon, on va tous mourir sans voir à quoi ressemble notre nom sur une fiche de paie. "
Comme tant d'autres jeunes, il a reçu directement, sur son téléphone, un message d'un responsable de la ZANU-PF l'invitant à un entretien en tête à tête. Pour voter, il a fallu aller s'inscrire sur les listes et donner son numéro de portable. C'est ce numéro, confié à la Commission électorale du Zimbabwe (ZEC), qu'utilise la ZANU-PF pour contacter les électeurs, sur l'application de messagerie instantanée WhatsApp.
La peur resurgit aussitôt. Lors des élections de 2008, entre autres brutalités déclenchées contre les électeurs de l'opposition entre les deux tours de la présidentielle, à Mufakose, certains ont été amputés d'une main ou d'un bras. A la fin, le candidat du Mouvement pour le changement démocratique, Morgan Tsvangirai, avait préféré abandonner la victoire à Robert Mugabe, pour que cesse le massacre.
Manipulation de résultatsEncore récemment, il était d'usage de considérer que les villes étaient acquises à son parti, et perdues pour la ZANU-PF, mais que les campagnes étaient verrouillées par la ZANU-PF. Or, la proportion d'électeurs au Zimbabwe est en faveur des ruraux : avec 3,8 millions d'électeurs inscrits, ils représentent les deux tiers du fichier électoral, contre un tiers (1,87 million) pour les citadins. Cette division est non seulement artificielle, mais en voie de mutation. Elle ne tient pas compte du fait que la population jeune a des opinions différentes de celles de ses aînés, et qu'elle entend moins obéir aux chefs traditionnels, notamment. Or, les moins de 30 ans représentent 43 % des électeurs.
A Bulawayo, commune très rurale, une source
rapportait récemment les opinions de ses voisins, foulées aux pieds lors des élections passées :
" Aux dernières élections, les gens écrivaient MDC sur leur vache, ou sur le sol avec des pierres. Les policiers devenaient fous quand ils voyaient passer les troupeaux. Mais, quand les résultats de notre bureau de vote ont été publiés, la ZANU-PF l'avait emporté à plus de 90 %, ce qui était impossible. "
Les techniques de manipulation des résultats sont encore nombreuses. Le fichier électoral définitif, par exemple, n'a été rendu public que juste avant l'ouverture des bureaux de vote. L'indépendance de la ZEC, où siègent des militaires, constitue une préoccupation majeure. Pendant ce temps, dans une autre ville satellite d'Harare, Simba est rentré chez lui après avoir voté. Il se prépare mentalement pour le jour des résultats, qui devraient être proclamés dans un délai de cinq jours.
" Pourquoi j'ai voté, sachant qu'ils vont tenter de voler encore l'élection ? Parce que je veux avoir mis mon bulletin dans l'urne pour pouvoir dire : “Je descends dans la rue pour obtenir ce qui nous revient, notre victoire.” "
Nelson Chamisa affichait son optimisme dans un Tweet, mardi matin :
" Nous sommes en train de gagner de façon retentissante (…). Nous avons fait extrêmement bien. Dans l'attente que la Commission électorale du Zimbabwe accomplisse sa tâche constitutionnelle et annonce officiellement les résultats du peuple, et nous sommes prêts à former le futur gouvernement. "
Jean-Philippe Rémy
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