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vendredi 30 novembre 2018

Sociologie de la terreur et de la haine en France - le 5.11.2018


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Sociologie de la terreur et de la haine en France
LE LIVRE
Nous ne savons pas ce qui s’est passé. De la vague d’attentats qui a frappé la France, on peut mesurer l’ampleur, la barbarie, l’impact psychologique, social et politique. Mais qui prétendra en connaître sa nature et ses causes ?
Face à cette ignorance, ou à cette incertitude, face, surtout, à l’angoisse qu’elle provoque, il est certes tentant de chercher à lui donner un sens, de ramener le chaos à l’ordre consolant de la vérité abstraite. Si l’on veut résumer la démarche de Marc Weitzmann dans Un temps pour haïr, vaste et passionnante enquête sociologique, politique, intellectuelle, intime, il suffit de dire que le romancier et journaliste y prend le parti inverse. Le parti du questionnement, du doute, d’une lucidité en quelque sorte impuissante. Il s’agit de montrer sans se mentir sur sa capacité de le comprendre.
Mais il y a tant de choses à raconter, qui ont été si peu ou si mal dites ; il y a tant à voir, dans tant de recoins mal éclairés, que ce tâtonnement même s’impose comme la seule tâche qui ne soit pas mensongère, et la plus urgente. « Le temps des réponses et de l’arrogance intellectuelle est passé », note Weitzmann au début de ce qu’il nomme un « récit subjectif ». Il ajoute : « L’auteur (…) n’est qu’un des personnages d’un mouvement qui nous emporte tous. »
Aussi ce livre porte-t-il – dans sa structure parfois hésitante ou dans certains relâchements de son style rapide, nerveux, comme débordé par sa propre énergie – la trace perturbatrice des événements, qui l’ont fait dévier. Marc Weitzmann, en mai 2014, propose au magazine américain en ligne Tablet une série de reportages. Deux ans après l’assassinat d’enfants juifs à l’école Ozar Hatorah de Toulouse par Mohamed Merah, les actes antisémites se sont multipliés. L’écrivain veut saisir l’ensemble de ces phénomènes, et tenter d’expliquer au public américain pourquoi ils se produisent en France plus qu’ailleurs.
Le résultat se révèle à ce point impressionnant que l’écrivain Philip Roth (1933-2018), dont il est très proche, lui suggère d’en tirer un livre. Weitzmann commence à l’écrire, en anglais, le 2 janvier 2015. Quelques jours plus tard, les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher le contraignent à s’interrompre. La déflagration est trop forte. Ses intuitions de départ trop férocement confirmées. Il doit tout reprendre de zéro. Il se lance dans une nouvelle version, plus ample, qui veut englober le plus d’aspects possible de la vague terroriste ; il l’écrit en français et en anglais.
Aux premiers reportages sur les actes antisémites et sur des familles de musulmans radicalisés s’ajoutent des rencontres avec des djihadistes repentis comme Farid Benyettou, qui fut le mentor des assassins de Charlie Hebdo, ou des documents comme la transcription d’écoutes téléphoniques sidérantes, entre confusion mentale et indifférence morale, de Hasna Aït Boulahcen, cousine d’Abdelhamid Abaaoud, le logisticien des attentats du 13 novembre 2015, morte avec lui dans leur planque de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).

La haine antijuive, sans cesse présente

Mais l’enquête se fait aussi historique. Elle passe par la création en 1865 du « statut personnel musulman » appliqué dans l’Algérie coloniale, et qui, censé permettre aux « indigènes » de préserver leurs spécificités, se révéla un facteur de discrimination si puissant que ses effets se feront sentir bien après la fin de la colonisation. Elle se prolonge dans une analyse de l’aveuglement dont a souvent fait l’objet la pénétration de l’islamisme radical en France durant la « décennie noire » de la guerre civile algérienne (1991-2002).
Ce déni, ce refus si fréquent de voir que quelque chose d’inédit est en train de survenir est d’ailleurs un des motifs centraux du livre. On le retrouve à chaque étape. Sur Mohamed Merah, présenté comme un « loup solitaire » alors que son implication dans le terrorisme international est établie. Sur les liens entre islamisme et extrême droite, notamment à travers les réseaux du géopolitologue russe Alexandre Douguine, proche du polémiste antisémite Alain Soral et conseiller officieux de Vladimir Poutine pour le Moyen-Orient. Douguine qui, dès les années 1990, a théorisé une union de la Russie et du monde musulman (en Iran comme en Syrie) pour lutter contre « l’ennemi commun » : les « régimes démocratiques occidentaux ».
Or, comme l’a révélé la succession, en 2014, de la manifestation d’extrême droite « Jour de colère » – où l’on entendit « Juif ! la France n’est pas à toi ! » – et de l’attaque de synagogues pendant des manifestations de soutien à Gaza, l’antisémitisme crée une sorte de lien naturel entre ces extrémismes, un continuum des passions mortifères qui permet des rapprochements jusque-là invraisemblables.
On retrouve, au bout de ce voyage dans les bas-fonds psychiques du pays, ce qui en était le sujet initial : la haine antijuive, sans cesse présente, sous une forme ou une autre, dans « la grande vague de terreur » – Ozar Hatorah, Hyper Cacher, le Bataclan même, ciblé parce que les propriétaires étaient censés être juifs… Weitzmann, fidèle à son refus de toute rationalisation abusive, ne tire pas de leçon de cette centralité. Il en établit l’évidence. Il montre qu’elle attise toutes les haines qu’il a traversées comme on traverse une maison en flammes : à toute vitesse, dans l’urgence, mais aussi dans le désarroi, la mélancolie de comprendre que le temps de haïr revient toujours.
Nous ne savons pas ce qui s’est passé ; nous ne savons pas ce qui se passe. Un tel livre peut au moins nous apprendre, et avec quelle force, à regarder la situation en face.
Un temps pour haïr
de Marc Weitzmann, Grasset, 512 p., 22 €.

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