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dimanche 23 septembre 2018

Aufstehen prend modèle sur La France insoumise


23 septembre 2018

Aufstehen prend modèle sur La France insoumise

Le mouvement fondé en Allemagne par Sahra Wagenknecht partage avec celui de Jean-Luc Mélenchon un même populisme eurosceptique, explique le professeur de science politique Eckhard Jesse

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Le 4  septembre, Sahra Wagenknecht – vice-présidente du parti Die Linke (" la gauche ") – a annoncé officiellement, après y avoir travaillé des mois durant, la fondation d'un nouveau mouvement, Aufstehen (" Debout "). Pour cela, elle n'a pas seulement reçu le soutien de personnalités issues de ses rangs : son initiative a été appuyée par des personnalités du SPD (le Parti social-démocrate allemand) et des Verts – même si on ne compte pas parmi elles de figures de premier plan. Plus de 150 000  personnes ont très vite signé l'appel à fondation d'Aufstehen.
Epaulée par Oskar Lafontaine, son époux, qui, avant de prendre la direction de Die Linke (de 2007 à 2010), avait présidé le SPD (de 1995 à 1999), Sahra Wagenknecht – qui est née en  1969 en RDA et avait adhéré en 1989 au SED, le Parti socialiste unifié d'Allemagne – entend fédérer différents camps de la gauche qui, jusqu'ici, ne sont pas parvenus à s'accorder. Son objectif avoué est de faire souffler un air nouveau, de regagner la confiance de ceux qui ne croient plus en la politique, mais aussi d'exercer une influence à la droite de l'échiquier politique.
Cet appel à fondation, intitulé " Ensemble pour un pays juste et pacifique ", débute ainsi : " Les dés sont pipés. Dans notre pays, en Europe et au-delà. Le profit l'emporte sur l'intérêt général, la force sur le droit des peuples, l'argent sur la démocratie, la surconsommation sur une économie soucieuse de l'environnement. Là où ne comptent que les valeurs cotées en Bourse, l'humanité est laissée sur le bas-côté. Nous nous opposons à cela : nous lutterons pour la justice et la cohésion sociale, pour la paix et le désarmement, pour la préservation de notre environnement naturel. " Cet appel à fondation n'est pas présenté comme un programme politique parachevé. Celui-ci reste en effet à concevoir avec ceux qui se sont ralliés à cet appel.
Voici ce qu'il est déjà permis de dire : ce mouvement est décidé à combattre le néolibéralisme et ses privatisations ; il défend une justice sociale garantie par un Etat social fort, une authentique -sécurité sociale, une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis ainsi qu'une Europe unie composée de démocraties souveraines. Et voici ce qui ne peut manquer de frapper l'observateur : si ce mouvement est de gauche sur le plan socio-économique, il ne l'est pas sur le plan socioculturel. Il ne prône pas le cosmopolitisme. A l'évidence, il n'est en rien libertaire. Sa fibre serait plutôt nationale. Enfin, il n'a pas été initié par " la base " mais " d'en haut ".
La guerre aux élitesDeux paradoxes attirent l'attention : d'une part, ce mouvement doit sa -création à une personnalité se situant " à la gauche de la gauche " et qui a fustigé la social-démocratie ; d'autre part, Sahra Wagenknecht n'a jamais fait part du moindre désir sérieux de voir Die Linke former une coalition avec le SPD et les Verts, bien au contraire. Ces -paradoxes s'expliquent peut-être par son objectif actuel : se poser au-dessus des logiques partisanes afin de rallier bien plus d'électeurs que dans le seul -cadre de Die Linke.
Ce mouvement semble prendre modèle sur d'autres à l'étranger. Il noue des liens avec La  France insoumise de Jean-Luc Mélenchon qui, en avril  2017, était parvenue, au premier tour de l'élection présidentielle française, à emporter, de façon surprenante, 19,6 % des voix. Et on ne peut que penser ici aussi aux dernières élections législatives britanniques de juin  2017 et à la campagne éclair de Jeremy Corbyn, le dirigeant du Parti travailliste, qui n'avait alors été battu que de justesse par la conservatrice -Theresa May. Le score important de La France insoumise s'expliquait sans aucun doute par la nouveauté du mouvement ; quant à celui de Corbyn, il fut à coup sûr redevable de la nouvelle orientation que celui-ci venait de faire prendre à son parti – clairement socialiste et s'assumant comme telle.
Au début de cette année, Mme  Wagenknecht a invité Jean-Luc Mélenchon à parler devant ses troupes. C'est que les points communs entre les deux mouvements relèvent de l'évidence. Leur populisme eurosceptique est, dans les deux cas, à l'origine d'une forte polarisation. Et, dans le même temps, ils n'attirent pas seulement des électeurs qui leur sont acquis d'avance. Enfin, Mélenchon a quitté le Parti socialiste, comme Lafontaine le SPD. Et tous deux ont déclaré la guerre aux élites politiques et économiques.
Ces dernières années, le système des partis allemand s'est fondamentalement transformé. Les deux grandes formations politiques – la CDU/CSU et le SPD – ont perdu de nombreuses voix. Aux législatives de 2017, elles ne représentaient plus que 53,4  % de l'électorat – un score qui n'avait jamais été aussi faible. Dans de nombreuses élections régionales, les deux partis n'atteignent plus la majorité absolue. Et un tel -constat ne vaut pas seulement pour l'Est du pays, qui se distingue par l'extrême volatilité de son électorat : il vaut désormais tout autant pour l'Ouest.
Le grand bénéficiaire de cette évolution est l'Alternative für Deutschland (AfD), la formation populiste de droite. Lors des dernières législatives, l'AfD a obtenu 12,6  % des suffrages. Et l'attrait qu'elle exerce ne cesse d'augmenter. La fondation d'Aufstehen est aussi une réaction à cette montée en puissance de l'AfD, qui n'hésite pas à faire de l'œil à l'électorat de gauche. Il est bien clair qu'une partie des couches populaires conçoit une vive inquiétude devant des flux migratoires continus. Et le succès de l'AfD est moins redevable à ses propres forces qu'aux faiblesses de la concurrence. La " culture de l'accueil " d'Angela Merkel ne rencontre guère d'opposition de la part des forces politiques établies.
Il est impossible de savoir pour l'instant si le mouvement lancé par Sahra Wagenknecht et Oskar Lafontaine se montrera ou non capable de rassembler. Deux scénarios favorables le disputent à deux autres qui le sont beaucoup moins. Les deux favorables : si Aufstehen -parvenait à fédérer les trois partis de gauche, ceux-ci pourraient prétendre à certaines conditions au pouvoir, selon la formule " Marcher séparément, frapper ensemble ". Mais peut-être Mme  Wagenknecht a-t-elle en tête de tout autres ambitions, jusqu'à présent soigneusement tues : liquider, au moyen de son mouvement, le système établi des partis.
Quant aux scénarios défavorables, ce mouvement, qui n'est pas exempt de traits populistes ni d'un ressentiment antidémocratique, et qui se heurte à une certaine suspicion du personnel politique de gauche, pourrait buter sur la force d'inertie de trois partis n'ayant pas forcément intérêt à trouver un terrain d'entente. L'Alliance  90/Les  Verts, par exemple, s'adresse à un électorat bourgeois de sensibilité postmatérialiste ; Die Linke, en revanche, rencontre un franc succès auprès d'une partie de la population fragilisée sur le plan économique. Le second scénario défavorable concerne Sahra Wagenknecht elle-même : son propre parti s'agace fortement de ses bien peu claires intentions, ce qui pourrait provoquer sa chute.
Un système bien établiQuel scénario semble le plus vraisemblable ? Dans la mesure où ce système partisan montre encore une stabilité certaine en dépit de ses difficultés à convaincre l'électorat de s'identifier à lui, et où le SPD comme les Verts gardent pour l'essentiel leur distance vis-à-vis d'Auf-stehen, on voit mal pour l'instant comment cette initiative pourrait réussir. Ce mouvement ne bouleversera probablement pas le système établi. Toutefois, ce serait faire erreur que de croire que son échec signerait celui de Mme  Wagenknecht. Cette politicienne charismatique et à la rhétorique parfaitement huilée demeurera sans doute, au regard des soutiens dont elle dispose, une figure de proue de la gauche.
Etant donné que la République fédérale d'Allemagne, fondée il y a désormais presque soixante-dix ans, jouit d'une liberté et d'une prospérité durement acquises, la structure même du paysage politique ne saurait être remise en cause sans d'excellentes raisons. La dynamique enclenchée par un tel mouvement, que celui-ci ne saurait maîtriser, n'est en rien souhaitable. Toutefois, l'Allemagne a besoin de se confronter de façon franche et directe, dans le cadre d'une culture du débat ouvert, aux questions qui préoccupent les citoyens – par exemple, les problèmes liés aux flux migratoires. Ce n'est qu'à cette condition que les partis modérés parviendront à repousser des formations dangereuses comme l'AfD.
Eckhard Jesse
© Le Monde

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