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vendredi 3 août 2018

HISTOIRE et MEMOIRE - La recrue du FBI et le djihadiste, l'amour jusqu'à la trahison

HISTOIRE et MEMOIRE



2 août 2018

La recrue du FBI et le djihadiste, l'amour jusqu'à la trahison

L'amour au front 3|6 L'histoire trouble de l'agente américaine Daniela Greene et d'Abou Talha Al-Almani, un Allemand membre de l'Etat islamique. Voyage en Syrie, mariage, retour aux Etats-Unis, condamnation. Un incroyable coup de folie amoureuse

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Je crois que, cette fois-ci, j'ai vraiment merdé… ",écrit un jour Daniela Greene dans un mail à un correspondant aux Etats-Unis. L'amour mène à tout, mais tout de même… Le message de Greene est envoyé de Rakka, alors le bastion en Syrie du " califat " autoproclamé par Abou Bakr Al-Baghdadi, le chef de l'organisation Etat islamique (EI), où elle est arrivée dix jours auparavant et vient d'épouser Denis Cuspert, alias " Abou Talha Al-Almani " de son nom de guerre.
Rien ne prédestinait Daniela Greene à inscrire son nom dans l'une des pages les plus sombres et les plus absurdes du monde de l'espionnage. Elle n'est certes pas, à l'été 2014, à l'apogée du " califat " de l'EI, la première ou la seule jeune femme à avoir été séduite à distance par un djihadiste et à avoir rejoint par amour un homme sur le territoire de Daech. Mais elle est la première et la seule, autant qu'on sache, à être titulaire d'une habilitation classée " top secret " des services de sécurité américains.
Lorsque la guerre commence entre le monde du djihad et les Etats-Unis – entre la déclaration de guerre du chef d'Al-Qaida, Oussama Ben Laden, en  1997, et les attaques réussie à New York et Washington en  2001 –, Daniela, née en Tchécoslovaquie avant la chute du mur de Berlin, habite en Allemagne avec ses parents. Elle y rencontre un soldat américain, Matthew Greene, l'épouse, puis, lorsque celui-ci est rappelé aux Etats-Unis, le suit en Oklahoma.
Dans les années qui suivent le 11-Septembre, Daniela Greene mène l'existence ordinaire d'une femme de militaire. Elle reprend des études d'abord à l'université -Cameron, à Lawton (Oklahoma), puis à l'université de Clemson (Caroline du Sud), où elle passe, en  2008, un master d'histoire. Son mémoire, " Motivations raciales pour la collaboration française durant la seconde guerre mondiale ", porte sur la montée de l'antisémitisme et de la xénophobie en France dans l'entre-deux-guerres et sur la politique antisémite de Vichy. Son directeur de mémoire, le professeur Alan Grubb, trouve l'étudiante brillante, et il lui écrira plus tard une lettre de recommandation pour un travail de traductrice dans une agence du gouvernement américain.
Car ces années-là, le moins qu'on puisse dire est que la guerre ne se déroule pas comme prévu. Les inspirateurs et chefs des attaques du 11-Septembre ont bien été tués ou arrêtés en Afghanistan et surtout au Pakistan – Ben Laden lui-même étant l'un des derniers à être tués en  2011 –, mais le président George W. Bush a entraîné l'Amérique dans des conflits interminables en Afghanistan, puis en Irak. De l'autre côté, le monde du djihad est en plein essor, recrute des dizaines de milliers de combattants et multiplie les attentats à travers le monde. Aux Etats-Unis, l'administration fédérale embauche des milliers de personnes dans le cadre de la lutte antiterroriste.
C'est ainsi que Daniela Greene trouve, un jour de 2011, dix ans après le début de cette guerre, un travail de traductrice d'allemand, la langue du pays où elle a grandi, au sein du Federal Bureau of Investigation (FBI). Elle n'est ni militaire ni policière et, autant qu'on sache, encore moins espionne, mais même les employés contractuels civils doivent passer par un processus d'habilitation aux affaires de sécurité nationale. Greene obtient sa classification " top secret ". Elle est nommée en janvier  2014 au bureau du FBI à Detroit (Michigan). On la charge d'enquêter sur un djihadiste allemand qui apparaîtra plus tard, dans les documents juridiques, sous la référence " Individu A " : Denis Cuspert.
C'est l'époque où l'Etat islamique vient de reconquérir la ville où l'organisation a été créée, dans la province irakienne d'Al-Anbar : Fallouja. Son instigateur, le djihadiste jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui (de son vrai nom Fadel Nazzal Al-Khalayleh), passé par les camps d'Al-Qaida en Afghanistan, y a installé en  2003, peu après l'invasion américaine, son groupuscule, Unicité et Guerre sainte, devenu ensuite, après accord d'un Ben Laden au départ très réticent, Al-Qaida en Irak. Zarkaoui réussit à Fallouja la jonction entre son unité et la guérilla sunnite irakienne.
Après quelques victoires et beaucoup de défaites, après des changements de chef et d'appellation, Abou Bakr Al-Baghdadi (de son vrai nom Ibrahim Awad Ibrahim Ali Al-Badri), qui a pris le commandement de l'organisation en  2010, lui donne un second souffle grâce à la guerre en Syrie. Basée à Rakka, celle-ci prépare son retour en Irak. Car, si elle a attiré dans le chaos syrien des dizaines de milliers de combattants étrangers, Daech reste avant tout une organisation sunnite irakienne. Elle reconquiert son bastion historique de Fallouja en janvier  2014, avant de prendre Mossoul, sa " capitale ", le 10  juin, et d'y proclamer la naissance du " califat " le 29  juin. C'est à ce moment-là que Denis Cuspert rejoint l'Etat islamique et proclame son allégeance à Baghdadi.
Gangsta-rappeurL'homme est déjà une sorte de célébrité dans les milieux islamistes radicaux. Né à Berlin d'un père ghanéen expulsé d'Allemagne peu après sa naissance et d'une mère allemande, il grandit avec celle-ci et son second mari, un officier américain. Au cours d'une adolescence agitée, il devient membre du gang des " 36 ", composé d'enfants d'immigrés qui se bagarrent contre des groupuscules néonazis. Il passe de centres de détention pour mineur en prisons, pour des affaires de violences et de drogue. Et il découvre le monde du rap. Il devient, de 2002 à 2010, " Deso Dogg ", un gangsta-rappeur qui connaît une brève heure de gloire et sort un album. Autant dire que la première décennie du djihad international ne l'a guère concerné.
Comme souvent avec le djihadisme, la conversion est rapide et radicale. Après un accident de voiture dans lequel il a failli perdre la vie, Denis Cuspert enterre Deso Dogg et se convertit à l'islam sous le nom d'" Abou Malik ". Il devient membre du groupuscule islamiste allemand Die Wahre Religion (" la vraie religion ") et chanteur de nasheeds, ces chants religieux musulmans. Il chante les louanges des combattants islamistes d'Afghanistan, de Somalie et de Tchétchénie, et publie la vidéo d'un nasheed à la gloire d'Oussama Ben Laden.
Son activité ne passe évidemment pas inaperçue. Les services de sécurité allemands le surveillent. Il est arrêté pour possession d'armes, et s'en sort avec une amende. Il n'est guère davantage inquiété lorsque Arid Uka, un Kosovar albanais qui a assassiné deux militaires américains à l'aéroport de Francfort, affirme qu'il a été fortement influencé par les écrits et chansons d'Abou Malik. Il finit par envoyer une vidéo à la chaîne de télévision ZDF dans laquelle il appelle au djihad et à des attentats en Allemagne. Cette fois, il a définitivement coupé les ponts avec son pays.
Cuspert parvient, malgré la surveillance policière, à quitter l'Allemagne pour des camps d'entraînement islamistes en Egypte puis en Libye, et réapparaît en  2013 en Syrie avec Jound Al-Cham (" les soldats du Levant "), un groupe salafiste de la rébellion. Abou Malik prend son nom de guerre d'" Abou Talha Al-Almani ". Il appelle alors dans des vidéos tous les combattants musulmans à s'unir contre le pouvoir de Bachar Al-Assad.
Quelques mois plus tard, Al-Almani rejoint l'Etat islamique et son discours se radicalise encore. Il conseille aux aspirants au djihad de rejoindre Daech plutôt que l'Armée syrienne libre, car le premier vise l'instauration de la charia alors que la seconde a des ambitions démocratiques. Et il n'appelle plus à la séparation entre musulmans et " infidèles " mais à la conquête et à la mort de ces derniers. Dans sa vidéo d'allégeance à Baghdadi, en avril  2014, Almani annonce que " l'EI va continuer de construire son Etat jusqu'à ce qu'il atteigne Washington ", et qu'alors, " ô Obama "… En prononçant ces mots, il passe son doigt sur sa gorge en signe de promesse de décapitation du président américain.
Embarras abyssalOn ignore le moment exact du premier contact entre Daniela Greene et Denis Cuspert. Toutes les informations, du côté américain, proviennent d'une source unique : des extraits déclassifiés des auditions de Greene devant un tribunal de Washington, révélés par le journaliste Scott Glover de CNN en mai  2017. Comme ni Daniela Greene, ni sa famille, ni même son avocat n'accordent d'entretiens à des journalistes depuis qu'elle a passé un accord avec le gouvernement américain contre une réduction de peine, ces extraits d'auditions sont le seul témoin de cette incroyable histoire d'amour et d'espionnage, longtemps cachée aux médias tant elle met le FBI et l'administration américaine dans un embarras abyssal, et fort compréhensible.
A Detroit, Daniela Greene travaille sur le cas Almani depuis janvier  2014. Elle identifie des numéros de téléphone et des comptes de réseaux sociaux lui appartenant, dont deux comptes Skype qu'elle mentionne dans ses rapports. Mais elle entreprend aussi, selon les documents du tribunal, un dialogue direct avec le djihadiste par le biais d'un troisième compte Skype, dont elle garde un accès confidentiel, sans en informer ses supérieurs. On sait en tout cas que le 11  juin 2014, Daniela Greene remplit un document de voyage que tous les habilités à tous les niveaux de la sécurité nationale américaine doivent communiquer lorsqu'ils voyagent à l'étranger. " Vacances/Personnel " indique-t-elle, en précisant : " Envie de voir ma famille ". Elle précise qu'elle rend visite à ses parents à Munich.
Daniela Greene ne prend même pas la peine de réserver un vol pour Munich et de masquer ses traces. Elle s'envole le 23  juin pour Istanbul puis se rend à Gaziantep, la ville qui est le point de passage des djihadistes étrangers souhaitant rejoindre Daech. Selon les documents du tribunal, elle prend contact avec l'" Individu A ", qui envoie un intermédiaire pour l'aider à franchir la frontière turco-syrienne. Elle arrive à Rakka et épouse immédiatement l'" Individu A ". Le mariage a lieu la semaine de la proclamation du " califat ".
Que s'est-il passé dans la vie et dans la tête de Daniela Greene, épouse de Matthew, le soldat, et employée des services de sécurité des Etats-Unis ? En l'absence de témoignage personnel direct et avec un récit officiel qui reste largement classifié, il est difficile de se faire une opinion. Autant qu'on sache, il s'agit bien d'une histoire d'amour. Un coup de tête. Un coup de folie.
L'un des rares éléments personnels que l'on connaît est que Daniela Greene a envoyé, au mois de juillet, une série d'e-mails à un correspondant, dont le nom est protégé, aux Etats-Unis. Trois extraits ont été déclassifiés.
8  juillet 2014 : " J'étais faible et ne savais plus comment gérer - la situation - . Je crois que, cette fois-ci, j'ai vraiment merdé. "
9  juillet 2014 : " Je suis partie et je ne peux pas revenir. Je suis en Syrie. Parfois je voudrais juste pouvoir rentrer. Je ne saurais même pas comment passer si j'essayais de rentrer. Je vis dans un environnement très rude et je ne sais pas combien de temps je vais tenir ici, mais ça n'a pas d'importance. Il est un peu trop tard. "
22  juillet 2014 : " Je ne sais pas s'ils t'ont dit que j'irais probablement en prison pour longtemps si je rentre, mais c'est la vie. J'aimerais revenir en arrière. Si Dieu le veut, je vais arranger ça… "
Le 4  août 2014, Daniela Greene est de retour aux Etats-Unis. Elle est arrêtée le 8  août et envoyée en prison. On ignore quand les autorités américaines se sont rendu compte de la trahison de la traductrice du FBI, mais un avis de recherche avait été lancé à son encontre le 1er  août, cinq semaines après son départ des Etats-Unis.
Au milieu d'un champ de cadavresCe même mois de juillet où les deux amoureux roucoulent à Rakka, Denis Cuspert n'est pas inactif. On ne le voit jamais combattre ni tuer mais, devenu un propagandiste en vue de l'Etat islamique sur les réseaux sociaux, notamment pour le recrutement des non-Arabes, il multiplie les vidéos, dont l'institut de recherche des médias du Moyen-Orient (Memri) rend fidèlement compte. Il apparaît en juillet près d'Homs, après la conquête d'une installation gazière, où il se promène au milieu d'un champ de cadavres et donne des coups de pied dans un corps. On sait qu'il sera le mois suivant à Deir ez-Zor, après la tuerie des membres de la tribu sunnite des Chaïtat, où il apparaît, au cours d'une scène encore plus sanglante, brandissant une tête fraîchement coupée.
Une fois Greene de retour, il y a évidemment beaucoup de zones d'ombre dans son histoire. Il y a d'abord son attitude. Même en admettant qu'elle ait réellement eu envie de rejoindre Denis Cuspert sur un coup de tête amoureux pour l'épouser, n'a-t-elle pas craint d'être prise en otage ou assassinée dès son arrivée à Rakka ? Pourquoi a-t-elle eu confiance dans le fait qu'une employée du FBI serait accueillie comme une épouse ordinaire ? Et qu'imaginait-elle, à 38 ans à l'époque, de sa vie future au " paradis " des djihadistes ?
Et l'attitude de Daech est aussi très surprenante. L'organisation clandestine a-t-elle accepté d'accueillir l'amoureuse transie de Denis Cuspert ou a-t-elle eu le sentiment de mettre la main sur une transfuge qui allait lui permettre de marquer des points contre son ennemi américain ? Pourquoi, une fois à Rakka, lui a-t-on permis d'accéder à un ordinateur et de communiquer par courriel avec les Etats-Unis ? Pourquoi et comment l'a-t-on laissée repartir de Syrie ? Pour une organisation totalitaire et paranoïaque qui a assassiné des centaines de ses propres partisans à la moindre suspicion, l'histoire Greene soulève beaucoup de questions.
Trois mois après son retour, en novembre, le gouvernement américain, qui se dit enchanté de la coopération de Daniela Greene avec la justice, demande que l'acte d'accusation demeure confidentiel. La raison pourrait simplement en être que Washington et le FBI voulaient s'éviter enquêtes des médias et sarcasmes, mais le procureur indique que " la publicité sur l'arrestation de l'accusée ou sur les charges qui pèsent sur elle contribuerait à une forte probabilité de danger imminent pour un témoin ou toute autre personne, ainsi qu'à une forte probabilité que l'enquête actuelle soit mise en péril ", sans plus de précisions.
Six mois plus tard, le 17  avril 2015, après une série d'interrogatoires confidentiels et d'auditions secrètes devant le tribunal, les procureurs estiment, selon les documents publiés par CNN, être parvenus à une conclusion. Le procureur adjoint Thomas Gillice, chargé des affaires de sécurité nationale au bureau du procureur de Washington, affirme certes que Greene " a mis en danger la sécurité nationale en s'exposant elle-même et en exposant sa connaissance de sujets sensibles à des organisations terroristes ", mais il explique aussi que " sa fuite saine et sauve de la région, sans avoir apparemment révélé ces connaissances, semble être un coup de chance ou le résultat d'un manque de jugeote de la part des terroristes ".
" intelligente et naïve "Estimant que l'accusée, qui plaide coupable, " a tenté de réparer ses erreurs et en fin de compte d'aider de nouveau son pays " au cours d'un processus de coopération qui fut " significatif et conséquent ", Gillice demande une réduction de peine. Daniela Greene, selon la jurisprudence dans des cas similaires liés à Daech, et sans même parler de la trahison envers l'agence de sécurité qui l'employait, risque entre dix et quinze ans de prison. Elle n'en fera que deux.
Ni Denis Cuspert ni Daech n'ont jamais évoqué cette saga invraisemblable. Les Etats-Unis ont placé Abou Talha Al-Almani sur la liste des terroristes de haut niveau à neutraliser, sans alors révéler qu'il fut l'époux d'une Américaine employée par une agence fédérale de sécurité. Ils annoncent sa mort en  2015 dans un raid aérien à Rakka, avant de reconnaître en  2016 qu'il y a survécu.
C'est l'Etat islamique qui annonce finalement, le 18  janvier 2018, le décès le 17  décembre 2017 " après la prière du milieu de journée ", à Gharanij, en Syrie, de son propagandiste berlinois. Daech lui rend un vibrant hommage, tant pour " sa détermination à combattre et même à servir en tant que commandant malgré les sévères blessures subies ", sa capacité à " préparer des plans de bataille " et à " mener le combat ", que pour son rôle " fondateur " dans la création du centre de communication Al-Hayat, le canal de propagande de Daech dans les langues autres que l'arabe. " Beaucoup de combattants étrangers ont été persuadés de rejoindre l'EI, se félicite Daech dans son communiqué, grâce à ses efforts de communication et à l'histoire inspirante de sa vie. "
La guerre entre les organisations djihadistes et le monde entier, Etats-Unis en tête, est entrée cette année dans sa troisième décennie. Le FBI a indiqué pudiquement, à la suite de la divulgation de l'affaire par CNN, avoir " pris diverses mesures pour identifier et réduire les vulnérabilités en matière de sécurité ".
Daniela Greene, elle, a disparu de la circulation. Au journaliste de CNN, Scott Glover, après qu'il a eu connaissance des documents du tribunal, elle a juste dit qu'elle était " serveuse dans un bar d'hôtel " et qu'elle refusait de lui parler pour " ne pas mettre sa famille en danger ". Son avocat l'a décrite comme une femme à la fois " intelligente et manifestement naïve ", qui " regrette sincèrement " ce qu'elle a fait. Face à des journalistes du New York Post qui sont parvenus peu après à la localiser à Syracuse (Etat de New York), elle a décliné tout commentaire, a rabattu sa capuche sur sa tête pour que son visage ne soit pas photographié, et a disparu dans une Subaru blanche. Avec ses secrets.
Rémy Ourdan
© Le Monde

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