Le 12 juillet 1918, mademoiselle Olga Khokhlova, danseuse russe, épouse monsieur Pablo Picasso, artiste peintre espagnol, dans la cathédrale orthodoxe de la rue Daru, à Paris. Messieurs Jean Cocteau, Guillaume Apollinaire et Max Jacob, poètes, sont les témoins. Comme de tradition, les jeunes mariés partent quelques jours plus tard en voyage de noces. La guerre réduisant considérablement les possibilités, ils se rendent à Biarritz, station chic. Ils y sont les invités d'Eugenia Errazuriz (1860-1951), l'une des filles du magnat bolivien de l'industrie minière Ildefonso Huici et l'épouse du peintre chilien Jose Tomas Errazuriz, lui-même héritier d'une fortune viticole. Eugenia et Jose Tomas vivent à Paris et à Londres, collectionneurs et mécènes.
Quand ils se séparent, elle s'établit à Biarritz où sa villa, La Mimoseraie, reçoit écrivains et peintres américains, britanniques et français. Dont Picasso donc, rencontré peu auparavant à Paris. Le couple séjourne à La Mimoseraie quelques semaines, le temps pour Picasso de dessiner des mythologies antiques, d'écrire quatre vers d'Apollinaire sur les murs d'une pièce de la villa et de peindre plusieurs natures mortes postcubistes ainsi qu'un Arlequin, et des baigneuses sur la plage dans sa nouvelle manière, pseudoclassique ; le temps également de préciser ses rapports avec son nouveau galeriste, Paul Rosenberg, qui se trouve lui aussi à Biarritz, comme par hasard, et de correspondre avec Apollinaire ou Cocteau.
Il fallait une exposition pour l'anniversaire de ce séjour. Elle ne s'inscrit pas dans l'ensemble pléthorique des manifestations réunies sous le titre légèrement racoleur " Picasso-Méditerranée ", ce qui est logique puisqu'elle se tient face à l'Atlantique. Elle n'en a pas moins obtenu du Musée Picasso le prêt du célèbre
Portrait de Madame Rosenberg et sa fille, des non moins célèbres
Baigneuses aux corps étirées et aux maillots de couleurs vives, de suites d'études à l'encre ou à l'aquarelle, de lettres et de cartes postales achetées par Picasso qui montraient la station balnéaire et la côte. Cet ensemble serait en soi une raison de se rendre au casino Bellevue, dont l'architecture vaut elle aussi la visite.
Portraits d'anciens combattantsMais il y en a une deuxième, car l'exposition, double, se nomme à juste titre " Biarritz, 1918 & 2018 ". A la partie Picasso répondent des œuvres d'artistes d'aujourd'hui, peintures, installations, photographies. Parmi eux, Annette Messager, Gloria Friedmann, Pascal Convert, Hervé Di Rosa ou Marc Desgrandchamps. Quels rapports avec Picasso ? C'est selon les artistes et les cas. Pour Convert, c'est simple : travaillant lui-même à Biarritz, il a réalisé depuis les années 1980 de nombreuses œuvres sur les villas aujourd'hui disparues, détruites par l'avancée de l'océan ou la spéculation – le sort de La Mimoseraie. Dans le verre ou dans le bleu des cyanotypes, il inscrivait les formes spectrales de ces architectures et de leurs décors : le " temps retrouvé "
de Proust, mais par la sculpture. Autre relation de nature en partie historique : les portraits photographiques d'anciens combattants de la première guerre mondiale fixés en noir et blanc par Eric Poitevin dans les années 1980, quand la mémoire de cette guerre n'était pas le sujet à la mode qu'elle est devenue depuis.
Mais, pour la plupart, les relations s'établissent entre leurs œuvres et celles de Picasso, l'une de ses manières de travailler ou l'un de ses sujets. Les
Chimères un peu vampires d'Annette Messager, les monstres hybrides de Gloria Friedmann et les corps torturés de Barthélémy Toguo sont ici pour la part inquiétante, cruelle et nocturne de Picasso, que les surréalistes avaient d'excellentes raisons de considérer comme l'un des leurs. Nina Childress manifeste avec le cubisme des accointances ironiques, de même que Daniel Buren, dont l'installation en donne une interprétation décorative. Par leur variété extrême de matériaux et de formes, les trois œuvres de Bertrand Lavier attirent justement l'attention du côté de la diversité stylistique raisonnée propre à Picasso, qui se révèle particulièrement à Biarritz en 1918, comme on le voit dans les dessins et les documents présentés ici.
Un dernier réseau de correspondances réunit ceux pour lesquels la représentation et la suggestion du corps en mouvement, qu'il soit nu ou vêtu, demeurent des enjeux essentiels au temps du cinéma et de la vidéo. C'est le cas des études de nu debout ou allongé de Poitevin. C'est aussi celui de la rencontre que l'exposition ménage entre les toiles et gouaches de Marc Desgrandchamps et les photographies de Denis Darzacq. Le diptyque d'une femme à l'arc du premier fait songer aux vers de Paul Valéry dans
Le Cimetière marin, à Zénon d'Elée le philosophe et à sa "
flèche ailée, qui vibre, vole, et qui ne vole pas ". Les deux grandes photos de la série
Act du second font surgir des bacchantes ou une vestale dans des rues ordinaires. Ce sont des danseuses de l'Opéra de Paris qui exécutent une figure ou un saut, parmi les passants ou devant une vitrine, apparitions suspendues, énigmes visuelles qui s'inscrivent dans la mémoire. Rapprocher de la sorte Picasso d'artistes qui ne lui doivent rien du point de vue de la forme mais se mesurent, chacun selon ce qu'il est, aux difficultés qu'il a affrontées, est la bonne façon de montrer que son œuvre est toujours en vie – meilleure que les commémorations respectueuses qui prolifèrent actuellement.
Philippe Dagen
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