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jeudi 15 novembre 2018

Les Crises.fr - La métaphysique de notre angoisse mondiale actuelle. Par Alastair Crooke - le 27.10.2018

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27.octobre.2018 // Les Crises


La métaphysique de notre angoisse mondiale actuelle. Par Alastair Crooke



James Jatras, un ancien diplomate américain, pose une question hautement pertinente dans son article Lenin Updated [Lénine Mis à Jour, NdT]. Premièrement, dit il, le Président Trump rencontre le Président Poutine et semble faire des progrès pour apaiser les tensions bilatérales. « Immédiatement, tout l’enfer se déchaîne : Trump est qualifié de traître. Le “projet de loi de sanctions infernales” [“sanctions bill from hell”, expression utilisée par le sénateur Lindsay Graham, NdT] est introduit au Sénat, et Trump est acculé à la défensive ».
Ensuite, note Jatras, le sénateur Rand Paul va voir Poutine à Moscou. Paul lui tend une lettre du Président américain proposant quelques pas modérés vers la détente. Puis Rand Paul rencontre, et invite des sénateurs russes à Washington, pour continuer le dialogue : « Immédiatement, tout l’enfer se déchaîne : Paul est qualifié de traître. Le Département d’État » déclare « les russes coupables d’usage d’armes chimiques illégales (au Royaume Uni)… et impose des sanctions. Trump est encore plus acculé à la défensive ».
Clairement, depuis le début, Trump a été « perçu par l’ordre néolibéral mondialiste comme un danger mortel pour le système qui les a enrichi », observe Jatras. La grande question que Jatras pose à la suite de ces événements, c’est comment une telle hystérie collective a pu se transformer en une telle hostilité viscérale, pour qu’une partie de la classe politique « anglo-américaine » soit prête à intensifier les hostilités vis à vis de la Russie, même au point de risquer un « conflit [nucléaire] catastrophique, inévitable ». Comment est-il possible que leur passion « pour sauver le mondialisme » soit tellement irrésistible qu’elle leur impose de mettre en péril l’humanité ? Jatras suggère que nous avons affaire dans ce cas à des impulsions psychiques extrêmement puissantes.
Jatras répond en évoquant le zeitgeist de Lénine, quand en 1915, il prit son tristement célèbre tournant vers la guerre civile en Russie. Une guerre contre « la Russie », en elle-même et pour elle-même, son histoire, sa culture, sa religion, et son héritage intellectuel et politique. Avec près de 10 millions de russes morts dans son sillage, Lénine dit « je crache sur la Russie. [Le massacre] n’est qu’une étape à traverser, sur notre chemin vers la révolution mondiale » [voir sa vision d’un communisme universel].
Le professeur John Gray, en écrivant son livre Black Mass, note que « le monde dans lequel nous nous trouvons… est jonché des débris laissés par les projets utopistes qui, bien qu’ils aient été encadrés dans des termes séculaires rejetant la vérité de la religion, étaient en fait chargés de mythologie religieuse ». Les révolutionnaires jacobins lancèrent la Terreur comme un châtiment violent pour réprimer l’élite, inspirés par l’humanisme des Lumières de Rousseau ; Les bolcheviks de Trotsky assassinèrent des millions de gens au nom d’une réforme de l’humanité par empirisme scientifique ; les nazis firent de même, au nom de la poursuite d’un « racisme scientifique (darwiniste) ».
Tous ces projets utopistes (et meurtriers) découlèrent effectivement d’un style de pensée mécanique, à voie unique, qui s’est développé en Europe au fil des siècles, et qui a assis, chez les penseurs de l’Europe de l’ouest, tout au moins, le sentiment inébranlable de leurs propres certitude et conviction.
Ces certitudes supposées, produit d’un empirisme, ancrées aujourd’hui au cœur de l’ego de l’homme, déclenchèrent précisément le retour de ces notions apocalyptiques des premiers judéo-chrétiens ; à savoir, que l’histoire, en quelque sorte, convergerait vers une transformation humaine et une « fin », sous forme d’un châtiment terrifiant pour les dépravés et d’un monde, radicalement nouveau et racheté, pour les élus. Mais aujourd’hui, ces notions apocalyptiques ne sont plus le fait de la main de Dieu, mais sont « orchestrées » par la main de l’ homme des Lumières.
La rédemption du monde, de son état de corruption, devait être amenée à travers les principes rationnels et scientifiques des Lumières. La paix s’ensuivrait, après la fin des temps.
Ces révolutionnaires millénaristes, partisans d’un nouveau scientisme, qui espéraient imposer une discontinuité terrible à l’histoire (discontinuité par laquelle les tares de la société humaine seraient retirées de son corps politique), n’étaient finalement rien de plus que les représentants séculiers du judaïsme apocalyptique et des mythes chrétiens.
Le « mythe » millénariste américain, jusqu’à aujourd’hui, prend racine dans la croyance fervente en une Destinée Manifeste des États-Unis, « la Nouvelle Jérusalem », pour représenter le meilleur espoir de l’humanité pour le futur. Cette croyance en une destinée spéciale s’est traduite par la conviction que les États-Unis doivent diriger, ou plus précisément, ont le devoir de contraindre l’humanité vers ce futur.
Cependant, certains pourraient faire valoir que l’humanisme « libéral » du début des Lumières, avec ses « bonnes intentions », n’a aucun rapport avec le jacobinisme ou le bolchevisme trotskiste. Mais en pratique, ils sont fondamentalement similaires : ils constituent des versions séculaires du progrès vers la rédemption utopique d’une humanité imparfaite. Un aspect a pour objectif de remettre l’humanité dans le droit chemin par la destruction révolutionnaire des parties irrécupérables de la société, et l’autre, ancre la rédemption de l’humanité dans un processus téléologique de « refonte » de son identité culturelle. Il cherche aussi à affaiblir le sentiment de lien par le « sang » et par le territoire (le lieu), dans le but de créer une table rase sur laquelle une nouvelle identité homogénéisée, non rationnelle, cosmopolite et qui sera à la fois pacifique et démocratique, peut être écrite.
Le but est une société mondiale, cosmopolite, débarrassée des religions, des cultures et communautés nationales, de l’appartenance à un sexe et des classes sociales. Les mécanismes de tolérance, qui furent autrefois considérés comme essentiels à la liberté, ont subi une métamorphose orwellienne pour émerger comme leurs antonymes : comme des instruments de répression. Tout dirigeant national qui se lève contre ce projet, toute culture nationale contraire ou fierté nationale affichée des réussites d’une nation, constitue manifestement un obstacle à ce royaume universel futur, et doit être détruit. En d’autres mots, les millénaristes d’aujourd’hui peuvent éviter la guillotine, mais ils sont clairement coercitifs, bien que d’une manière différente, à travers la « capture » progressive du fil de l’histoire et des institutions de l’État.
En bref, un espace mondial est requis, qui ne reconnaîtrait qu’une humanité internationale mondiale, un peu comme le voulaient les trotskistes.
Alors comment, précisément, la Russie et M. Poutine sont devenus les antithèses du projet utopiste, et les déclencheurs d’une telle peur et d’une telle hystérie parmi les élites mondialistes ?
Je suggère que cela survient d’une conscience, qui s’infiltre parmi les élites occidentales, que le monothéisme judéo-chrétien officiel, latin – qui donna à l’Europe occidentale son insistance sur la singularité du sens, son itinéraire linéaire – et son idéologie associée d’un millénarisme séculier, se retrouvent de plus en plus contestés et en déclin.
Henry Kissiger dit que l’erreur que l’Ouest (et l’OTAN) est en train de faire « est de penser qu’il y a une sorte d’évolution historique qui traverse l’Eurasie, et de ne pas comprendre que quelque part elle rencontrera quelque chose, très différente d’une entité Westphalienne (idée occidentale d’un état libéral, démocratique, et orienté par le marché) ». Il est temps d’abandonner les « vieilles prétentions », insiste Kissinger, car « nous sommes dans une période très très grave pour le monde ».
Indubitablement liés à cette aliénation des religions révélées et leur contrepartie séculaire utopiste, se trouve l’effondrement général des certitudes optimistes connectées à l’idée de « progrès » linéaire, à laquelle, nombreux sont ceux (particulièrement les jeunes) qui n’y croient plus du tout (en voyant les preuves que leur donne le monde autour d’eux).
Mais ce qui agace vraiment les mondialistes c’est la tendance contemporaine, manifestée plus particulièrement par la Russie, envers un pluralisme qui privilégie la culture, l’histoire, la religiosité et les liens du sang, de la terre et de la langue, et qui voit dans cette réappropriation des valeurs traditionnelles, la voie d’une re-souverainisation de certains peuples. La notion russe « eurasienne » est faite de différentes cultures, autonomes et souveraines, qui, au moins implicitement, constituent un rejet de la théologie latine de l’égalité, et de l’universalisme réducteur (accompli par la rédemption).
L’idée est plutôt d’un groupement de « nations », chacune remontant à sa culture et son identité primordiale – par exemple la Russie est russe selon « un mode culturel russe » qui lui est propre – et ne s’autorisant pas à être contrainte d’imiter l’impulsion occidentalisante. Ce qui rend possible un groupement plus large de nations eurasiennes c’est que les identités culturelles sont complexes et historiques : cela échappe à l’obsession qui prévaut de réduire toutes les nations à une singularité en valeur, et une singularité en « sens ». Le fondement pour la collaboration et le dialogue s’élargit donc, au delà du « soit l’un ou soit l’autre », aux différentes strates des identités complexes et de leurs intérêts.
Pourquoi cela devrait-il paraître si « diabolique » aux élites occidentales mondialistes ? Pourquoi une telle hystérie ? Et bien… ils sentent dans l’eurasianisme russe (et dans ce qu’ils appellent populisme, plus généralement), un retour furtif aux vieilles valeurs présocratiques : pour les Anciens, pour ne prendre qu’un exemple, la notion « d’homme » n’existaient pas. Il existait seulement des hommes : des grecs, des romains, des barbares, des syriens, etc. C’est une opposition évidente à « l’homme » cosmopolite, universel.
Une fois que l’empire romain se convertit au christianisme comme une forme dissidente et occidentale du judaïsme, ni l’Europe ni la chrétienté ne se conformèrent plus à leurs origines, ou d’une certaine manière à leur propres « natures ». Le monothéisme absolu, dans sa forme dualiste, était profondément étranger à l’esprit européen. La chrétienté latine essaya d’abord (sans beaucoup de succès) de réprimer les anciennes valeurs, avant de décider qu’il serait mieux d’essayer de les assimiler à la chrétienté. L’orthodoxie russe malgré tout réussit à maintenir son itinéraire, alors que l’église latine souffrit de multiples crises – les Lumières et la dissidence protestante se répandant à travers l’Europe occidentale ne furent pas des moindres.
En fait, les élites terrifiées ont raison : la disparition moderne de toutes normes externes, au delà de la conformité civique, qui pourraient guider l’individu dans sa vie et ses actions, et l’expulsion forcée des individus de toutes formes de structures (classes sociales, églises, famille, société et genre), a fait faire un retour en arrière à ce qui a toujours été latent, bien qu’à moitié oublié, d’une certaine manière inévitable.
Cela représente un retour vers quelque ancien « grenier » de valeurs, une religiosité silencieuse, un retour pour être de nouveau de ce monde et dans ce monde. Un grenier qui en fait est resté intact (bien qu’habillé de christianisme), avec ses mythes fondateurs, ses notions d’ordre cosmique (maat) tournoyant encore dans les plus profonds niveaux de l’inconscient collectif. Bien sur, « les Anciens » ne peuvent revenir ad integrum. Ce ne peut être une simple restauration de ce qui fut. Il faut amené cela comme « une jeunesse » qui reviendrait, l’éternel retour, émergeant de notre propre décomposition.
Henri Corbin, l’érudit de l’Islam, remarquant un panneau en Iran dans lequel les vases de différentes formes avaient été retirés du fond des panneaux de bois, suggéra que, comme ces vases dont les formes solides n’existent plus, d’une certaine manière l’espace qu’ils avaient autrefois occupé existe encore, ne serait-ce que sous la forme d’un vide, marqué par son contour. De même, les vieilles notions et valeurs ont aussi en quelque sorte laissé leurs contours. Et c’est, peut être, ce qui rend malade les élites mondialistes : il y a 500 ans, les Lumières écrasèrent le bref élan de l’Ancien Monde en Europe, connu comme la Renaissance. Maintenant, les rôles sont inversés, c’est le monde des élites d’aujourd’hui qui implose. Ce qui fut imaginé comme anéanti, au delà de toutes récupération, s’élève prudemment de nos ruines. La roue du temps continue de tourner impassiblement. Cela pourrait nous coûter cher, le mode de pensée linéaire, à sens unique, implanté en occident a une propension innée vers le totalitarisme. Nous verrons.
Comme avant, lorsque la vague des Lumières détruisit les anciennes croyances, charriant tout ce qui était delphique et insondable, pour les présenter au regard perçant du scepticisme radical – causant de terribles tensions psychiques (plus de 10 000 européens furent brûlés vifs lors de l’hystérie de la chasse aux sorcières) – nous avons, aujourd’hui, une vague « d’altérité » qui commence à émergé du plus profond de la psyché humaine, pour se briser sur les rochers de l’auto-certitude des Lumières, les tensions et l’hystérie suivant un chemin similaire.
Son « retour » rend les hommes et les femmes littéralement fous, fous au point de risquer une guerre catastrophique, plutôt que de renoncer au mythe de la Destinée Manifeste de l’Amérique, ou même de reconnaître les défauts de leur façon, radicalement disjointe, de considérer un monde qui devrait être amené à quelque convergence globale.
Source : Strategic Culture, Alastair Crooke, le 20 août 2018
Traduit par les lecteurs du site www.les-crises.fr. Traduction librement reproductible en intégralité, en citant la source.
Nous vous proposons cet article afin d'élargir votre champ de réflexion. Cela ne signifie pas forcément que nous approuvions la vision développée ici. Dans tous les cas, notre responsabilité s'arrête aux propos que nous reportons ici. [Lire plus]
DUGUESCLIN // 27.10.2018 à 08h49
De l’auteur:
“Le but est une société mondiale, cosmopolite, débarrassée des religions, des cultures et communautés nationales, de l’appartenance à un sexe et des classes sociales. Les mécanismes de tolérance, qui furent autrefois considérés comme essentiels à la liberté, ont subi une métamorphose orwellienne pour émerger comme leurs antonymes : comme des instruments de répression.”
Cela serait la fabrication d’un nouveau genre humain, dépourvu d’une partie de lui-même, de ce qui le constitue, sans culture, sans sexe, réduit à sa plus simple constitution, transformé, en une sorte de machine humaine utilisable telle une matière première.
Mais qui gouvernerait ce monde de robots zombifiés?
Une élite auto-proclamée?




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