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dimanche 29 juillet 2018

Quand la fraude aux travailleurs illégaux gagne les champs


27 juillet 2018

Quand la fraude aux travailleurs illégaux gagne les champs

Dans l'Ain, après trois ans d'enquête, un réseau de travail dissimulé a été mis au jour

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De leur propre aveu, les enquêteurs ne s'attendaient pas à " ramasser " autant d'argent. Des liasses de billets rouges, bleus, orange ou verts, cachés dans des endroits insolites, dont une boîte à chaussures. Dans une penderie, plus de 100 000  euros. Ce 18  juin, les perquisitions réalisées dans trois exploitations maraîchères au nord-est de Lyon, à cheval sur les départements de l'Ain et du Rhône, se révèlent fructueuses. Environ 350 000  euros sont saisis.
Les entreprises agricoles visées, en bordure de l'autoroute A46, d'où l'on distingue les champs et les serres à l'enfilade, n'ont pas été choisies au hasard. Voilà près de trois ans que les gendarmes de l'Ain, aidés par d'autres services d'enquête, les avaient dans le collimateur, après qu'un " renseignement " leur eut été fourni. Dans leur viseur, des soupçons de travail dissimulé, étayés au fil des investigations. Cette opération, qui a mobilisé 90 gendarmes, mais aussi, entre autres, des fonctionnaires de la Mutualité sociale agricole, de l'Office central de lutte contre le travail illégal ou du groupe d'intervention régional de Lyon, ne s'est d'ailleurs pas limitée aux seuls maraîchers.
Le même jour, plus au sud, dans la banlieue de Valence, les locaux d'une agence d'intérim franco-polonaise promettant un " service de qualité au prix du discount "sont également visités. A la clé, 25 000  euros en cash saisis. Mais aussi des centaines de documents, dont des fiches de paie et des livres de comptes. Après avoir été analysés, ils viendront épaissir un dossier déjà bien fourni qui illustre la tentation, pour certains patrons peu scrupuleux en demande de main-d'œuvre, de recourir aux travailleurs étrangers sous-payés, hors du champ de la loi. En France, la fraude au détachement et les activités dissimulées figurent parmi les cas les plus fréquents de travail illégal.
" Tout était suspect "Dans le cadre des perquisitions, dix personnes, dont les gérants des structures maraîchères, ont été interpellées. Dès le 19  juin, le gérant de l'agence d'intérim a été présenté à un juge d'instruction de Bourg-en-Bresse, puis mis en examen pour " travail illégal par dissimulation d'activité et de salariés ", " marchandage et prêt illicite de main-d'œuvre " et blanchiment de ces infractions.
L'histoire prend racine en septembre  2015, lors d'une opération de contrôle dans une exploitation maraîchère à Miribel, une commune de l'Ain proche de Lyon. Les gendarmes ont appris qu'un nombre important de Polonais y travaillent. Légalement ? Une visite sur place est nécessaire pour effectuer les vérifications. " Il s'agissait d'une entreprise reconnue, qui a pignon sur rue. Nous n'étions pas chez le petit paysan ", décrit l'adjudant Cédric Bonaldi, enquêteur au groupement de gendarmerie de l'Ain.
Rapidement, les enquêteurs ont des doutes sur les conditions de rémunération de ces petites mains, employées pour effectuer un travail physique et peu rémunéré. Il y a ce gérant, " pas très coopératif ", qui rechigne à fournir les documents attestant de leur situation de travailleurs détachés. Des salariés qui bouclent des semaines à cinquante ou soixante heures, payés environ 5 euros de l'heure. Et une mystérieuse agence d'intérim. " On a tiré la pelote, et on s'est aperçu que tout était suspect ", se souvient Cédric Bonaldi, chargé des questions de délinquance financière.
Les Polonais embauchés sont arrivés par une société, Pol Service, qui a ses locaux dans la Drôme, mais son siège en Pologne. Le profil du gérant de cette entreprise, officiellement installée à Lodz, nourrit les soupçons. Stefan Kolanus a déjà été condamné en  2007, puis en avril  2009, par la cour d'appel de Valence, dans une affaire de travail illégal.
Intrigués, les enquêteurs multiplient les " coups de sonde ". -Environ 200 comptes bancaires des différentes sociétés sont épluchés. Les irrégularités s'accumulent. Pol Service s'avère être une coquille vide. Elle n'a pas d'activité réelle en Pologne, où aucune cotisation sociale concernant les travailleurs employés en France n'est versée." Dans ce système, tout le monde est content et y trouve son compte, résume le lieutenant-colonel Cyril Malige, à Bourg-en-Bresse. Monsieur Kolanus gagne de l'argent, les maraîchers en dépensent moins, et même les victimes, les travailleurs, gagnent plus que ce qu'ils -toucheraient en Pologne. " Une -information judiciaire est ouverte en juin  2017.
A la frontière entre Ain et Rhône, les affaires allaient bon train entre trois structures maraîchères voisines, dont celle de Miribel, et la société d'intérim. De 2010 à 2016, 516 Polonais sont venus travailler pour ces maraîchers, par le biais de l'agence. Les profils des salariés sont variés, de l'étudiant qui vient pour l'été, à ceux qui travaillent en France huit à neuf mois dans l'année. Nombre d'entre eux étaient hébergés dans des mobil-homes contre un loyer versé à leurs employeurs oscillant entre 300 et 600 euros. Un système illégal, loin d'une improvisation ponctuelle liée à une pénurie de main-d'œuvre.
" Nous avons évalué le préjudice, pour l'Etat français, à environ 2,5  millions d'euros ", précise Cyril Malige. L'enveloppe globale comprend le manque à gagner salarial, auquel il faut ajouter une perte sociale, due aux cotisations manquantes, ainsi qu'un préjudice fiscal. Selon les calculs des enquêteurs, l'agence d'intérim a réalisé 8  millions d'euros de chiffres d'affaires en seulement quatre ans, de début 2012 à la fin 2015. L'immense majorité de cet argent, rapatrié par le biais des comptes bancaires, a été retiré depuis longtemps en Pologne.
Entre le contrôle de 2015 et les perquisitions du 18  juin, la coquille vide en Pologne a été fermée. En octobre  2016, une entreprise, Pol-terim, a été enregistrée en France, par le même Stefan Kolanus, qui essaye désormais de diversifier ses clients et de ne plus se limiter aux trois maraîchers de l'Est lyonnais. Cette " relocalisation " apparaît comme un phénomène classique aux yeux des enquêteurs, qui soupçonnent désormais qu'elle n'ait que l'apparence de la légalité.
De fait, certaines entreprises qui s'installent en France restent dans une logique de fraude, en sous-déclarant leur nombre de salariés ou les heures qu'ils effectuent réellement. En attendant de vérifier si Stefan Kolanus respecte les règles, les Polonais employés semblent mieux payés, un peu plus de 7  euros de l'heure. Le voyage en bus depuis la Pologne, autrefois assumé par l'agence, est désormais à la charge des travailleurs.
" Au travers de cette affaire, nous voyons l'ampleur de la fraude, car ce qui se fait ici se fait partout ", estime Cyril Malige. En France, l'Office central de lutte contre le travail illégal traite régulièrement ce type d'affaires. Les secteurs du bâtiment, du transport et de l'agriculture, qui peinent parfois à trouver une main-d'œuvre robuste mais peu rémunérée, sont les plus concernés par ce type de dérives.
Dans l'Ain, les employeurs peu scrupuleux des plaines maraîchères ne sont d'ailleurs pas les seuls à mobiliser l'attention des gendarmes. A l'autre bout du département, dans les montagnes du Haut-Bugey, c'est cette fois le recours à des Slovaques, pour des activités de bûcheronnage, qui les a récemment intrigués. " On est repartis pour un tour ", glisse un enquêteur, alors que le travail de vérifications, comme souvent dans ce type d'affaires, s'annonce long.
Yann Bouchez

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