HISTOIRE et MÉMOIRE
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L'Eglise catholique, tyrannique et mafieuse, derrière le scandale des bébés volés de Franco
Sous Franco démarrait en Espagne un vaste scandale de vols d'enfants, confisqués à leurs parents à la naissance parce qu'ils étaient républicains, mères célibataires ou couples adultères. La pratique mafieuse a perduré après la mort du dictateur à la faveur d'un lien étroit avec l'Eglise catholique.
28.06.2018
Par Chloé Leprince
• Crédits : Hulton-Deutsch Collection/Corbis - Getty
Avec le procès dit des “bébés volés” qui s’est ouvert cette semaine en Espagne, c’est tout un pan de l’histoire collective dans la péninsule ibérique qui se révèle peu à peu. Un pan longtemps passé sous silence : le dévoilement de cette affaire remonte au milieu des années 2000, lorsqu’on a découvert que des milliers de nourrissons avaient été enlevés à leurs parents sous Franco. Des parents qui avaient souvent en commun d'avoir appartenu au camp républicain, et parfois combattu le franquisme. Mais qui parfois virent leur enfant disparaître à la naissance sans explication, parce que quelqu'un avait estimé qu'ils dérogeaient aux standards du catholicisme le plus corseté.
Parce qu’ils étaient nés de parents “rouges”, d’une mère célibataire ou encore d’un couple adultère, ils sont ainsi plusieurs dizaines à plusieurs centaines de milliers à avoir été dérobés à leurs parents à la faveur de pratiques mafieuses dont on a découvert avec stupéfaction en 2005 qu’elles avaient perduré, au beau milieu de l’Europe, jusque dans les années 80. Des pratiques concertées, qui n'avaient rien à voir avec des passages à l'acte isolés. Il s'agit bien d'un système, expliquent Gabriel Gatti et Sandrine Revet, respectivement sociologue et anthropologue, pour éclairer la spécificité de l'affaire espagnole :
Ce n’est pas la première fois, loin s’en faut, que de telles pratiques sont évoquées, voire dénoncées. En revanche, pour la première fois, l’idée est clairement formulée que tous ceux qui croyaient jusque-là être des "cas isolés" font en réalité partie d’une même histoire. Un récit commence alors à se mettre en place : de la fin de la guerre civile, en 1939, au début des années 1990, soit de l’après-guerre à l’après-Franco, de façon plus ou moins systématique, on a volé des bébés. L’État, le réseau de la santé publique et, d’une manière plus large, les institutions qui se chargeaient en Espagne de l’administration de la vie et de la mort, ont participé à ces pratiques.
Début 2013, Marine de la Moissonnière consacrait un Magazine de la rédaction, plusieurs fois primé, à ce sujet :
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Les enfants perdus de l'Espagne, le 04/01/2013
Le procès intenté par Inès Madrigal a débuté cette semaine et est le premier de ce qui s’annonce déjà comme une longue et pénible saga judiciaire - sur les 2000 plaintes déposées par des particuliers s’estimant victime de ces pratiques, plus de 1700 auraient été classées sans suite. Inès Madrigal, elle, a vu son cas parvenir jusqu’au prétoire. Elle porte plainte contre le docteur Eduardo Vela. C’est lui qui aurait offert le bébé à sa mère adoptive, stérile, après lui avoir demandé de feindre une grossesse. Le nom du médecin apparaît sur des dizaines de dossiers dans les bureaux des tribunaux, aujourd’hui en Espagne : ce vieil homme de 85 ans, qui a fait un malaise au deuxième jour d’un procès ajourné dans la foulée, aurait ainsi pratiqué le vol d’enfants pendant au moins vingt ans, de l’année 1961 jusqu’en 1981.
Un catholicisme fascistisé
Eduardo Vela nie toute implication. Mais la mère adoptive de Inès Madrigal, aujourd’hui décédée, avait avoué à sa fille avoir menti sur sa naissance. Révélant ne jamais avoir été enceinte, elle a raconté avant de mourir qu’elle avait reçu son bébé “en cadeau” des mains du Dr Vela, par l’intermédiaire d’un prêtre. Car les institutions catholiques espagnoles sont étroitement concernées par ce scandale de grande ampleur. Parfois au simple titre d’intermédiaire, parfois à des fins d’enrichissement personnel, mais parfois encore pour des questions de seule morale religieuse et de bonnes mœurs : en retenant prisonnières de femmes sur le point d’accoucher, des hommes et des femmes d’Eglise ont ainsi décidé de dérober des enfants à leurs parents.
L’histoire de ces bébés volés est aussi l’histoire d’un catholicisme fasciste, totalitaire, dont le destin fut, plusieurs décennies durant, directement intriqué avec celui du franquisme. Le 17 août 2004, Patrick Pépin consacrait à ce qu’il a appelé “le catholicisme fascistisé” un épisode de sa série "La mémoire des vaincus - histoires intimes de la guerre d'Espagne". Vous pourrez y entendre quels liens intimes, à la fois consubstantiels et criminels, l’Eglise et le régime du dictateur Francisco Franco avaient tissé.
A la source de cette alliance qui ne sera pas démentie, un vide programmatique et doctrinal abyssal chez Franco, qui se servira de cette Eglise anti-républicaine pour accéder et se maintenir au pouvoir. Élevé aux côtés de ses trois frères et sœurs par une mère galicienne pieuse alors que son père, noceur et buveur, est aux abonnés absents, Franco passera un pacte avec l'Eglise catholique espagnole à peine remise d'une violente vague de purge contre le clergé espagnol : plus de sept mille prêtres et religieuses, dont treize évêques, ont été assassinés par la très jeune République d'Espagne lorsque Franco part à la conquête du pouvoir. Une fois le général lancé, l'Eglise en fera son grand homme, convaincra le Vatican en 1936 de la justesse du coup d'Etat militaire et lui servira sur un plateau une parade rhétorique pour justifier ses exactions : la guerre civile de Franco devient "la croisade" et une complicité active s'installe entre le dictateur et l'Eglise d'Espagne.
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"Le catholicisme fascistisé" le 17/08/2004 sur France Culture
Franco le Caudillo est mort en 1975, à Madrid, mais il a fallu plus de quinze ans encore pour que le trafic de bébés volés prenne véritablement fin. Il excède donc la dictature, de la même manière que l’on peut estimer, avec Jose Bergamin, que le catholicisme espagnol excède la religion chrétienne. En 1999, Michel Del Castillo, invité de Kathleen Evin sur France Inter, réagissait à l’analyse de l’intellectuel espagnol sur l’emprise du catholicisme dans son pays d’origine. Del Castillo avait pour sa part passé quatre années dans les bagnes d’enfant sous Franco.
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Extrait de Michel Del Castillo en 1999 dans "Ephémérides" sur France Inter
Enfin, sur le destin des républicains espagnols exilés en France, vous pouvez réécouter l'émission que consacrait à la Retirada Julie Gacon, le 28 janvier 2017. En 1939, 500 000 Espagnols passaient la frontière en l'intermédiaire de quinze jours... pour finir enfermés dans des camps, surveillés par les gendarmes français.
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