Moins de deux semaines après la révélation de l'affaire Benalla, Le Monde a pu prendre connaissance des premiers actes de l'enquête judiciaire, ouverte le 22 juillet, à la suite de l'identification, dans une vidéo, d'un chargé de mission de l'Elysée en train de brutaliser un jeune couple place de la Contrescarpe, à Paris, en marge de la manifestation du 1er-Mai. La plupart des acteurs de cette affaire ont été entendus par les commissions d'enquête parlementaires. De son côté, la justice, saisie de faits de " violences en réunion ", " immixtion dans l'exercice d'une fonction publique " et " port public sans droit d'insignes réglementés ", mène ses propres investigations. Aux côtés d'Alexandre Benalla et de son comparse Vincent Crase, mis en examen, trois policiers sont poursuivis pour " violation du secret professionnel " et " détournement d'images issues d'un système de vidéo-protection ". Ils sont suspectés d'avoir transmis à l'ancien chargé de mission de la présidence des images pour l'aider à organiser sa défense.
Les premiers éléments réunis par les juges révèlent des points inédits. L'enjeu, aujourd'hui, est de comprendre comment M. Benalla et son ami ont pu être présents aux côtés des forces de l'ordre le 1er mai. Mais, surtout, de savoir si les plus hautes autorités de l'Etat ont tenté de dissimuler les dérives de ce jeune homme de 26 ans qui avait accès au cœur de l'intimité présidentielle.
Benalla dit avoir prévenu l'Elysée dès le 1er mai Devant les sénateurs, le 26 juillet, Alexis Kohler, le secrétaire général de l'Elysée, a assuré qu'il avait été informé des violences commises par M. Benalla le
" 2 mai dans la matinée ". Une version confirmée par le directeur de cabinet de l'Elysée, Patrick Strzoda, devant les enquêteurs. Selon lui, c'est
" une collaboratrice du service communication " qui lui a appris que M. Benalla apparaissait sur des images circulant
" sur les réseaux sociaux ".Il a immédiatement -convoqué le chargé de mission et lui a dit que son intervention, place de la Contrescarpe, était
" tout de même rugueuse ". Et
" que cela allait être chiant à gérer ", -selon M. Benalla, qui assure au -contraire que, dès le 1er mai au soir, l'Elysée avait été prévenu. Il a déclaré avoir informé M. Kohler après dîner, par messagerie cryptée, que,
" malheureusement, une vidéo tournait sur les réseaux sociaux " sur laquelle il apparaissait. Il ajoute étrangement qu'il n'a plus le téléphone avec lequel il a envoyé ce message, mais qu'il en a
- " conservé les donnéessur une clé USB ". Toutefois, il ne souhaite pas –
" pour l'instant " – " dire où elle se trouve ".
La vidéosurveillance Au cœur de l'affaire se trouve la remise d'images de vidéosurveillance de la manifestation par trois policiers à Alexandre Benalla. L'ex-chargé de mission de l'Elysée, au jour des révélations du
Monde, le 18 juillet, est loin de saisir l'ampleur de la polémique. Après un appel d'un de ces policiers – Laurent Simonin, le chef d'état-major adjoint à la direction de l'ordre public et de la circulation (DOPC) de la préfecture de police, qui lui dit avoir pu récupérer des images –, il est rejoint par Jean-Yves Hunault, l'officier de liaison de l'Elysée, chargé de lui apporter les vidéos sur un CD. Ce dernier se souvient avoir retrouvé M. Benalla dans un bar, près de l'Elysée, en compagnie de Vincent Crase :
" Il était au téléphone (…) en train de fumer la chicha. "
Le lendemain, le commissaire Maxence Creusat vient trouver son supérieur, Alain Gibelin, le directeur de la DOPC, qui déclare aux enquêteurs :
" Je le vois arriver le visage défait. Il me dit : “On a fait une énorme connerie, je préfère vous dire les choses que vous allez finir par apprendre.” " Les trois policiers ont enfin réalisé qu'ils n'auraient jamais dû transmettre ces images – que la préfecture n'avait d'ailleurs pas le droit de conserver plus de trente jours. Ils ont tenté de les récupérer, en vain.
Ismaël Emelien, le conseiller spécial de MacronCe même jeudi 19 juillet, Alexandre Benalla passe une tête dans le bureau de Jean-Yves Hunault, l'officier de la -préfecture de police. L'enquête fait la " une " des chaînes d'info en -continu.
" En passant devant l'écran TV qui était sur BFM, il a pris une photo de l'écran et, d'un air très décontracté, plaisantait sur ce qui était en train de se passer, raconte le commandant aux enquêteurs.
Il m'avait dit que le CD était dans les étages supérieurs. Il me semble avec Ismaël Emelien. " M. Emelien est l'influent -conseiller spécial du président. L'un des plus discrets aussi.
Alexandre Benalla affirme, lui aussi, aux enquêteurs, avoir
" avisé Ismaël Emelien qu'il était en possession d'une vidéo " dès la veille au soir, aussitôt après l'avoir reçue. Il ne l'a pas visionnée, assure-t-il, mais il sait qu'on y voit
" le jeune homme de la place Contrescarpe - qu'on l'accuse d'avoir molesté -
jeter des projectiles sur les CRS ". Une façon, aux yeux de l'intéressé, de préparer sa défense.
" Il - Ismaël Emelien -
m'a demandé de lui envoyer cette vidéo au Palais dès le lendemain matin, ce que j'ai fait ",poursuit M. Benalla, en ajoutant que le conseiller ne connaissait pas
" la nature " de cette vidéo.
La " panique " de Patrick Strzoda
" En allumant mon téléphone - le 3 mai - ,
j'ai vu la présence de nombreux messages me demandant de rappeler en urgence le directeur de cabinet, M. Strzoda, a déclaré Alexandre Benalla en garde à vue.
Je l'ai rappelé, il était agacé, m'indiquant qu'il avait été appelé par le ministère de l'intérieur (…)
Je suis allé le voir dans son bureau, je l'ai senti paniqué. Il m'a indiqué qu'il semblait ne pas avoir compris que ma présence en tant qu'observateur comprenait ma présence sur la voie publique, il pensait que je serais resté au niveau de la salle de commandement.(…)
Il ne m'a pas posé de questions sur le déroulé de la scène, et m'a juste dit que cela allait être chiant à gérer. "
Alexandre Benalla est convoqué à nouveau en fin de matinée par Patrick Strzoda, pour se voir notifier une sanction – quinze jours de suspension et une réduction théorique de sa mission. Une décision
" prise par ses soins ", a déclaré le préfet devant les parlementaires, prise
" collectivement ", avait-il assuré aux enquêteurs quelques jours auparavant, après avoir
" informé le président de la République " et en avoir
" parlé à d'autres conseillers aussi ".
" Il faut protéger " le directeur de cabinet Convoqué le jeudi 3 mai, pour se voir notifier sa sanction, Alexandre Benalla refuse le premier courrier qu'on lui adresse.
" J'accepte toutes les sanctions qu'il faut, même le licenciement s'il le faut, mais je ne peux pas signer ce courrier, car le deuxième paragraphe n'est pas la réalité, écrit-il par SMS au directeur de cabinet, Patrick Strzoda.
Je ne suis pas allé de ma propre initiative avec ma voiture et un casque faire du maintien de l'ordre, je ne suis pas fou. "
C'est la responsable des ressources humaines de l'Elysée qui avait insisté pour qu'il signe ce document dicté par Patrick Strzoda.
" Elle m'a alors dit que cette décision était au nom du directeur de cabinet et qu'il fallait le protéger, de la même façon que le préfet de police ", a expliqué Benalla en garde à vue. Finalement, Patrick Strzoda accepte de modifier le courrier dans les termes proposés par le jeune chargé de mission. Il est mis à pied quinze jours, pas
" pour les faits en eux-mêmes ", croit-il comprendre.
" Simplement pour avoir exposé la présidence à un risque d'image. "
L'Elysée ne saisit la justice qu'en juillet Lorsqu'il apprend les agissements de M. Benalla, le directeur de cabinet d'Emmanuel Macron ne juge pas nécessaire d'avoir recours à l'article 40 qui oblige tout fonctionnaire et
" toute autorité constituée " ayant connaissance d'un délit ou d'un crime à saisir la justice. Mais, le 20 juillet, alors que l'affaire a éclaté et que la controverse gronde, il se montre plus diligent quand il apprend que le chargé de mission détient des images de vidéoprotection des manifestations. Il écrit cette fois immédiatement au procureur de la République de Paris, François Molins, pour le lui signaler. M. Strzoda prend toutefois soin de préciser prudemment, au bas de la lettre et à la main, qu'il n'a
" pas pris -connaissance du contenu du CD ".
Le chef de cabinet de l'Elysée, François-Xavier Lauch, lui emboîte le pas et saisit la justice le 27 juillet, lorsqu'il découvre que M. Benalla a tenté de récupérer à la fourrière la voiture de fonction mise à sa disposition par l'Elysée. M. Benalla a été entre-temps licencié et le chef de cabinet, prévenu par la préfecture de police, s'oppose à la restitution du véhicule.
Alexandre Benalla a fait le ménage chez lui Lors de la perquisition du bureau d'Alexandre Benalla à l'Elysée, le 25 juillet, les juges ont découvert une
" proposition de plan de transformation organisationnelle des services ". Un document " confidentiel ", daté du 5 juillet, encore en " version projet " et qui évoque notamment le sujet sensible de la réorganisation de la sécurité présidentielle. Le 21 juillet, les enquêteurs s'étaient aussi rendus, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), dans l'appartement qu'il s'apprêtait à quitter pour un logement de fonction dans une dépendance de l'Elysée, quai Branly. Ils y ont trouvé un gyrophare bleu, des clés sur un porte-clés de l'Assemblée, mais aussi, au fond de l'armoire, une rampe lumineuse de police, donnée
" par le conducteur de M. de Rothschild ".
Le coffre-fort où Alexandre Benalla rangeait ses armes, son Glock 43, deux autres pistolets, pour lesquels il assure avoir
" des autorisations ", et un fusil Remington, avait, en revanche, disparu.
" Pouvez-vous nous dire où se trouvent cette armoire et ces armes ? ", demande un enquêteur.
" Aucune idée, répond le gardé à vue.
Elle a dû être emmenée dans un lieu sûr par une personne, mais ce n'est pas moi qui me suis occupé de cela.
" Loin de lui l'idée de dissimuler quoi que ce soit, jure-t-il. C'est juste que son appartement avait été
" identifié par les journalistes " et que,
" par souci de sécurité et responsabilité ", il a préféré ne pas les laisser.
Un " déguisement " un peu " too much " De nouvelles questions se posent sur le rôle joué par M. Benalla, sur le terrain, le 1er mai, depuis que
Libération a révélé, vendredi 27 juillet, la plainte de deux jeunes disant avoir été victimes d'une interpellation musclée, au Jardin des plantes, après avoir croisé Alexandre Benalla et son ami Vincent Crase. Lundi 30 juillet, France Info et
Mediapart diffusaient une nouvelle vidéo sur laquelle deux hommes leur ressemblant fortement procèdent à une interpellation – le parquet de Paris s'en est saisi et a ouvert une nouvelle enquête, puisque ces éléments n'étaient pas connus lorsque M. Benalla était en garde à vue. Il disait simplement avoir signalé aux CRS des
" casseurs ", mais n'indiquait à aucun moment avoir procédé à une interpellation. Alexandre Benalla portait alors un brassard police et s'en est expliqué. Le matin du 1er mai, il a retrouvé Vincent Crase à l'Elysée. Lorsqu'il lui montre l'équipement prêté par la préfecture de police, son ami lui déconseille d'enfiler la tenue de capitaine de police, un peu
" too much ". " M. Benalla n'était pas policier, a expliqué Vincent Crase.
C'était de l'ordre du déguisement. " Benalla suit ses -conseils et part avec le seul sac contenant
" le brassard, le casque et le masque, l'équipement radio et le masque à gaz ". Il a enfilé le brassard boulevard de l'Hôpital.
" J'étais habillé en noir et gris et un des policiers (…)
m'a alors fait la remarque que je devais mettre un signe distinctif au risque d'être pris pour un casseur par les CRS. "
Trois pistolets non déclarés dans les locaux d'En marche ! Vincent Crase, de son côté, a farouchement nié le 20 juillet, au premier jour de sa garde à vue, porter une arme lors de la manifestation. Le lendemain matin, il concède qu'
" il ne lui paraissait pas anormal " de porter son arme, mais qu'il n'avait pas pu la récupérer : elle se trouvait à l'Elysée,
" dans un coffre dont la clé se trouve dans un coffret " dont il n'a pas le code. Avant de craquer.
Oui, il a bien porté un pistolet, un Glock 17, le 1er mai. Il est désolé d'avoir menti, mais il est père de famille, et ils sont
" en train d'acheter une maison, dit-il aux enquêteurs, - il -
attend une réponse du banquier sur - leur -
demande de prêt ". Ajoutant :
" Cette affaire, si je perds mon travail, va me mettre dans une situation précaire. " Et le gendarme -réserviste d'expliquer :
" Cette arme n'est pas à mon nom, elle appartient à LRM - La République en marche - ,
elle est réservée pour la défense du site LRM ", en cas d'attaque terroriste.
Il y a d'ailleurs deux autres pistolets, au siège du parti, dans une armoire forte, découverts lors d'une perquisition. Les trois Glock ne sont pas déclarés. Vincent Crase a bien envoyé une demande à la préfecture, mais le dossier n'était pas complet. Le gendarme portait donc une arme sans autorisation et sans complexe :
" J'ai toujours une arme sur moi, c'est une habitude de travail et de sécurité. " Il détenait, aussi, chez lui, un fusil sans permis.
" Il a agi en électron libre " Le rôle exact joué par Alexandre Benalla, place de la Contrescarpe, au moment de l'interpellation du jeune couple, reste contesté par l'ancien chargé de mission, qui réfute toute violence. C'est en trébuchant, que
" la pointe de - s -
on pied a effleuré - le -
torse - du manifestant -
".
" En aucun cas, je ne lui ai porté un coup de pied. (…) A aucun moment porté de coups ", assure-t-il, même s'il reconnaît que,
" sortie de son contexte ", cette scène peut paraître
" violente ".
Son référent ce jour-là, le major Philippe Mizerski, a une interprétation toute différente :
" Sur place, ce que j'ai vu est une extraction rapide de deux manifestants. (…) La violence était des deux côtés. " M. Mizerski ne s'estime, toutefois,
" pas apte " " à juger de la légitimité des actes commis par Benalla et le gendarme, ni à dire si ces actes étaient disproportionnés ". Ce qui le
" choque, c'est qu'il devait être simple observateur, et qu'il est parti comme ça, sans rien dire, au front. (…) Il a agi en électron libre ". Le major ajoute :
" Moi, j'aurais sans doute agi d'une autre manière. "Les médecins ont noté sur le jeune homme victime des violences
" des traces de coups sur la poitrine et une raideur cervicale " et lui ont prescrit six jours d'arrêt de travail.
Émeline Cazi, François Krug, et Simon Piel
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