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vendredi 3 août 2018

Jacques Chirac,le silence


3 août 2018

Jacques Chirac,le silence

Président, la vie d'après 4|6 En mai 2007, le rideau tombe sur quarante années de vie politique. Après son départ de l'Elysée, l'ancien chef de l'Etat, rattrapé par les affaires, ne dit rien, ou si peu, comme indifférent à l'agitation qui l'entoure. Puis la maladie l'emporte vers des rives inconnues

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Entrer sous les vivats, s'abîmer, se relever, puis disparaître encore et renaître d'un miracle qui a tout d'un désastre… Tel un phénix à la prodigieuse longévité, le cinquième président de la Ve  République a parcouru ce chemin à grandes enjambées, quarante années de vie politique sans dételer, dont douze à l'Elysée, avant de s'éclipser dans une absolue discrétion, comme un acteur soudain privé de texte et de rôle.
En mai  2007, Jacques Chirac vient de passer le flambeau à un successeur qu'il honnit. De Nicolas Sarkozy, il a tout enduré : les appétits du ministre, la muflerie du vainqueur, les offenses du président qui, désormais, le tutoie en public et le qualifie de " roi fainéant ". Il se mure dans le silence. Que lui importe, au fond, ce que devient le pouvoir ? Tout juste consent-il à lâcher, devant ses amis : " Il pense que je n'ai rien fait. C'est son problème. "
A 74  ans, l'ancien président se sait guetté par les juges et fragilisé par un accident vasculaire cérébral, survenu dix-huit mois auparavant. Lui qui appartient, avec François Mitterrand, au tout petit club des présidents réélus, doit se présenter devant le tribunal de l'Histoire. Une solitude nouvelle l'attend, plus peuplée que celle d'un chef d'Etat, mais aussi plus sombre, plus tragique.
Comme à l'Elysée, le petit clan familial veille : sur sa santé, sur son image, sur son héritage politique, sur ses visites, sur tout ! Au singulier duo mère-fille constitué de Bernadette et de Claude Chirac, aux intérêts si souvent antagoniques, s'est ajouté un troisième personnage, l'ancien secrétaire général de l'Elysée, Frédéric Salat-Baroux, qui deviendra, en  2011, le mari de Claude. Mais, dans ce trio, Bernadette Chirac compte double.
" Le passé m'emmerde "Les amis, au premier rang desquels François Pinault et sa femme, Maryvonne, s'assurent, dans l'ombre, que l'on ne laisse pas le roi sans divertissement. Chirac s'amaigrit ? Il paraît déprimé, flottant, incertain ? Tous les étés, pendant des années, ils l'invitent, avec Bernadette, dans leur villa du Midi, ou à Dinard (Ille-et-Vilaine). Plus que ce cadre enchanteur, ce sont les bains de foule à Saint-Tropez (Var), une main sur l'épaule de Pinault, qui réconfortent l'ancien président. Des Français en vacances s'émerveillent de voir cet homme, tout à coup si proche, qui porte sa gaieté comme un masque de jouvence et débite des amabilités sans importance.
Durant quelques années, des voyages égaient la fadeur de sa nouvelle existence, réglée sur ses allers et retours, à heures fixes, -entre son domicile et le bureau de la rue de Lille, une courtoisie de la République, à deux pas de l'Assemblée nationale. On l'imagine presque, devant la fenêtre, s'écrier comme dans Les  Guignols : -" Putain, c'est loooong ! "
C'est encore avec l'ancien patron du groupe PPR que Chirac s'envole en Falcon pour le Mali, puis pour Abou Dhabi. Ils vont au Japon, en Afrique. Angela Merkel le chouchoute. Kofi Annan, la Prix Nobel de la paix Rigoberta Menchu, le chanteur Youssou N'Dour, l'ancien président sénégalais Abdou Diouf parrainent sa fondation. Vladimir Poutine lui envoie son avion personnel pour qu'il vienne se reposer à Sotchi, cette station balnéaire de la mer Noire, et il célèbre, un automne, l'anniversaire de l'autocrate russe avec Gerhard Schröder et Silvio Berlusconi, des " ex ", comme lui. A l'Elysée, Nicolas Sarkozy, dont les relations avec Moscou sont notoirement exécrables, s'en agace. Qu'importe.
Il devra pourtant, sous la pression de son entourage, renoncer à aller inaugurer une rue " Jack Chirac " à Ramallah, en Cisjordanie, une cérémonie à laquelle il tient, tout comme les Palestiniens qui l'ont invité lui savent gré de son non à la guerre d'Irak, ou de sa célèbre algarade à Jérusalem avec le service d'ordre israélien. Parce que cela déplairait au président qui se déclare l'inconditionnel " ami d'Israël " ?
Etranges Chirac. Comme s'ils étaient totalement sans ressources, comme si rien n'avait été prévu pour cette échéance si prévisible, ils sont logés par deux milliardaires. Pendant huit ans, le couple habite quai Voltaire dans un appartement de la famille de Rafic Hariri, l'ami et homme d'Etat libanais assassiné en  2005. Puis l'indispensable Pinault les installe dans un hôtel particulier qui lui appartient, rue de Tournon, dans le 6e  arrondissement de Paris, à partir de décembre  2015. L'ancien président y est transporté, après deux semaines d'hospitalisation, à la suite d'un œdème pulmonaire.
Les Français pardonnent beaucoup au châtelain de Bity, au -Corrézien sans façons, au charismatique Chirac. Une immense popularité est venue le cueillir aux portes du grand âge, comme la nostalgie d'une époque, sans frontières de générations. Le " swag " Chirac s'affiche jusque sur les tee-shirts des ados, où il saute le portillon du métro, tire d'un air inspiré sur sa Winston ou récupère, en position allongée, dans un avion, son masque sur les yeux.
Est-il sensible à cette nouvelle faveur de ses " chers compatriotes " ? Se défend-il toujours d'une phrase désabusée : " Quand on est retiré ou quand on est mort, on -recueille toujours beaucoup de louanges " ? Un jour d'octobre  2009, il reçoit Le  Monde et se laisse aller à rire : " Naturellement, cela me fait plaisir ! Cela vaut mieux que d'être traité de crétin ailé… " Entre une vacherie à Valéry Giscard d'Estaing et un compliment à Jean-Louis Debré, le président du Conseil constitutionnel qui siège entre eux deux (c'est beau comme l'antique), l'ancien président a affiché son visage le plus charmant. Une habitude ancienne à l'abord des tempêtes.
Car, une semaine plus tard, la juge Xavière Simeoni renvoie Jacques Chirac devant un tribunal correctionnel, une première pour un chef d'Etat français. Avant la fin de l'année 2009, elle l'a mis en examen. Commence alors une procédure de deux ans, pleine de coups de théâtre, de rebondissements, de tentatives désespérées pour éviter le procès. Bernadette Chirac va répétant dans Paris que jamais " on " n'aurait fait cela au président Mitterrand et que les avocats de son mari sont des incapables.
L'ex-président, dans ce maelström, reste le muet du sérail. Ce qu'il avait à dire, il l'a raconté à l'historien Jean-Luc Barré pendant des mois d'entretiens, aux fins de publication de ses Mémoires. Ils sortent chez Robert Laffont, sous le titre Chaque pas doit être un but, une semaine après l'ordonnance de renvoi de la juge Simeoni, et leur succès emporte tout sur son passage. " Le passé m'emmerde ", avait juré Chirac. Mais son éditrice de toujours, Nicole Lattès, l'avait convaincu et, bon an mal an, il avait pris goût à cet exercice qui l'avait sauvé de l'ennui. Des centaines de milliers d'exemplaires vendus, des signatures harassantes et si réconfortantes, une occasion de régler quelques comptes, bref, le vieux lion est sorti de cette expérience revigoré.
" Humour corrézien "Le procès ? Chirac semble indifférent aux querelles stratégiques qui agitent sa femme, sa fille, son gendre, ses conseillers, son équipe d'avocats. " Naturellement ", lorsque son épouse est allée chercher un nouveau plaideur, un ténor de la gauche, en la personne de Me  Georges Kiejman, il a défendu son protégé, Jean Veil, le fils de Simone, dite " Poussinette ". Il a marqué une distance ironique envers le confrère et interrogé, sévère, son directeur de cabinet, Bertrand Landrieu : " Est-il vrai que Me  Kiejman répète partout que je suis gâteux ? " Aujourd'hui encore, l'intéressé semble blessé que l'ancien président lui ait prêté de tels propos.
Pourtant, c'est une réalité que ses proches ne peuvent continuer à négliger. Jacques Chirac développe une maladie neurodé-générative, dont Bernadette Chirac jurera un peu plus tard dans Le  Journal du dimanche qu'il ne s'agit pas d'Alzheimer. Mais c'est tout comme. Un enchaînement impitoyable se met alors en branle. Tandis que le procès semble s'enliser grâce à une certaine habileté procédurale, l'ancien président lâche une petite bombe, dans la torpeur estivale de ce mois de juin  2011, en Corrèze.
" L'entourage ", certain d'avoir un jour besoin du président en exercice dans le bras de fer judiciaire qui s'annonce, ou pour un poste, sait-on jamais, s'oblige à le ménager. Quelle idée… Seule Bernadette Chirac le fait moins par calcul que par habitude, par affinité politique, ou par plaisir de contrarier son mari. Seulement, Chirac en a assez. Il n'a rien dit depuis quatre ans. Il prononce, ce 11  juin 2011, ses premières et ses dernières paroles d'homme libre, en soutenant ouvertement François Hollande pour la présidentielle de 2012. Le candidat de la gauche n'est pas encore adoubé par les électeurs de la primaire, mais il a reçu l'onction chiraquienne, qui va peser lourd.
Quel affolement dans le clan ! Mère et fille vont s'agenouiller à l'Elysée pour que le souverain pardonne à ce vieux fou qui ne sait plus ce qu'il dit. " C'est de l'humour corrézien ", clame le gendre, qui joue les utilités. Le 14  juin, paraît le second tome des Mémoires, Le Temps présidentiel, mais il n'est plus question de promotion ou de signatures. Il y a le feu. Le 23  juin, on fait passer à Chirac des tests neuropsychologiques à l'Institut de la mémoire et de la maladie d'Alzheimer à la Pitié-Salpêtrière. Le 6  juillet, ils sont doublés d'un examen pratiqué par le neurologue Olivier Lyon-Caen.
C'est Bernadette Chirac qui l'a choisi. Encore une fois un homme de gauche – il va devenir le conseiller santé de François Hollande à l'Elysée –, mais surtout, le professeur, à la réputation médicale irréprochable, est le mari de Jacqueline Chabridon. Cette journaliste a été le grand amour de Chirac, alors premier ministre, dans les années 1970, qui y renonça pour sauvegarder sa carrière. Lyon-Caen certifie donc que l'ancien amant de sa femme a perdu la mémoire. Bernadette Chirac reçoit le document en main propre. Et l'on se dit que de Marivaux à Shakespeare, il n'y a qu'un pas. C'est sur la base de ce rapport médical que Dominique Pauthe, le président du tribunal, décide de ne pas faire comparaître Chirac. Il s'était préparé à se battre, en vieux guerrier fatigué, mais il a semblé, après, renoncer à tout. La publi-cation du rapport médical le -condamnait quoi qu'il en soit à une mort sociale. Me  Kiejman a prononcé une plaidoirie sublime. Son client, absent, a néanmoins été condamné le 15  décembre 2011 à deux ans d'emprisonnement avec sursis pour " abus de confiance ", " détournements de fonds publics " et" prise illégale d'intérêts ". Tous ces efforts pour en arriver là, toute cette petite cuisine, sur des petits réchauds, carburant à la flamme personnelle de chacun.
Pour ses 80  ans, le 3  décembre 2012, quatre jours après la date réelle de son anniversaire, Jean-Louis Debré a organisé une fête au Conseil constitutionnel. Une éclaircie dans l'hiver d'un vieil homme, désormais obligé de marcher à pas comptés et de tendre l'oreille, mais tout entier à ses invités. Un mot gentil, un baiser, une accolade, une tendresse inattendue. Puis son esprit s'en est allé, toujours plus loin sur des rives inconnues. Sa fille Laurence est partie, elle aussi, un jeudi d'avril  2016, elle qui l'avait si souvent souhaité. Et de ce noir chagrin nul ne sait ce qu'il reste.
Béatrice Gurrey
© Le Monde

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